Interview de M. François Bayrou, ministre de l'éducation nationale, dans "Le Figaro" le 8 septembre 1994, sur la rentrée scolaire 1994, les matières enseignées prioritairement dans l'enseignement secondaire ou primaire, la réforme du baccalauréat, la sécurité des établissements scolaires, et le port du voile à l'école.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Le Figaro

Texte intégral

Le Figaro : Quelle est, pour vous, la principale caractéristique de cette rentrée ?

François Bayrou : Nous faisons, je crois, la  démonstration que l'école française peut changer. Et cette démonstration n'est pas théorique, les réformes sont toutes concrètes, tangibles pour tous. Par exemple, tous les élèves de l'enseignement primaire seront concernés dès le courant du premier trimestre par les études dirigées qui leur permettront de faire leurs devoirs écrits sous la surveillance des enseignants. C'est un progrès pour tous ceux qui ne pouvaient pas être aidés à la maison. L'école se réforme donc, et se réforme dans un climat positif, avec la participation de tous ceux qui en ont la responsabilité. Cela aussi, c'est nouveau.

Le Figaro : Vous avez dit que le français serait la première des priorités. Concrètement, que va-t-il se passer dans les classes ?

François Bayrou : Maîtriser la langue française, ce n'est pas être fort en une matière, c'est se donner un formidable atout pour réussir dans toutes les disciplines. Il s'agit de rétablir la langue française dans un statut de discipline transversale, indispensable, et de faire en sorte que dans toutes les autres matières, la dimension de compréhension, d'expression, d'orthographe soit reconnue et encouragée.

Le Figaro : Où trouverez-vous les personnels compétents pour initier les écoliers aux langues vivantes et à la musique dès l'an prochain ?

François Bayrou : Une école sur trois pratique déjà l'initiation aux langues étrangères. Mais il s'agit forcément d'établissements situés dans des communes qui ont les moyens. J'ai voulu à la fois répondre à un besoin – le niveau des Français en langues vivantes est trop faible – et mettre fin à cette injustice. Nous allons donc introduire une initiation peu coûteuse, sous forme audiovisuelle, quotidienne, dans toutes les écoles, dès la rentrée prochaine, et c'est l'Éducation nationale qui fournira les programmes. C'est une grande première dans le monde.

Le Figaro : L'éducation civique doit désormais être fondée sur la responsabilité. Par exemple, que dira-t-on aux élèves à propos du sida ?

François Bayrou : Il n'y a pas d'éducation civique véritable sans implications morales. Et quelle est la morale commune à notre société ? C'est la morale de la responsabilité. Les jeunes doivent apprendre que chacun de leurs actes engage aussi bien leur vie future que celle des autres. Pour le sida, il faut bien entendu proposer les moyens de la protection et indiquer son importance. Mais, au-delà, il faut conduire une véritable éducation : la sexualité n'est pas seulement le plaisir physique, elle a des conséquences sur l'équilibre et l'édification de la personnalité, sur l'équilibre et sur la santé du partenaire. On ne peut pas limiter cette information et cette éducation à la seule distribution de préservatifs, comme cela a été fait ici ou là dès le collège. Les éducateurs ont le devoir de dire qu'il n'y a pas obligation à la sexualité précoce, qu'il n'y a pas de déshonneur à attendre une certaine maturité personnelle pour avoir une vie sexuelle, que ce n'est pas la mode qui doit en décider. Le travail de l'éducateur, c'est de conduire vers la liberté responsable.

Le Figaro : Vous avez annoncé une réflexion d'ensemble sur les rythmes scolaires. Quelles sont vos idées personnelles sur la question ?

François Bayrou : Ce n'est pas le rôle d'un ministre de tout régenter et de décider, comme s'il avait la science infuse, à la place des parents et des éducateurs. J'observe que, dans leur très grande majorité, les Français aspirent à retrouver leurs enfants le seul jour, avec le dimanche, où ils ne travaillent pas, c'est-à-dire le samedi. Pourquoi ne les approuvais-je pas ?

Le Figaro : En quoi consistent les nouvelles classes de sixième qui doivent être expérimentées cette année dans 368 collèges ?

