Déclaration de M. François Léotard, ministre de la défense, sur l'enseignement scientifique de l'Ecole Polytechnique, le développement des technologies de défense et la coopération européenne en matière de recherche de défense, Palaiseau le 18 mai 1994.

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Circonstance : Entretiens "Science et défense" à l'Ecole Polytechnique le 18 mai 1994

Texte intégral

Monsieur le Ministre,
Amiral,
Messieurs les officiers généraux,
Mesdames et Messieurs,

Je suis très heureux que ces Entretiens Science et Défense 1994 trouvent leur place, leur signification et leur rayonnement dans le cadre du bicentenaire de l'École Polytechnique. Vous connaissez la devise qui se fixe ici des objectifs élevés « pour la patrie, les sciences et la gloire ». Ce pourrait être, aussi, la devise qui nous réunit aujourd'hui, si l'on veut bien entendre le mot gloire dans le sens d'une certaine fierté face à ce que vous faites, face à ce que vous êtes.

Les liens entre la science et la défense, ce sont ceux qu'ont illustré, avant vous, vos grands « antiques » comme l'on dit chez vous : DUPUY de LOME quand il construit la première frégate cuirassée ; les officiers – ingénieurs de la conquête coloniale ; les ingénieurs de l'aventure industrielle et nucléaire française.

Science et Défense : ces entretiens, désormais très ouverts sur l'Europe, me donnent l'occasion de parler de moyens essentiels pour la constitution de l'Europe de Défense : la formation, la recherche et la technologie, la coopération internationale.

Auparavant je voudrais remercier les personnalités européennes de premier plan qui ont bien voulu enrichir le débat sur l'Europe par leur témoignage et leur contribution.

Je tiens aussi à remercier les conférenciers européens, – ce ne sont pas vraiment des étrangers - au nombre proche d'une vingtaine, qui sont intervenus dans les séances thématiques. Bien entendu, je remercie aussi tous les intervenants français comme les membres du comité d'organisation de ces Entretiens Science et Défense qui œuvrent depuis plus d'un an pour la réussite de cette manifestation.

Nous sommes à l'École Polytechnique ; comment ne pas évoquer son avenir ? Son conseil d'administration, présidé par Monsieur Pierre FAURRE, membre de l'Institut, a proposé en 1993 un projet ambitieux qui part du constat de la mondialisation des échanges et de la nécessité d'avoir des hommes rompus aux réalités internationales. J'ai approuvé ce projet, sans réserve.

Il a défini deux grandes orientations. Je les cite.

« Consolider le cycle polytechnicien par une ouverture principalement internationale, un effort sur la motivation des élèves et la recherche d'une meilleure cohérence du cursus complet de formation ».

« S'appliquer à faire davantage de l'École Polytechnique un foyer de rayonnement scientifique et éducatif sur le plan mondial ».

Ces deux orientations se traduisent par quatre axes d'action. C'est une ouverture du recrutement à des élèves français ou étrangers par des voies différentes ; c'est un développement de l'autonomie des élèves favorisant l'élaboration de leur projet professionnel ; c'est une implication plus forte dans la formation aval ; c'est une reconnaissance accrue du potentiel de recherche et de formation par la recherche.

Une proposition de loi, permettant de donner à l'École les moyens juridiques de mettre en œuvre ce schéma directeur, a été rédigée par Monsieur Auberger auquel se sont associés d'autres députés polytechniciens. J'ai soutenu cette initiative, et souhaité que cette proposition fût inscrite rapidement à l'ordre du jour de l'Assemblée. Elle a été votée en première lecture. Je m'en réjouis, car elle marque, à l'occasion du bicentenaire, le fait que le Parlement et le Gouvernement, la nation toute entière, soutiennent l'École et ses projets d'avenir.

Je crois le moment bien choisi pour vous faire part de quelques réflexions liées au devenir de l'École polytechnique.

Au-delà des travaux de modernisation dont j'ai décidé la réalisation, l'enseignement de l'École polytechnique doit être complété par la présence, sur le site, d'une école d'ingénieurs à l'image de nombreuses universités étrangères. C'est dans cet esprit que j'ai décidé le transfert de l'École Nationale Supérieure des Techniques Appliquées à Palaiseau. Ainsi, seront favorisés échanges et rapprochements avec nos partenaires.

Le pôle scientifique de Palaiseau doit jouer un rôle important pour le transfert de technologies vers les industries. Ce rôle est dévolu au Centre d'Échanges Scientifiques et Techniques et à la société d'études X-Pôle. Au-delà de ces décisions concrètes, l'aménagement général du site de l'École sera conçu pour permettre d'accueillir, ultérieurement et en cas de besoin, d'autres écoles ou centres de recherche.

Les laboratoires de l'École Polytechnique, aujourd'hui au nombre de vingt-cinq, doivent voir leur rôle amplifié. Généralement associés au CNRS et à quelques autres grands organismes de recherche, ils font partie du réseau des centres de compétence en recherche et technologie pour la Défense. Ils doivent être davantage associés aux préoccupations de la Défense, tout en conservant bien entendu leur vocation générale en recherche fondamentale.

