Texte intégral
Royaliste : 18 octobre 1993
Non à l'hégémonie américaine
Pour saisir les enjeux de la négociation sur le commerce international (Cycle de l'Uruguay), il faut commencer par écarter trois arguments de pure polémique. L'attitude commune des responsables politiques français dans les négociations du GATT ne rend pas la cause suspecte. Si le président de la République et le Premier ministre sont ensemble dans le même combat, ce n'est pas pour préserver des atouts tactiques dans le cadre de la cohabitation. Si la droite et la gauche font les mêmes analyses et appuient les plus hautes autorités de l'État, ce n'est pas sous la pression de groupes conservateurs coalisés. L'unité s'est faite parce que l'intérêt de la nation est gravement menacé, dans les domaines agricole et culturel.
Cette volonté de défendre l'intérêt national ne saurait être confondue avec une réaction nationaliste en même temps que la France, c'est l'Europe toute entière et l'ensemble des pays déshérités qui seraient durement touchés si les Américains parvenaient à imposer leurs thèses. Point d'esprit rétrograde non plus le développement du commerce international est utile, notamment à la France qui est le quatrième exportateur mondial, et il est nécessaire de l'organiser selon des règles équitables. Le principe d'un accord sur la libéralisation des échanges n'est donc pas en cause, mais seulement ses modalités.
Dogme
Enfin faut-il que la liberté souhaitable des échanges ne soit pas érigée en principe absolu, qui engendrerait la prospérité générale. Comme toute liberté, celle du commerce doit être équilibrée par la recherche de l'égalité entre les partenaires, afin que la liberté proclamée ne dégénère pas en violence. Or le dogme libre-échangiste est énoncé par les États-Unis au mépris de la prudence, de la logique, et de l'équité.
Imprudence à l'encontre de récentes affirmations, il est certain que nul ne peut sérieusement chiffrer les conséquences de l'accord prévu pour décembre prochain, tant les aléas économiques et politiques sont nombreux. Illogisme tout en proclamant les bienfaits du libre-échangisme, les États-Unis demandent à leurs partenaires européens de consentir à des restrictions, quant à l'aide aux exportations agricoles ; tout en pratiquant un protectionnisme culturel systématique, grâce aux remakes notamment, les États-Unis voudraient obtenir l'ouverture totale du marché européen à leurs propres productions audio-visuelles. C'est ainsi que la dogmatique libérale est mise au service des seuls intérêts américains.
Inégalité à la théorie du libre-échange, conçue à l'âge d'or de l'impérialisme britannique, veut ignorer que le marché international n'est pas le point de rencontre de partenaires de même force, mais un espace habité par des collectivités politiques et où se déploient les volontés de puissance impériales qui cherchent à modifier à leur avantage les règles du jeu.
Tel est bien le cas dans la négociation en cours. Les États-Unis ne cherchent pas à faire prévaloir une organisation équitable des échanges par une diminution proportionnée des tarifs douaniers et des subventions à l'exportation : ils veulent établir leur hégémonie agricole et culturelle sur le monde entier, en éliminant la concurrence des produits agricoles européens sur les marchés d'Afrique et du Proche-Orient, et en détruisant les foyers de création audio-visuelle en Europe. La ruse américaine coïncide avec la logique paradoxale du libéralisme économique au nom du libre-échange, et par le moyen d'une libéralisation à sens unique, les États-Unis veulent établir une domination qui implique la disparition des partenaires commerciaux multiples et de la diversité des cultures. Cette ruse est d'autant plus grossière que les États-Unis ont été les premiers à soutenir leurs exportations agricoles, et qu'ils assurent les trois quarts de la diffusion audio-visuelle en Europe.
Refus
Puisque les Américains tentent de faire prévaloir leurs intérêts, il est normal que la France veuille défendre les siens : une réduction des exportations agricoles subventionnées entraînerait de nouvelles mises en jachères et une accélération de l'exode rural ; une baisse de la production agricole française pourrait, en cas de caprices climatiques, nous rendre importateurs ; la déréglementation de l'audio-visuel nous placerait en situation d'aliénation culturelle aggraverait encore le chômage.
Mais la France ne saurait être accusée d'égoïsme. En défendant son identité, elle préserve l'Europe tout entière de l'impérialisme culturel américain. En défendant ses intérêts agricoles, elle protège les pays pauvres contre les effets d'une hausse des prix engendrée par la suppression de subventions qui ne vont pas aux exportateurs (nos céréaliers) mais aux importateurs. Ces pays savent que cette hausse des prix serait généreusement compensée par des dons agricoles américains sous couvert de l'aide humanitaire (qui n'est pas prise en compte par le GATT) et que les États-Unis exerceraient alors une influence politique décisive.
Le général de Gaulle évoquait le pacte multiséculaire qui existe entre la France et la liberté des peuples du 5 monde. C'est ce pacte qui fonde notre commune résistance à l'impérialisme américain.