François Bayrou : Le nouveau collège doit répondre en priorité aux enfants en difficulté, auxquels, jusque-là, on proposait une réponse pédagogique uniforme, et qui n'avaient d'autre choix, lorsqu'ils avaient raté une marche, que celui de suivre, de classe en classe, sans jamais combler leur retard. L'engagement que nous avons voulu prendre, avec les enseignants, est, bien au contraire, de proposer à chacun selon son niveau, selon ses compétences propres, une réponse différenciée, adaptée pour qu'aucun d'entre eux ne soit abandonné au bord du chemin. Voilà pourquoi, dès cette année, l'expérimentation mise en place, d'abord en 6e, va tâcher de recentrer les apprentissages sur les matières fondamentales, et singulièrement sur la maîtrise de la langue, par une augmentation des horaires de français. Les collèges vont ainsi connaître une refonte en profondeur, destinée non pas à faire une révolution qui entraînerait des querelles idéologiques, mais bien à répondre aux attentes des élèves mais aussi des enseignants et des familles de changer ce qui ne va pas et de conserver ce qui fonctionne.

Le Figaro : En quoi le bac 1995 se distingue-t-il vraiment de ses prédécesseurs ?

François Bayrou : Le système antérieur se caractérisait pas une hiérarchie des filières ; il y avait une voie noble, donnant accès au bac C, aux bacs scientifiques, et des voies qui ne l'étaient pas. Le système conduisait à des aberrations où les plus doués des littéraires préféraient, indépendamment de leurs goûts, foncer vers les filières scientifiques. Il me semble que, dans ce pays, nous avons besoin de gens qui ne soient pas tous formés au même moule, de talents qui, pour être différents, n'en soient pas moins reconnus équitablement. Tel est le sens de la réforme mise en application cette année : le rééquilibrage effectif entre les filières s'accompagne d'une augmentation du coefficient de la matière principale, ce qui devrait inciter, par exemple, un élève bon en français à rester dans une voie littéraire et écarter de la filière scientifique des élèves qui seraient moyens en mathématiques mais excellents dans d'autres matières.

Le Figaro : Vous reconduisez les mesures prises l'an dernier contre la violence : militaires du contingent, équipes de proviseurs chevronnés pour conseiller leurs collègues confrontés à des problèmes graves. Est-ce suffisant ?

François Bayrou : Ces mesures semblent avoir porté leurs fruits puisqu'on nous a signalé l'an dernier moins du cas de violence dans les établissements. Cette politique doit toutefois être poursuivie : les plus faibles doivent être protégés contre le racket, la violence et l'intrusion de bandes qui veulent imposer la loi de la rue. Je soutiendrai tous les chefs d'établissement décidés à faire régner un bon climat dans leur collège ou leur lycée. Et je ne doute pas que ce soit le cas de tous.

Le Figaro : Certains enseignants souhaiteraient des consignes plus nettes face au phénomène du tchador. Quelle est votre position ?

François Bayrou : Le port du voile islamique est un aspect symbolique des rapports entre notre société laïque et l'islam. L'enjeu est double : les Français d'origine musulmane doivent savoir qu'ils ne sont pas des ennemis de la société française, et pas davantage des intrus. Mais ils doivent être persuadés qu'en France la religion est une affaire privée, qu'il n'est pas possible d'accepter que l'école soit constituée de communautés séparées, étrangères les unes aux autres. Il faut éduquer les jeunes musulmans à l'idée de la nation française, et donc être ferme : que des codes religieux empêchent d'assister à certains cours n'est pas acceptable. C'est un problème d'éducation civique, de respect d'autrui. L'école laïque est l'école de tous, et nul ne doit s'y trouver choqué.

Le Figaro : Pourquoi l'enseignement privé n'a-t-il reçu aucune aide, contrairement aux établissements publics, en ce qui concerne la sécurité de ses bâtiments ?

François Bayrou : Il y a en effet un problème qui devra être traité, mais les esprits ne sont pas mûrs, comme on l'a vu. J'ai souvent dit, et je le répète, que le souci de sécurité ne s'arrête pas aux enfants de l'école publique. Il faut que la commission Schléret rende son rapport sur l'état des écoles élémentaires publiques et privées. Parlant ensuite de la réalité, de données concrètes plutôt que de vieilles querelles, nous pourrons appeler chacun à prendre ses responsabilités.

Le Figaro : En ce jour de rentrée, vous semblez être un ministre heureux ?

François Bayrou : C'est vrai, la rentrée s'annonce très bien cette année. Un effort particulier a été consenti en ce qui concerne les postes d'enseignant. Ce qui permet un meilleur encadrement des élèves. En particulier, il y aura cette année un documentaliste dans chaque établissement secondaire. L'écolo se porte bien, car le climat est à la confiance, et j'oserais dire, à un espoir renouvelé dans sa capacité de se réformer et de le faire de façon consensuelle, bien que la remise en route de 13 millions d'élèves, 1 300 000 salariés et près 73 000 établissements scolaires, soit toujours délicate et constitue une performance technique, j'ai le sentiment de vivre aujourd'hui une rentrée de réformes concrètes et de bonne entente.