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"Des reculs contraires à l'accord de Genève"
François de Laage de Meux, président de la commission internationale du CNPF, s'inquiète de la tournure que prennent les dernières négociations avant la signature de l'Uruguay Round.
Le Figaro. : Dans moins d'un mois, va naître l'Organisation mondiale du commerce (OMC) avec la signature officielle de l'accord de l'Uruguay Round. Pourquoi, dans cette dernière période d'ajustements techniques de l'accord, vous déclarez-vous inquiet ?
François de Laage de Meux : Il ne s'agit pas simplement de technique. Le 15 décembre dernier, ont été paraphées les grandes lignes d'un projet d'accord final mettant fin au cycle de l'Uruguay. Aujourd'hui, le but est d'aboutir à la signature du texte final à Marrakech à la mi-avril ; cet accord devant ensuite être ratifié à la fin de l'année par les États signataires pour être en vigueur dans le courant de l'année 1995. La marche est donc encore longue et, actuellement, elle se déroule dans un climat difficile.
Par rapport aux avancées enregistrées le 15 décembre dernier, il y a eu en effet des concessions retirées et surtout la décision des États-Unis de remettre en vigueur la procédure dite du "super 301". Il faut donc, pendant cette période, rester vigilant parce que le risque existe de voir certaines remises en cause à Marrakech.
Le Figaro : Où se situent à votre avis, les blocages les plus importants ?
François de Laage de Meux : Il y a, dans la conclusion de l'Uruguay Round un aspect classique comme dans tout accord du GATT qui porte sur l'abaissement des tarifs douaniers. Mais il y a aussi, et c'est encore plus important à mes yeux, toutes les questions qui concernent l'environnement du commerce international, c'est-à-dire l'Organisation mondiale du commerce – avec les modes de règlements des éventuels contentieux entre pays –, ainsi que les aspects environnementaux, sociaux et monétaires. Or l'OMC n'aura de sens que si toutes ces questions sont traitées et si tous les pays – ou du moins la plupart – signent l'accord. Si quelques grands acteurs ne signaient qu'avec des réticences et des réserves, ce serait grave.
"Une course d'attente"
Le Figaro : Le pré-accord de Genève, laborieusement obtenu en décembre dernier, n'aurait-il pas été bien négocié ?
François de Laage de Meux : Si. Les gouvernements, les représentants de l'Union européenne comme les organisations patronales d'un certain nombre de pays – dont le CNPF –, tout le monde a joué le jeu. Pendant toute l'année 1993, l'approche des problèmes a été cohérente. Simplement, le degré de bonne volonté a été variable selon les pays. Et le Japon n'a pas été l'un des négociateurs les plus zélés… Il a réussi, une fois de plus, disons-le, à passer à travers ce nouveau cycle de négociations sans consentir de véritables concessions.
Le Figaro : Revenons à la période actuelle. Vous parlez de retrait par rapport à ce qui avait été convenu à Genève. Sur quels dossiers ?
François de Laage de Meux : Entre l'accord de Genève et la réunion d'avril prochain, un espace de quatre mois devait être mis à profit par tous les pays pour présenter des offres de baisses tarifaires supplémentaires par rapport aux propositions faites en décembre. Or les États-Unis ont tardé à présenter leurs offres et nous avons assisté à une sorte de course d'attente. Lorsque, finalement, leurs offres ont été déposées, chacun s'est aperçu qu'elles étaient plus restrictives que prévu.
Je pense en particulier à l'électronique, à la chimie, aux films et aux métaux non ferreux.
Tous les partenaires ont alors revu leurs offres à la baisse. Or cela est en totale contradiction avec l'esprit de l'accord négocié à Genève. De même, par exemple, sur l'aéronautique : l'on devait reprendre le débat qui n'avait pas été tranché en décembre sur la base d'un document de travail du diplomate suédois Lindstrom. Or, aujourd'hui, les Américains ne veulent plus entendre parler de ce rapport et veulent reprendre la discussion en s'appuyant sur un texte du Tokyo Round datant de 1979. C'est un véritable retour en arrière ! Même chose sur le dossier de l'acier, nous constatons qu'il n'y a pas de réelle volonté américaine d'avancer vers un accord multilatéral…
Le Figaro : Dans ce climat de tension, craignez-vous ou approuvez-vous la remise est vigueur par les États-Unis du "super 301", cet article de la loi commerciale américaine permettant l'instauration de sanctions commerciales unilatérales ?
François de Laage de Meux : Que les États-Unis prennent l'initiative de faire savoir au Japon qu'il ne joue pas le jeu en matière commerciale n'est pas pour nous déplaire. Mais je crains toujours les brûlots. S'il doit y avoir action à l'égard du Japon, je préférerais que ces actions se situent à un niveau trilatéral entre les États-Unis, l'Union européenne et le Japon.
De plus, sur le plan de la forme, c'est-à-dire l'utilisation du "super 301", nous avons évidemment des réticences. Le "super 301" est, comme vous le dites, un moyen unilatéral. Il va donc totalement à l'encontre de l'esprit de l'accord de Genève et de toute idée d'instauration d'une organisation du commerce mondial. Celui-ci interdit formellement en effet toutes mesures unilatérales d'un pays signataire de l'accord contre un autre pays signataire. Et il prohibe expressément que ce type de mesure puisse porter sur des produits couverts par le Gatt, lequel comporte un système complet de règlement des différends. Enfin circonstance aggravante l'effet de ce "super 301" est doublement discriminatoire, puisqu'il vise non seulement à ouvrir des marchés au profit des produits américains mais, au-delà, au profit d'exportateurs américains nommément désignés. Nous sommes là en plein commette dirigé.
"Le risque d'escalade"
Le Figaro : Lorsque quelqu'un sort une arme dans une pièce, toutes les personnes présentes courent un risque. Avez-vous peur ?
François de Laage de Meux : La question n'est pas là. L'article "super 301" peut être dirigé contre n'importe quel pays, parmi lesquels la France ou l'Union européenne. Le risque, c'est celui de l'escalade des sanctions commerciales. Nous, nous voulons au contraire la désescalade. Cela est possible et a déjà eu lieu. Souvenez-vous, en 1986, au moment où les ministres ont lancés le cycle des négociations à Punta del Este, il avait été mis cette place une procédure dite de "stand still", en d'autre termes "statu quo". Tous les pays avaient en effet accepté de renoncer à toute nouvelle mesure unilatérale.
Le Figaro : Qu'attendez-vous du sommet de Marrakech ?
François de Laage de Meux : Nous voulons que soit décidée l'entrée en vigueur anticipée des procédures prévues pour le règlement multilatéral des différends.
Le Figaro : Cela est possible ?
François de Laage de Meux : Oui, là encore, cela a été pratiqué à l'issue du Tokyo Round. Il est possible d'appliquer de façon anticipée de tels accords en attendant que les signataires des différents pays les aient officiellement ratifiés. Faute de quoi, ce ne sont pas les quelques dizaines de jours qui nous séparent du sommet de Marrakech qui vont être difficiles, mais toute l'année 1994.
De plus, on ne peut avoir, avec l'accord de Genève, généré un espoir aussi fort de libéralisation et de régulation du commerce mondial pour le voir peu à peu mis en cause. Si cela était le cas, resurgiraient fortement toutes les tendances protectionnistes.
Enfin, si la désescalade que nous souhaitons n'intervient pas, il faudrait que l'Europe en vienne à réagir : non seulement en utilisant les moyens de politique commerciale dont elle dispose déjà, mais aussi en se dotant d'instruments nouveaux comparables à ceux utilisés par d'autres pays, à commencer par les États-Unis avec la "super 301".