Texte intégral
Député au Parlement européen, membre du Bureau national du Parti communiste français, Francis Wurtz conduit la liste de rassemblement présentée par le PCF lors des prochaines élections européennes. Dans un entretien accordé à "Économie et Politique" il livre ses réflexions sur le contexte et l'importance de ce scrutin.
Q. : L'élection européenne du 12 juin prochain est le quatrième scrutin de ce type. En quoi vous parait-il différent des précédents ?
Francis Wurtz : Par bien des aspects le contexte est inédit. La situation des gens s'est considérablement aggravée depuis la dernière élection européenne. Elle s'est encore aggravée depuis le retour de la droite au pouvoir. Toutes les couches de la population sont atteintes par les effets structurants – ou plutôt déstructurants – de la loi de l'argent. Le caractère profondément inégalitaire de ce "néolibéralisme" conduit à de véritables fractures sociales. Une exaspération d'une densité exceptionnelle se répand. En particulier, le traumatisme du chômage marque en profondeur toute la société. De même, l'extension de la précarité engendre un sentiment d'insécurité qui perturbe les consciences et les comportements.
L'inédit tient davantage encore à la réaction des hommes et des femmes qui connaissent cette vie difficile. Au début, E. Balladur et son gouvernement ont bénéficié du rejet subi par leurs prédécesseurs. Ils en ont tiré profit pour s'installer au pouvoir et y mener LEUR politique avec cynisme et sans pitié. Le fait nouveau, c'est que, depuis quelques mois, le brouillard commence à se dissiper. Résistances et contestations se manifestent dans des secteurs très divers. Une majorité de gens, dans des domaines aussi différents que l'emploi, l'éducation, la sécurité sociale, les retraites, la fiscalité, la politique agricole, la lutte contre la pauvreté et l'exclusion, l'insécurité dans les villes, dressent maintenant un bilan négatif de l'action gouvernementale.
Après les manifestations d'agriculteurs et de pêcheurs, les luttes de salariés, notamment dans le secteur public – Air France, EDF, SNCF… – la levée en masse du 16 janvier pour la défense de l'école publique ; la mobilisation des jeunes a marqué de son empreinte le climat social. Leur réaction au projet du SMIC-jeunes et le courant de sympathie qu'ils ont suscité dans le pays a révélé la charge d'angoisse qui pèse sur la société. Une génération entière a brocardé les dogmes officiels sur la loi de l'argent jusqu'à les mettre ponctuellement en échec. Ce crépuscule des "gagneurs" s'accompagne d'un regain des idées humanistes, progressistes et pacifistes – par exemple, fait sans précédent : 75 % des Français se déclarent opposés à la reprise des essais nucléaires, ce qui n'est pas sans rapport avec la récente prise de position solennelle, mais ambiguë, du chef de l'État en ce sens.
Le nouveau, c'est encore que, dans une mesure certes modeste, ces évolutions ont commencé à se traduire dans les urnes. Lors du scrutin des cantonales, face à une droite qui reste forte de l'absence d'une alternative crédible, les forces d'opposition de gauche ont progressé et, parmi elles, le Parti communiste français.
Le neuf, enfin, par rapport au contexte du scrutin de 1989, c'est l'expérience de Maastricht. À la fois celle de la nature réelle de l'actuelle construction européenne – qui plonge du reste ses racines dans l'Acte unique européen que seul le Parti communiste rejeta lors de sa ratification par l'Assemblée nationale en 1986 – et aussi l'expérience du référendum de septembre 1992, qui révéla à bien des citoyens la force qu'ils peuvent représenter, y compris sur le terrain de la construction européenne. Ce n'est pas une petite chose à l'heure où nous souhaitons contribuer à créer les conditions d'un grand débat à gauche sur le contenu d'une véritable alternative au pouvoir de la droite et à sa politique.
Q. : Qu'en est-il de cette nécessaire alternative, alors qu'à propos de l'Europe, par exemple, les divergences paraissent fondamentales entre les formations de gauche ?
Francis Wurtz : C'est précisément parce que ces divisions existent qu'il est urgent d'agir pour les surmonter. Dans ce moment marqué autant par la montée du mouvement social que par le manque, de plus en plus préjudiciable, d'un débouché politique à la volonté de changement, le Parti communiste a pris l'initiative de proposer aux progressistes de construire ensemble un "Pacte unitaire pour le progrès". Cela s'adresse d'une part, aux citoyens, qui souhaitent ce changement, pour qu'ils participent à l'élaboration d'un projet politique répondant bien à leurs aspirations, et aux formations progressistes dans lesquelles ils se reconnaissent, d'autre part. Nous souhaitons stimuler un débat de fond à chacun de ces niveaux et entre eux. Et nous y prendront naturellement toute notre part. nous le faisons déjà en multipliant les dialogues dans le pays à partir des problèmes qui se posent à la société et des aspirations qui montent du pays.
