Texte intégral
Les Échos : 6 juin 1994
Q. Y a-t-il encore des raisons de croire à l'Europe ?
Michel Rocard : Il n'y a que des raisons de croire à l'Europe, mais pas à n'importe laquelle. Les évolutions à l'œuvre font que la société est de plus en plus duale, incapable d'éviter la désespérance d'une partie importante de la population. Je ne pense pas seulement aux chômeurs, mais également aux smicards et aux jeunes sans qualification. Il faut se reprendre en main. L'Europe doit décider qu'elle est responsable de l'évolution de la croissance et de la lutte contre le chômage. Il faut une intervention régulatrice et organisatrice. C'est là que se situe le combat gauche-droite. C'est un combat contre la philosophie selon laquelle seul le marché compte.
Q. : Regrettez-vous d'avoir appelé à voter pour Maastricht ?
R. : Non. J'ai toujours dit que ce traité était capital sur le plan des procédures européennes, de la mise en place de l'Union économique et monétaire et du renforcement de l'Union politique avec des instruments de politique étrangère et de sécurité commune. Ce traité, malheureusement, s'est accompagné d'une définition de critères de convergence en termes purement financiers : ils parlent du rythme de l'inflation, de la dette, des déficits publics, des taux d'intérêt à long terme, de la stabilité des taux de change, mais ne disent rien sur la croissance et sur l'emploi. Désormais, c'est inconcevable. J'ai été macroéconomiste. Je sais que la bonne régulation économique n'est jamais univoque. Il faut s'occuper en même temps de la croissance et de son caractère non inflationniste. Maastricht sera renégocié en 1996. Nous devons, à cette occasion, nous battre pour que les critères de convergence soient complétés et introduire un objectif de croissance non inflationniste d'au moins 3 %.
Q. : Et si les critères de convergence ne sont pas complétés, accepterez-vous quand même la monnaie unique ?
R. : Oui, car c'est un objectif essentiel. Incidemment, j'ai eu la joie, pendant cette campagne, de rencontrer des gens qui ne venaient pas des grandes sphères financières et qui considéraient la monnaie unique comme une grande espérance, au regard de leurs chances à l'exportation : ce sont des producteurs des grands crus de Bourgogne, produits français s'il en est ! Selon des évaluations de la Commission, l'Europe peut, avec la monnaie unique, espérer un gain d'un point et demi de croissance, simplement par la disparition des deux entraves : des frais de change élevés et l'inhibition, à l'importation, de chaque nation qui défend sa monnaie contre les autres. À partir du moment où l'évolution de la balance des paiements entre le France et l'Allemagne devient aussi peu significative que celle de la Bretagne par rapport aux Pays de la Loire, l'Europe, où 70 % des échanges de chacun s'effectuent avec les onze autres, peut disposer d'une grande autonomie économique. Il ne sera bien sûr pas possible de créer tout de suite une monnaie unique à douze, voire à seize. Mais il faut assurer le processus grâce à un noyau dur convaincu qui, je l'espère, liera l'Allemagne, la France, le Benelux, et sans doute l'Italie.
Q. : Vous militez pour une Europe de la croissance et de l'emploi. Quelles solutions proposez-vous ?
R. : Il y a, en la matière, deux évidences. La première, c'est qu'une seule recette ne peut suffire : il faut attaquer le chômage sur six fronts à la fois. Trois directs : l'incitation à plus de croissance, la réduction de la durée du travail, le développement des emplois de proximité. Et trois indirects : la réforme de la fiscalité, celle de l'appareil de formation et la réorganisation du marché du travail.
La seconde évidence, c'est que la puissance publique, tant française qu'européenne, doit mettre la lutte contre le chômage au rang de priorité absolue. À première vue, il s'agit d'une lapalissade. En réalité, cela nécessite un bouleversement complet des modes de calcul et des instruments de mesure. Un chômeur indemnisé coûte à la société française 140 000 francs par an : moitié en allocations, un quart parce qu'il ne paye pas sa cotisation maladie, le dernier quart pour la partie de la formation professionnelle permanente qui vise à traiter le chômage. Tout chômeur embauché provoque, de ce seul fait, une économie. Mon raisonnement est donc le suivant : utilisons cette économie potentielle pour préfinancer les conditions nécessaires à son embauche. Qu'une partie au moins de la cotisation chômage devienne une cotisation emploi ! L'administration française ne s'est jamais donné la peine de réfléchir sur cet exemple, si bien que nous n'avons pas les instruments permettant une lutte active en faveur de l'emploi. Nous restons dans un système de décision où la direction du Budget, qui travaille à l'horizon d'un an, freine toutes les dépenses, y compris celles qui pourraient lui permettre de rentrer dans ses fonds un peu plus tard. Il faut rompre avec ces habitudes.