Royaliste : 13 décembre 1993
Pour la coexistence pacifique
Le débat sur les accords du GATT a souffert comme tant d'autres de simplifications abusives qui ont masqué ses enjeux véritables, pour notre pays comme pour le commerce international. La faute en revient pour une large part quelques gloires médiatiques qui ont construit un conflit entre les forces du Bien (l'Amérique, le Marché mondial) et la dérisoire résistance du Mal qui s'incarnerait dans la France d'Astérix, tentée par le péché protectionniste et la franchouillardise culturelle. Ces clichés et ces slogans ne sont pas seulement absurdes ils reflètent une idéologie vague qu'il importe de débusquer.
L'absurdité du prétendu débat entre la « frilosité » nationale et la grande aventure du marché mondial apparaît dès le premier coup d'œil. Le Cycle de l'Uruguay est une négociation entre les représentants de collectivités politiques (nations et empire), qui porte sur l'organisation des marchés de biens et de service, mais aussi sur la constitution de ces marchés puisque ce sont les États qui décident ou non d'inclure tel ou tel domaine par exemple la culture et tel ou tel pays.
Illusions
Par conséquent, le « Marché » n'est pas une donnée première, comme voudraient nous en convaincre les « libéraux », mais une création qui résulte d'une décision politique et qui s'inscrit dans des rapports juridiques dont les fondements sont philosophiques et religieux. Et comme les décisions politiques sont prises par des autorités nationales, nul ne saurait s'indigner que des intérêts nationaux soient fermement défendus lors des négociations nommées à juste titre internationales.
Souligner ces vérités simples serait superflu si le discours à la mode n'excluait pas les réalités nationales selon deux affirmations plus ou moins explicites celle d'un retour nécessaire à l'échange marchand spontané, celle d'un inévitable dépassement des nations dans le « post-national ». II est facile de dissiper le rêve brumeux d'une belle origine en rappelant que tout échange économique est plus ou moins strictement déterminé par des relations politiques ou des rites sociaux et religieux. Quant au thème post-national, il demeure énigmatique dans ses formulations positives:
S'agit-il de la supranationalité européiste ? Sa réalisation technocratique (la Commission de Bruxelles) est aujourd'hui rejetée, son idéologie motrice (la démocratie chrétienne) s'est effondrée en Italie dans la corruption et les compromissions maffieuses et meurt en France de sa complaisance molle pour la droite conservatrice et libérale. Surtout, le mythe supranationaliste se heurte à un redoutable dilemme qui veut un pouvoir supranational est obligé de mettre en œuvre un système de contrainte hors duquel de trop vastes territoires ne peuvent tenir ensemble; qui veut maintenir la liberté doit renoncer au dépassement rêvé.
Aurait-on la nostalgie de la forme impériale ? L'histoire montre que son principe est dans la conquête militaire, puisqu'un empire se confond toujours (et abusivement) avec l'universel. En outre, si l'empire tolère les communautés professionnelles et les traditions populaires, il laisse volontiers se développer des systèmes d'exploitation des plus faibles, comme on l'a vu en Europe avec le second servage.
Rêverait-on de cités marchandes, sur le modèle de celle qui ont prospéré au Moyen Âge et à la Renaissance ? On oublie volontiers que ces cités étaient des États, pas nécessairement démocratiques, qui dirigeaient les affaires économiques et qui étaient exposés aux luttes intestines et aux guerres.
Voudrait-on prendre pour exemple l'Europe selon le traité de Maastricht ? De forme indéterminée, elle est et sera de plus en plus confédérale puisque son Conseil est composé de chefs d'État et de gouvernements nationaux qui conservent, heureusement, leur droit de veto.
Projet
N'oublions pas, enfin, que le discours post-national conduit volontiers à une mystique du « peuple », au sens ethnique du terme, avec les conséquences terribles que nous connaissons…
Dès lors que faire pour comprendre le monde et pour l'aménager selon des principes de liberté, de justice et de paix ? D'abord cesser d'absolutiser des catégories politiques et des concepts économiques pour mieux établir des oppositions radicales. Au lieu d'opposer l'État et le Marché, le National et le Mondial, il faut composer les institutions et les domaines, chacun selon son ordre, et en prenant soin des médiations nécessaires.
Il faut, notamment, réaliser la coexistence pacifique des empires et des nations, en limitant tout à la fois la violence impériale par des traités, et la passion nationale par le renforcement des États de droit et de la légitimité historique des divers pouvoirs politiques. Il faut, en même temps, organiser les marchés économiques et financiers sous l'égide des autorités politiques et selon une nouvelle théorie des ensembles continentaux et internationaux, esquissée par le projet de Confédération européenne lancé par François Mitterrand et repris par Philippe Séguin. La tâche est immense. Face à la fiction du marché mondial et à la folie du nationalisme ethnique, elle nous permettra de préserver notre indépendance sans nous retrancher de la communauté des nations.