Q. : Dans une telle perspective, l'élection européenne ne risque-t-elle pas d'apparaître comme une parenthèse ?
Francis Wurtz : L'échéance du 12 juin est immédiate, tandis que la réalisation du Pacte unitaire pour le progrès que nous appelons de nos vœux s'inscrit dans la durée. Cela étant, le travail d'information, l'appel à la réflexion et les efforts de conviction qui caractérisent notre campagne électorale en faveur de la liste présentée par le PCF n'entrent nullement en contradiction avec la multiplication des dialogues avec les citoyens, que nous préconisons pour explorer avec eux les chemins vers une perspective neuve à gauche. Dans l'un et l'autre cas, c'est la droite au pouvoir et la politique ultralibérale en vigueur tant en France qu'à l'échelle de l'Europe qu'il convient, à nos yeux, de combattre.
Dans ces conditions, le scrutin du 12 juin peut même constituer un premier temps fort de la construction de ce Pacte unitaire pour le progrès. La conception de la construction européenne et particulièrement l'attitude à l'égard du Traité de Maastricht constituent, en effet, une pierre d'achoppement majeure entre le Parti socialiste et le Parti communiste.
Le 12 juin, l'un et l'autre n'apportera pas la même réponse à cette question-clé : l'Europe actuelle est-elle bonne pour l'emploi et le progrès social – comme l'on promis les partis favorables au Marché unique européen et à Maastricht – ou faut-il en changer catégoriquement le contenu et aussi rapprocher les centres de décisions des citoyens, diminuer les pouvoirs des organismes éloignés des gens et non élus, telle la Commission de Bruxelles, et faire respecter la souveraineté nationale ? Ceux qui pensent cela – et leur proportion, à gauche, a crû au fil de l'expérience vécue – peuvent aider à faire avancer le débat sur ce point capital, au sein des forces de gauche, en votant cette fois, pour la liste présentée par le Parti communiste. C'est par le débat franc et transparent – et d'abord avec les gens eux-mêmes – et aussi par l'action, l'intervention, la lutte qu'on surmontera peu à peu les obstacles.
Q. : Précisément, si le monde du travail a commencé à mesurer à quel point l'actuelle construction européenne pèse sur sa vie quotidienne, l'idée continue à prévaloir que celle-ci est hors de portée des luttes. Cela ne risque-t-il pas de nourrir le fatalisme et l'abstention ?
Francis Wurtz : Certes, ce type d'élection est difficile pour cette raison. Mais comme je l'ai rappelé, il y a eu l'expérience du référendum sur le traité de Maastricht. Il a révélé à un grand nombre de gens, en particulier dans le monde du travail, qu'ils peuvent sérieusement espérer mettre en échec et le gouvernement sur un axe essentiel de sa politique et les milieux dirigeants de l'Union européenne elle-même. Ce fut l'occasion pour les salariés et les citoyens d'investir un terrain jusqu'alors réservé à un petit cercle d'initiés. C'est une expérience qui marque !
Elle a marqué les citoyens. Elle a aussi marqué les dirigeants politiques, visiblement ébranlés par cette irruption inattendue des citoyens dans ce qui était jusqu'alors leur chasse gardée. Aujourd'hui, tous prennent soin de ne pas trop prêter le flanc à la contestation de ce type d'Europe de plus en plus indéfendable. Les uns en viennent à critiquer leur propre œuvre – D. Baudis, qui ne compte aucun ministre sur sa liste, estime, après avoir été un laudateur du Traité de Maastricht, que ceux qui se sont prononcés contre avaient de bonnes raisons de le faire – d'autres sont d'avis qu'il s'agit d'une question dépassée. Quant à l'éparpillement des listes de diversion, il se produit à point nommé pour tenter d'émousser l'impact d'un "non" de gauche clair et net à l'actuelle construction européenne.
Tant d'efforts de la part des partisans de l'Europe telle qu'elle se construit, pour échapper à la sanction de l'électorat, ne peuvent se comprendre qu'en fonction de l'existence présumée d'un fort courant d'opposition à ce qui s'est fait jusqu'ici, tant en France qu'au plan de l'Union européenne. Dans ce courant, la critique de gauche la plus catégorique et la volonté de prendre sa place dans une contre-offensive des peuples sur le terrain de l'Europe s'exprimeront dans le vote pour la liste présentée par le PCF.