Q. : La stimulation de la croissance vous paraît essentielle. Le grand emprunt européen est-il la bonne façon d'y parvenir ?
R. : En dessous d'un taux de 3,5 à 4 %, qui paraît aujourd'hui hors de portée, la croissance peut ralentir la progression du chômage mais elle ne crée pas suffisamment d'emplois pour le résorber. Par ailleurs, la lutte active contre le chômage nécessite un surplus financier. Faute de quoi nous tombons sur le problème politiquement terrible de la répartition de la rareté. Nous avons donc un vrai besoin de croissance. D'où notre idée de « nouvelle donne européenne », qui n'est autre que l'initiative de croissance de Jacques Delors, en plus puissant. C'est d'ailleurs ce que demandent un certain nombre de grands économistes, comme Edmond Mallinvaud. Il faut bien voir les chiffres. Nous approchons les 8 000 milliards d'écus de production intérieure brute pour l'Union européenne. Nous parlons de 50 milliards d'écus, d'emprunts par an pendant cinq ans, c'est-à-dire 06 % du PIB. Si cet emprunt est à dix ans, cela fait une charge limitée à 0,7 pour mille par an pour une Union européenne qui n'est pas endettée.
Q. : Comment expliquez-vous que Rudolf Sharping, le président du SPD allemand, ne soit pas partisan d'un tel emprunt ?
Il est un peu moins enthousiaste que nous, mais il a signé le manifeste commun des partis socialistes européens qui appelle à ce grand emprunt. Avec 50 milliards d'écus par an, l'Europe peut financer dans les 200 milliards de travaux et commencer à parler sérieusement de centaines de milliers de créations d'emplois dans trois secteurs clés : les infrastructures, la réhabilitation de logements et l'environnement.
Q. : Vous militez aussi pour la réduction du temps de travail, mais vos partenaires européens, eux, sont nettement moins enthousiastes.
R. : J'arrive petit à petit à les convaincre. En France, le débat a été pollué, pratiquement tué, par les simplismes tragiques du député RPR Jean-Yves Chamard : il voulait passer aux 32 heures tout de suite et par la loi ! Or l'expérience historique montre que la réduction du temps de travail peut se faire grâce à une adaptation très flexible de chaque entreprise, de chaque branche. Cela doit être d'abord la décision des partenaires sociaux, même s'il faut une incitation d'État. Tout le monde nous dit : il n'y a pas d'argent, qu'est-ce que cela va coûter ? J'observe que, vers 1880, on travaillait douze heures par jour, six jours par semaine sans congés payés. Soit 3 200 heures par an. Nous sommes aujourd'hui à mi-temps et le pouvoir d'achat tant horaire que mensuel n'a pas cessé d'augmenter. Quelle est la clé de ce mystère historique ? Les gains de productivité, hors investissements, ont été partagés en deux et la moitié a été affectée à la baisse de la durée du travail. Le mouvement est aujourd'hui stoppé. Il faut le reprendre avec sérieux et détermination.
Q. : Vous parlez d'une réduction du temps de travail, négociée et différenciée. Quelles en seraient les formes ?
R. : La piste la plus prometteuse est le développement de la retraite progressive. Le système marche en Suède, où vous avez la possibilité, à 50-55 ans, de dire : je travaille à trois quarts de temps et je prends un quart de ma retraite. Plus les années passent, plus le temps de travail se réduit. L'amputation de salaire est faible et progressive. Deuxième solution : les heures supplémentaires. On en a, en France, pour l'équivalent de plus de 500 000 emplois. Alors, je propose une négociation interprofessionnelle qui viserait à remplacer les heures supplémentaires par des repos compensateurs, progressivement, en trois ans. Cela ne sera évidemment possible qu'à condition de compenser le manque de pouvoir d'achat qui en résultera. La troisième piste, c'est le temps partiel vraiment choisi. La France est curieusement le pays d'Europe où il y a le plus faible pourcentage de personnes, même chez les femmes, qui travaillent à temps partiel. Pourquoi ? Parce qu'on ne connaît ce système que sous la contrainte, dans les conditions où les garanties de carrière, les droits syndicaux sont assez largement amputés. Nous nous battons donc pour la négociation d'une charte du temps partiel choisi, qui garantirait le retour du travail à temps plein si nécessaire et préserverait intégralement les droits syndicaux.
