Texte intégral
Q. : Hier vous étiez à Bordeaux avec votre homologue allemand Klaus Kinkel. D'habitude les réunions avec les Allemands se passent dans les villes de l'Est ou du Nord-Est, hier la rencontre était exactement à l'inverse, c'est-à-dire au sud-ouest, à Bordeaux. Est-ce que c'était une manière pour vous de montrer votre affection à une ville sur laquelle on vous crédite d'ambitions politiques ?
R. : Je voulais montrer à Klaus Kinkel et à sa femme, puisqu'il s'agissait d'une rencontre amicale et conviviale, une belle ville de France qu'ils ne connaissaient pas. C'était le cas de Bordeaux. Nous avons passé une après-midi à la fois studieuse et fort agréable.
Q. : C'est une ville de France qui vous intéresse politiquement…
R. : C'est une ville intéressante.
Q. : Parmi les problèmes abordés, il y avait un problème nouveau, c'est celui de la contrebande des matières nucléaires en provenance des pays de l'ex-Union soviétique. Est-ce que c'est un phénomène important, inquiétant et dangereux, et comment peut-on s'y opposer ?
R. : C'est un phénomène grave car, vous l'avez observé, pour la première fois ces trafics portent sur des quantités importantes. Jusqu'à présent de temps en temps on saisissait quelques grammes de plutonium. Là, c'est trois cent cinquante grammes, je crois, dans la dernière prise qui a été faite, et donc il faut faire très attention. Les Allemands y sont très attentifs, et j'ai confirmé à Klaus Kinkel hier que la France était prête à s'associer à toute amélioration du contrôle de la comptabilité de ces matières nucléaires et de leur destination en Russie. Il y a déjà un certain nombre de mécanismes qui existent, il faut les renforcer. Nous en parlerons d'ici quelques jours lors de la réunion informelle des ministres des Affaires étrangères. Mais j'ai tenu à marquer la disponibilité de la France à participer à ces contrôles.
Q. : Encore faut-il l'accord des pays concernés ?
R. : Je crois que la Russie est tout à fait consciente du danger que cela pourrait représenter, et ce que m'a indiqué Klaus Kinkel est positif de ce point de vue. Les conversations entre l'Allemagne et la Russie sont très ouvertes sur ce projet.
Q. : Le prochain Carlos sera un Carlos nucléaire avec du plutonium dans les poches ?
R. : Vous savez, nous aidons beaucoup la Russie par différents programmes bilatéraux, de la France elle-même, et aussi européens. Je crois que nous sommes fondés à lui dire : eh bien, utilisons convenablement cet argent pour éviter ce type de dérapages, qui pourraient être extrêmement dangereux.
Q. : Autre sujet que vous avez examiné, Monsieur le ministre, c'est l'ex-Yougoslavie, où la France a déployé plusieurs milliers d'hommes qui sont toujours en place. On a l'impression que rien n'avance en ex-Yougoslavie, que les Serbes de Bosnie ne sont pas gênés par un blocus inefficace. Est-ce qu'il faudra indéfiniment, Monsieur Juppé, rester dans l'ex-Yougoslavie et en Bosnie ?
R. : Sûrement pas. On ne peut pas dire que rien n'avance. D'abord, permettez-moi de vous faire remarquer que depuis le mois de février dernier, les choses ont beaucoup évolué. Il y a eu un véritable tournant à l'occasion de l'ultimatum lancé à Sarajevo par l'OTAN, et ceci s'est concrétisé par la création de ce fameux groupe de contact, que j'avais moi-même proposé. Cela a été dur d'amener les Américains et les Russes dans la négociation. Ils y sont, et cela nous a permis, au mois de juillet dernier, de mettre sur la table un plan de paix qui a l'accord de toutes les grandes puissances. Ça a un peu avancé en ce sens que deux parties sur trois ont accepté ce plan de paix. Et enfin, il s'est produit un événement important, je crois, au mois d'août, c'est que Belgrade s'est désolidarisé des Bosno-Serbes de Pale. Alors, toute notre action aujourd'hui est de savoir comment obtenir de Belgrade, et de Milosevic en particulier, qu'il mette ses actes en conformité avec ses paroles et ses engagements.
Q. : Cela veut dire que ce n'est pas encore le cas…
R. : Je n'en suis pas sûr. S'il veut vraiment contraindre – c'est de cela qu'il s'agit – Karadzic et les va-t-en-guerre à accepter le plan de paix, il faut fermer réellement la frontière entre la Bosnie et la Serbie. Et pour cela, il faut la contrôler. Et c'est ce que nous avons dit avec Klaus Kinkel : nous demandons aux autorités de Belgrade d'accepter un contrôle international de la frontière pour qu'on puisse s'assurer très publiquement et très officiellement que l'approvisionnement en fuel, en armement, etc., est coupé. Voilà le travail qui est le nôtre et l'objectif qui est le nôtre pour le mois de septembre.
Ceci s'accompagne d'une discussion à New York d'un projet de résolution qui prévoirait soit le durcissement des sanctions si rien ne se passe, soit au contraire, si Belgrade est cohérent avec ces paroles, un allégement des fonctions. Et puis, pour répondre plus précisément à votre question, il va bien venir un moment où, si tout cela échoue, va s'enclencher la mécanique de la levée de l'embargo sur la fourniture des armes. Ça n'est pas une bonne solution, je l'ai dit vingt fois, mais on sera peut-être obligé d'y recourir. Et là, je le répète, le chef du gouvernement l'a dit sans aucune espèce d'ambiguïté, si on en venait là, la condition préalable que fixe la France est le retrait de ces casques bleus et de l'ensemble de la FORPRONU. Et nous sommes déjà en train, avec l'OTAN et avec l'ONU, de planifier une telle éventualité.