Q. : Précisément, qu'en est-il dans les autres pays de l'Union européenne ?
Francis Wurtz : Il n'y a plus un seul pays où ne se manifeste sous une forme ou une autre un courant d'opposition aux orientations néo-libérales de l'actuelle construction européenne ou à leurs effets concrets sur la vie des populations. Même dans des pays, tels l'Italie ou l'Espagne où, traditionnellement, existait un consensus favorable à l'Europe en place, parmi les forces politiques, y compris à gauche, d'importantes formations progressistes dénoncent et combattent aujourd'hui ce qui est vécu avec raison comme une agression contre leur peuple. C'est vrai du PDS allemand, du Parti de la "Rifondazione comunista" d'Italie ou encore de la "Gauche unie" espagnole : Julio Anguita n'a pas hésité à comparer récemment les politiques de "convergence" économique imposées aux populations au nom de la préparation au passage à la monnaie unique européenne aux programmes de super-austérité que le Fonds monétaire international fait subir aux pays du tiers monde. C'est très significatif : même si nous ne sommes pas d'accord sur tout, l'expérience des uns et des autres ouvre la perspective de dialogues, de rapprochements et de coopérations très prometteurs entre progressistes européens de sensibilité et de culture fort différentes. Nous nous employons à favoriser la concrétisation de ces potentialités.
Q. : Quelles sont les principales mesures alternatives que vous préconisez dans l'esprit d'un "nouveau projet européen". Et d'abord sur le plan économique et social ?
Francis Wurtz : À nos yeux, la construction européenne doit être la construction… de solidarités européennes. Elle doit aider chacun des pays membres à mobiliser ses propres atouts au service de l'emploi et du progrès social. Elle doit, par une coordination des efforts et une mise en commun de certains moyens, susciter des synergies favorables à chaque partenaire en termes d'emplois, de développement technologique, de débouchés commerciaux. Elle doit enfin permettre de faire face ensemble aux défis communs : par exemple, la guerre économique et la dictature du "marché", en fait du marché financier ; par exemple aussi, à l'inverse, les déséquilibres insupportables et dangereux dans le monde, notamment à l'Est et au Sud.
Dans cet esprit, nous proposons notamment, de taxer les sorties excessives de capitaux vers les États-Unis et le Japon, ainsi que tous les mouvements de capitaux spéculatifs, et de relever la fiscalité sur le capital. Nous proposons de réaliser avec nos partenaires des co-productions équitables et créatrices d'emplois, répondant aux besoins des différents pays engagés – communications, transports, logements, rénovation urbaine… – et dans lesquels les groupes publics pourraient jouer un rôle moteur.
Nous proposons une taxation anti-« dumping-social" sur les produits réexportés vers la Communauté par des groupe délocalisés dans des pays à bas salaires. Le produit de ce prélèvement pourrait contribuer à financer des projets de développement autocentré dans les pays à bas salaires en question, au profit des populations sous-payées. Nous proposons des clauses de sauvegarde des productions, pour les secteurs menacés, le principe étant valable pour chacun des pays de l'Union européenne.
Nous proposons que le principe de la "préférence communautaire" soit élargi et appliqué à l'ensemble des produits agricoles, industriels et de services. Non pas à la façon d'un de Villiers qui, en bon "libéral", préconise la mise en concurrence des travailleurs à l'intérieur des frontières des "12" et demain des "16" avec toutes ses implications : baisse du "coût du travail", flexibilité, précarité, privatisations, libre-échange, course au profit. Mais, au contraire, comme un des moyens permettant, si on en a la volonté politique, de s'extraire de la guerre économique, de se libérer du "tout-marché", de garantir les acquis et de promouvoir les droits sociaux, de préserver et de rénover les services publics, d'orienter l'argent vers les dépenses utiles de la création d'emploi.
Nous proposons, dans cet esprit, un nouveau cadre commun. Notamment, sur le plan monétaire. Nous disons qu'il faut conserver les monnaies nationales et réformer en profondeur le système monétaire européen ; concevoir, par exemple, un "écu de coopération" fondé à la fois sur les différentes monnaies nationales et sur l'ensemble des richesses produites dans la Communauté. Ce nouveau SME doit, selon nous, assurer une solidarité contre les spéculations monétaires et fournir des crédits pour des efforts communs en matière de recherches, de co-productions, de réalisations d'infrastructures, de réductions des déséquilibres – chaque partenaire ayant, je le répète, sa part d'emplois, de valeur ajoutée, de débouchés… Bref, des coopérations équitables et constructives, sans domination. Combien de gens, qui croient être en désaccord avec le PCF sur l'Europe, aspirent-ils précisément à une telle construction ! Il faut qu'ils sachent que tel est notre projet et que celui-ci s'oppose foncièrement à ce qui se fait aujourd'hui. C'est pourquoi notre NON catégorique à l'Europe du marché unique et de Maastricht est un NON constructif, un NON de gauche.