Article de M. Philippe Séguin, président de l'Assemblée nationale, dans "Le Figaro" du 16 septembre 1994, à propos du livre "La communauté des citoyens, sur l'idée moderne de nation" de Dominique Schnapper, intitulé "Réflexion sur l'idée de nation : la double rupture de la Communauté des citoyens".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Le Figaro

Texte intégral

Le moindre des paradoxes de l'après-guerre froide n'est pas de constater le peu d'intérêt manifesté par les intellectuels pour le concept de nation, au moment où la fin des blocs provoque son retour au premier plan de l'histoire. En France, les derniers écrits théoriques majeurs dataient, dans le champ sociologique, des réflexions entreprises par Marcel Mauss dans les années 20 sur la cohésion sociale et, dans le champ des relations internationales, des travaux de Raymond Aron sur la guerre et la paix. Les raisons de ce long silence sont multiples : elles tiennent certes à l'affrontement idéologique qui domina l'après-Seconde Guerre mondiale et qui relégua, à l'exception notable de la diplomatie du général de Gaulle, la question nationale au rang d'accessoire de la politique internationale ; elles sont également à chercher dans la confusion qui s'est installée entre la nation et le nationalisme, auquel était attribué, à juste titre, une responsabilité éminente dans les conflits du XXe siècle.

Le livre que Dominique Schnapper consacre à la nation citoyenne comme forme politique où s'incarnent la modernité et la démocratie marque de ce point de vue une double et salutaire rupture.

Rupture avec un vide intellectuel qui devenait d'autant plus insupportable que la France joua un rôle primordial dans l'émergence de la nation moderne. Rupture avec une mode intellectuelle, qui fit succéder l'utopie communiste d'un dépérissement de l'État l'utopie libérale d'une fin de l'histoire (1) ou de l'avènement d'un monde post-national (2).

Dans un registre résolument scientifique, Dominique Schnapper se livre à un décapage vigoureux des strates successives d'incompréhension et d'approximation qui ont obscurci le cens de la nation. La première clarification porte sur le vocabulaire : la nation se distingue de l'ethnie en ce qu'elle est à la fois collectivité historique et organisation politique : elle se distingue de l'État en ce qu'elle est non seulement une unité politique mais qu'elle est indissociable des valeurs démocratiques.

La seconde clarification, plus essentielle encore, explicite la logique de la nation moderne, placée sous le signe de l'intégration. La spécificité de la nation consiste, au plan intérieur, à transformer les individus en citoyens en superposant le lien universel de la citoyenneté aux particularismes sociaux, régionaux ou religieux ; au plan extérieur, à permettre aux hommes d'agir collectivement sur leur histoire à travers l'État.

Si les projets politiques qui fondent la nation et les institutions qui lui donnent corps sont nécessairement variés, le modèle idéal de nation reste unique, attaché à l'idée de citoyenneté. Contre les oppositions faciles entre nation ouverte et nation fermée, nation-contrat et nation-génie, Dominique Schnapper démontre qu'il n'est de nation que civique ; la conception ethnique de la nation, qui repose sur l'appel aux valeurs pré-nationales, est contradictoire, car négatrice de cette universalité qui caractérise la modernité. La preuve est ainsi faite de l'importance décisive du droit du sol dans le droit de la nationalité.

La nation citoyenne apparaît alors fondée sur un équilibre instable et toujours renouvelé entre un projet politique, la conquête de l'égalité juridique, le respect des croyances et des particularismes. D'où le caractère central de la laïcité dans la nation moderne. D'où, également, la fragilité inhérente aux nations démocratiques, perpétuellement menacées par la porte de leur identité, l'affaiblissement de la cohésion sociale, la revanche des particularismes sur le lien abstrait de la citoyenneté. D'où, enfin, les obstacles que continue à rencontrer la démocratie dans de très nombreuses régions du monde, de la Chine à Cuba en passant par l'Algérie, l'ex-Yougoslavie ou maints États du Moyen-Orient et de l'Afrique.

Le primat du politique

Ce livre de sociologie, tout entier tendu vers l'objectivité, s'adresse ainsi à tous les citoyens à qui il rappelle que les nations ne sont pas éternelles et que leur pérennité dépend de la préservation du contrat politique qui unit leurs membres, par-delà les intérêts économiques, les groupes sociaux ou les attaches régionales, c'est-à-dire de la vertu des citoyens.

En réaffirmant fortement le primat du politique, qui institue l'économique et le social, Dominique Schnapper s'inscrit dans cette tradition sociologique française qu'illustrèrent Montesquieu et Tocqueville. Elle éclaire aussi les hommes d'action sur les débats décisifs que la prochaine élection présidentielle devra trancher.

Le premier enjeu est celui de la cohésion sociale, minée par le chômage et l'exclusion qui sont à l'origine de la crise de la citoyenneté autant que de la crise économique. Le second a trait à nos institutions et à la restauration de l'autorité de la puissance publique : parce qu'il est la source de l'égalité et de l'impartialité, l'État doit être modernisé pour redevenir le garent des valeurs républicaines. Le troisième est naturellement lié à l'Europe.

La lecture de La Communauté des citoyens renforce la conviction que la démocratie est intimement liée à la nation. Dès lors, le dépassement éventuel de la forme politique nationale demeure problématique, puisqu'il suppose l'invention préalable d'un modèle alternatif garantissant l'exercice de la liberté. Voilà pourquoi, si la coopération des nations a vocation à se renforcer sans cesse, notamment pour faire face à l'intégration croissante des activités économiques et des sociétés, la souveraineté de chacune doit, à mon sens, être préservée.

Plus que jamais, la nation reste le seul cadre qui permet aux hommes d'agir sur leur histoire. Pour les Français comme pour les Européens et l'ensemble des citoyens du monde, elle demeure le meilleur rempart contre les totalitarismes et les intégrismes de toute nature. À chacun de nous donc de poursuivre, comme nous y invite Dominique Schnapper, l'invention de cette nation citoyenne par excellence qui a pour nom la France.


(1) Francis Fukuyama, « La Fin de l'histoire et le dernier homme », Flammarion, 1992.

(2) Jean-Marie Guéhenno, « La Fin de la démocratie », Flammarion, 1993.