Je constate, d'ailleurs, que deux des quatre thèmes retenus pour ces journées ont fortement associé plusieurs laboratoires de l'École Polytechnique. Ce sont les thèmes « Les hauts flux de données »et « Aux frontières de l'interaction matière-rayonnement ».

La DGA étudie actuellement en coopération étroite avec le CNRS et le CEA, la mise en place, sur le plateau de Palaiseau, d'un centre franco-allemand de recherche et de transfert de technologies concernant les lasers de puissance. Il associera l'Institut de la Soudure et des Industriels intéressés par ces applications.

Je souscris pleinement à ce projet, qui doit permettre, à la fois, le rassemblement des capacités de recherche sur les lasers de puissance autour des laboratoires de l'X, le soutient des industriels dans ce domaine, le progrès de la coopération européenne.

Ainsi, le plateau de Palaiseau est destiné à devenir un grand pôle de la formation supérieure, pour la recherche scientifique et pour les transferts de technologie vers l'industrie.

Je voudrais, à présent, insister sur les technologies de défense, sur l'effort nécessaire pour bien définir les compétences à développer, à conserver, à partager, sur les priorités technologiques, sur l'identification des centres de compétence et des centres d'excellence en Europe.

Quels doivent être, dans ces domaines, les principes directeurs de notre action ?

J'en verrai trois : la maîtrise des hautes technologies, la rationalisation de nos centres de compétence, le meilleur emploi de la dualité des technologies et des produits.

Il faut, d'abord, souligner que la Défense de notre pays a un besoin impérieux de maîtriser les hautes technologies. J'évoquerai celles qui sont mal maîtrisées pour les applications civiles, ou mal maîtrisées par l'adversaire potentiel.

Les hautes technologies de défense constituent une assurance, qu'il faut payer pour garantir notre sécurité. L'effort de recherche de défense est donc indispensable : il s'inscrit dans la durée, la loi de programmation militaire permettra de garantir, d'ici la fin du siècle, la permanence de cet effort. Mais nos capacités financières sont, bien entendu, contraintes. Il importe de faire des choix. Le Livre blanc nous y invite.

Un groupe de travail du Commissariat au Plan a livré ses réflexions sur les technologies critiques pour les industries de Défense ; la DGA, pour sa part, conduit à ma demande une réflexion en profondeur sur l'ensemble des domaine des compétences en recherche et technologie. Notre objectif est clair : j'attends de la DGA qu'elle me fournisse, d'ici à la fin de cette année, les outils d'analyse nécessaires pour engager résolument une politique de choix technologiques.

En premier lieu, nous devrons déterminer les technologies essentielles pour la Défense, avec un classement par ordre de priorité, en attachant bien entendu une importance particulière à celles qui sont stratégiques pour la maîtrise de nos capacités opérationnelles.

Ensuite, il nous faudra identifier les compétences qui constituent des atouts pour nos organismes de recherche, pour nos industries de défense, et qui doivent donc être préservées, surtout si elles font appel aux capacités inventives et à fortes valeurs ajoutées.

Nous n'échapperons pas à une rationalisation de nos centres de compétence en recherche et technologie qui travaillent pour la Défense : centre de la Défense ou sous tutelle, organismes civils de recherche, centres de recherche dans l'industrie. Des rapprochements, par accord de partenariat ou par fusions, peuvent être nécessaires : pour atteindre une taille critique, pour accroître l'efficacité aux plans technique et économique, pour devenir des centres d'excellence.

Ces centres, il faudra les mailler en réseaux, par grands domaines, de façon à obtenir une concertation entre les États-majors, la Délégation Générale pour l'armement, les centres de recherche fondamentale, les centres de recherche appliquée et l'industrie. Il s'agit de tirer le meilleur parti de la science, de la technologie, de la compétitivité pour répondre aux besoins de nos forces.

Enfin, nous devrons recherche le meilleur emploi de la dualité des technologies et des produits. La Défense apporte au civil son innovation sur les produits, par les performances qu'elle est amenée à rechercher ; le civil apporte au militaire son innovation sur les procédés, de façon à réduire en permanence les coûts. Un des moyens possibles consiste à privilégier les centre de recherche ayant des activités duales, de façon à pouvoir tirer le bénéfice maximal du tronc commun entre les domaines civil et militaire.

L'industrie bénéficie des deux tiers du financement des études amont. Ceci me paraît sain. Certes, ce financement va, aujourd'hui et surtout, vers la dizaine des grandes entreprises d'armement. Il me parait également essentiel comme détentrices de technologies extrêmement importantes pour notre Défense. C'est la raison pour laquelle j'ai accru, dès cette année, la part dont elles pourront bénéficier, dans les études amont.

Cette évolution de la politique technologique aura des conséquences importantes quant à l'organisation de l'industrie et aux relations entre l'État et l'Industrie. Elle pose, de ce fait, la question de l'Europe de la recherche en thèmes véritablement industriels. Nous sommes là au cœur de l'avenir de la défense européenne.