Q. : Quelle serait une bonne date, Monsieur Juppé, pour juger de l'inutilité des efforts actuels ?
R. : Oh, c'est très clair, il ne s'agit pas d'attendre maintenant indéfiniment : c'est octobre.
Q. : Autre préoccupation Monsieur Juppé, l'Algérie. Il y a un an, vous aviez dit que la situation à l'époque ne pouvait plus continuer. On a le sentiment qu'elle s'est au contraire aggravée et tendue. Est-ce qu'il y a des signes qui vous font penser que ça pourrait évoluer dans le bon sens en Algérie ?
R. : Ce serait faire preuve d'un très grand optimisme. D'abord permettez-moi de dire : est-ce qu'on piétine ? Qui piétine ? Ce n'est pas la France.
Car il y a toujours là une ambiguïté dans les commentaires. On a l'air de dire : "mais c'est à la France de régler le problème de l'Algérie". C'est à l'Algérie de régler son problème. Nous n'avons pas de responsabilité directe, et nous n'avons évidemment aucune intention d'en prendre.
Q. : Les Français meurent en Algérie…
R. : Oui il y en a eu seize, et là nous avons pris des décisions. Nous sommes en train de réduire à nouveau notre dispositif. Par exemple, le lycée d'Alger n'ouvrira pas au mois de septembre prochain. Et nous diminuons encore notre dispositif sur place.
Ce qui peut bouger en Algérie, d'après les dernières informations dont nous disposons, c'est le dialogue politique. Il y a maintenant des mois et des mois que nous disons : "on ne s'en sortira pas par une politique tout-sécurité". Il faut aussi une perspective politique pour réconcilier les différentes tendances de l'opinion algérienne. Les autorités algériennes, les autorités d'Alger, ont engagé ce dialogue. Il est encore très hésitant et très partiel, puisqu'une grande partie des forces politiques refusent de s'y associer. Mais je crois que c'est dans cette direction qu'il faut continuer à aller.
Q. : On peut parler d'un vrai dialogue, Monsieur Juppé, quand les dirigeants du FIS sont en prison, ne sont pas là ?
R. : C'est un des éléments du dialogue, peut-être, que de leur laisser des perspectives. Mais ça, c'est aux autorités algériennes d'en décider, je le répète, et ce n'est pas à nous.
Q. : Tout le monde reconnaît maintenant Monsieur le ministre que le gouvernement français a bien travaillé au Rwanda, même les anciens ministres de l'Action humanitaire. Donc chapeau au gouvernement, est-ce que si jamais des incidents reprenaient au Rwanda, la France se sentirait des responsabilités particulières et pourrait y retourner ? Ou bien est-ce que la page est définitivement tournée ?
R. : N'anticipons pas. C'est vrai que la situation reste fragile dans la région. Vous disiez "coup de chapeau au gouvernement français". Excusez-moi d'y revenir, après tout c'est bien normal. C'est vrai que ça ne s'est pas fait par hasard, ou uniquement par chance.
Cette opération a été pilotée pratiquement jour par jour, et le Premier ministre réunissait dans son bureau François Léotard et moi-même pour examiner chaque étape de l'opération. Je crois que nous avons eu raison d'y aller, c'était un devoir moral. Les choses se sont bien passées, la relève a été correctement assurée. Il y a encore quelques jours, on nous prédisait un exode massif hors de la zone humanitaire sûre contrôlée par Turquoise. Cet exode n'a pas eu lieu, et maintenant chacun doit prendre ses responsabilités. C'est au gouvernement de Kigali, qui doit contrôler la totalité de son territoire, de faire en sorte que tous les Rwandais se sentent chez eux au Rwanda, puissent revenir dans leur pays et se sentent sécurisés. Je crois que là, il faut être très vigilant sur ce qui va se passer au cours des prochains jours et des prochaines semaines.
Q. : Est-ce que vous considérez qu'il est de votre responsabilité d'éviter que, à l'occasion des présidentielles, le mouvement gaulliste ne se dissolve en deux parties ?
R. : C'est ma première responsabilité en tant que secrétaire général. Je l'assume depuis sept ans, maintenant. C'est ma septième année si je puis dire. Des crises, nous en avons connues depuis sept ans. Chaque fois, mon objectif a été d'éviter ce que tous les commentateurs annonçaient dans toutes leurs colonnes, à savoir l'éclatement du RPR. Nous y sommes parvenus d'abord en changeant le RPR, qui est une formation politique qui a été profondément rénovée, qui est devenu plus souple, plus diverse, plus ouverte, habituée au dialogue. C'est bien dans cet esprit que je continue à agir en tant que secrétaire général. Il faut dédramatiser les choses. Je ne suis pas de ceux qui considèrent que nous sommes à la veille de déchirements épouvantables. C'est le jeu politique. Il est normal que des ambitions existent, en politique.
Q. : Pensez-vous qu'il faut éviter qu'il y ait deux ambitions pour un seul parti ?
R. : C'est la richesse d'un parti que d'avoir beaucoup d'hommes de qualité. Tout le monde ne peut pas en dire autant, en ce moment, quand vous regardez les formations françaises.
Q. : Vous êtes diplomate, mais ne présentez pas comme une force ce qui est quand même, apparemment, pour tous les Français, un motif de faiblesse.
R. : Je ne le crois pas. Je ne voudrais pas faire de pronostic aventureux, mais tout le monde s'accorde à dire que le prochain président de la République a quand même de très grandes chances d'être quelqu'un issu du RPR. Pour moi c'est un élément de satisfaction. Le moment venu, nous choisirons, bien sûr.