J'aborde maintenant, en continuité avec ce que je viens d'indiquer, la coopération européenne en matière de recherche de défense. Il me parait indispensable de rassembler nos efforts dans un but de meilleure efficacité scientifique, technique et économique.

Un élément important de progrès est de bien connaître nos axes de recherche et technologie et de mettre en valeur nos points de convergence. Par exemple, en échangeant nos propres programmes de recherche. Ceci se fait, depuis peu, entre la France et l'Allemagne et entre la France et la Grande-Bretagne. Il faut poursuivre dans cette voie.

Les réseaux que j'évoquais doivent aussi s'organiser au plan européen, pour rassembler davantage les chercheurs travaillant dans les organismes de recherche et dans l'industrie. Ces Entretiens Science et Défense constituent une amorce dans ce sens. Il faut aller encore plus loin.

Les restructurations doivent favoriser les coopérations, voire les fusions, entre organismes de recherche et entre industries. Le lancement de programmes de recherche de défense, à grande échelle, peut être un bon moyen pour susciter ces alliances au plan européen.

L'identification des centres d'excellence en Europe est un exercice difficile : il faudra trouver un juste compromis entre le maintien de la souveraineté nationale, l'intérêt de l'Europe, et une restructuration des industries d'armement et des organismes de recherche, au plan européen.

C'est sur ce point que je veux vous livrer mes réflexions, en guise de conclusion.

La coopération existe. Elle est franco-allemande, avec le projet de création d'une agence franco-allemande. Elle doit servir de modèle, pour une extension européenne prévue en toutes lettres dans le dispositif de Maastricht ratifié par la France. D'autres coopérations bilatérales se développent, notamment avec les États-Unis et le Canada.

Quant à la coopération à l'échelle européenne, je voudrais évoquer, brièvement, le programme EUCLID. Il s'agit d'un programme extrêmement ambitieux puisqu'il associe treize pays européens à la recherche de défense. Il a fait l'objet d'un accord-cadre signé fin 1990 ; il a fallu, ensuite, mettre en œuvre un mécanisme qui, de par sa finalité même, est assez lourd.

Certes, l'objectif de 120 millions d'écus par an, fixé par les Ministres de la Défense pour la phase initiale, n'est aujourd'hui atteint que pour la moitié de ce montant. Je n'ignore pas les critiques qui sont formulées. Je crois pouvoir dire, si vous me permettez une comparaison, qu'EUCLID vit son adolescence, avec ses crises de jeunes. Nous avons, ensemble, la responsabilité de le faire progresser ce programme, pour qu'il passe à l'âge adulte, qu'il fournisse les fruits que nous attendons de lui, qu'il utilise tous les moyens possibles pour assouplir la procédure.

La création d'une cellule recherche du Groupe Armement de l'Europe Occidentale (GAEO) au sein de l'UEO, à un horizon aussi proche que possible, devrait être un moyen pour résoudre ces difficultés. En attendant que cette cellule soit rattachée à l'Agence Européenne de l'Armement, au plus tôt, quand celle-ci aura vu le jour.

Il nous appartient, aux pouvoirs publics comme aux industriels, de faire preuve d'imagination. Le symposium européen. Le symposium européen sur la coopération en matière de recherche et de technologie de défense organisé aux Pays-Bas, à La Haye, les 2 et 3 novembre prochains, réunira des officiers, des chercheurs, des industriels et des journalistes scientifiques. Il devrait permettre d'exposer les travaux réalisés et en cours ; de susciter les améliorations ; d'imaginer les formules nouvelles.

Il s'agit de construire un solide pilier européen pour la recherche et la technologie de défense ; les efforts pour y parvenir sont importants, mais cette ambition justifie que nous lui consacrions les moyens nécessaires pour réussir.

Mesdames et Messieurs, je ne voudrais pas conclure sans évoquer de nouveau l'École, qui nous accueille, et qui nous réunit aujourd'hui.

L'École polytechnique a deux cents ans. Symbole de l'excellence, avec l'École normale supérieure qui fête, elle aussi, son bicentenaire, elle occupe une place inégalée dans nos institutions d'enseignement supérieur.

La modernité des idées qui ont présidé à sa création, la mise à contribution des meilleurs talents scientifiques, l'éducation par l'intelligence et par le respect du passé ont permis, avec d'autres, de bâtir une nation moderne.

Surtout, l'École et la Défense ont tiré bénéfice de leurs destins associés : dévouement identique aux causes nationales, esprit de désintéressement, volonté constante de rechercher la qualité, attachement au rayonnement international de la recherche française. Axe d'enseignement, axe de recherche, axe d'échanges, l' « X » doit demeurer fidèle à elle-même et fidèle à la Défense.

L'École polytechnique appartient à cette part très précieuse de notre patrimoine intellectuel. Ces entretiens Sciences et Défense montrent, que ce patrimoine vit, change et demeure en même temps. Pour l'École, cela signifie trois valeurs, dont je suis certain qu'elle leur sera fidèle : l'élitisme républicain, la rationalité scientifique, l'intelligence créatrice. Je crois que c'est cela aussi, qui nous réunit aujourd'hui et dont, au nom du Gouvernement, je vous remercie.