Q. : Les slogans du type les 35 heures tout de suite, c'est donc terminé ?
R. : Sous condition d'un peu de reprise conjoncturelle et de la mise en place des grands travaux européens, il est possible d'annoncer un jour, par la loi, que dans un an, on descend à 37 heures hebdomadaires et, dans trois ans, à 35 heures hebdomadaires sous condition que les partenaires sociaux viennent dire où ils ont besoin de compensations. Ma conviction est simple : toute idée de faire la réduction du temps de travail, tout de suite, avec baisse générale et obligatoire des salaires, est inacceptable. C'est par la redistribution qu'on y parviendra : puisque tout chômeur employé économise à peu près 140 000 francs par an à la collectivité, il est légitime de mettre 30 000 à 40 000 francs dans le financement des charges supplémentaires des entreprises pour qu'elles puissent garder la même masse de salaires, et donc embaucher.
Q. : Vous plaidez aussi pour le développement des emplois de proximité. Comment les financer ?
R. : Prenons un exemple : les personnes âgées devenant dépendantes coûtent plus cher lorsqu'elles sont soignées en établissement hospitalier qu'à domicile. Pour qu'elles restent chez elles, ce qui est humainement préférable, il faut des aides médicales et ménagères. C'est une dépense nouvelle mais, en même temps, une économie pour les comptes de la Sécurité sociale et pour l'assurance-chômage. Il faut faire sur le champ social la même chose que ce que l'on fait sur le champ économique : organiser un tour de table des organismes concernés – communes, départements, Assedic, caisses de retraite, caisses maladie – pour parvenir à cofinancer le chèque service. Les besoins dans ce domaine sont énormes, les créations d'emplois qui pourraient en résulter ne sont pas loin du million. Et je ne laisserai personne dire qu'il s'agit de « petits boulots » : pour s'occuper des personnes âgées dépendantes, de la petite enfance et des handicapés, il faut une vraie qualification.
Q. : On parle beaucoup des rigidités structurelles françaises, que faut-il faire ?
R. : Nous allons vers une société du savoir. La source de la valeur ajoutée des hommes par rapport à la machine sera soit la gestion des relations humaines, soit la mise en œuvre d'un savoir-faire et, surtout, tout ce qui relève de l'intelligence et de l'invention. Or nos systèmes de formation professionnelle sont loin d'être assez performants. C'est la première piste de réforme. Il est également évident qu'il y a en France un problème de prélèvements obligatoires. La surtaxation relative du travail ouvre un champ de réforme considérable : la CSG est infiniment plus saine et juste que les cotisations pour financer la Sécurité sociale. Il y a une vraie légitimité à l'augmenter, si l'on baisse en parallèle les cotisations sociales. Si, en outre, l'impôt sur le revenu était prélevé à la source et rendu de ce fait moins dolore, nous aurions beaucoup plus de souplesse pour faire cette mutation de la cotisation assise sur le salaire vers l'impôt assis sur tous les revenus. Enfin, au rang des rigidités françaises, il faut bien faire figurer l'organisation du travail. Ne me faites pas dire qu'il faut fusionner l'ANPE, les Assedic, les organisations de formation professionnelle, mais il faut œuvrer pour une meilleure synergie.
Q. : Revenons à l'Europe. Le groupe socialiste, au sein du Parlement européen, pourra-t-il promouvoir une telle politique sociale ?
R. : Je l'espère bien. Ce Parlement, c'est le premier de l'après-Maastricht. Le premier à ratifier la composition de la Commission, le choix de son président, et qui a sur le budget de l'Europe une souveraineté partielle mais en dernier ressort. Et le groupe parlementaire socialiste dans ce Parlement peut obtenir la majorité absolue.
Q. : Peut-on accélérer la réforme des institutions et aboutir à cette Constitution de l'Europe que vous revendiquez ?
R. : Sur le plan des procédures européennes, cela va déjà mieux depuis Maastricht. Je suis partisan d'une extension du vote à la majorité, je l'ai dit à mes amis norvégiens, suédois, finlandais, autrichiens. C'est une condition qu'ils acceptent. Et si je demande une Constitution européenne, je tiens à rappeler que le Parlement sortant a rédigé un pré-projet et que l'Allemagne y travaille : il y a donc un besoin.
Q. : Mais cela suppose de prononcer un mot tabou, une organisation ou, à tout le moins, une approche fédérale…
R. : Nous serons une fédération de nations, partageant leur souveraineté pour gérer un certain nombre de choses en commun, et la conservant pour le reste. C'est cela qui compte. L'Europe s'appelle Union européenne, cela va bien comme cela.
Q. : L'élargissement ne vous fait pas peur ?
R. : Si l'Europe est dans le trouble, c'est surtout parce qu'elle ne sait pas ce qu'elle veut. Le premier élargissement a été fait avec des pays dont l'inclination européenne était faible, surtout dans le cas de la Grande-Bretagne qui a voulu détourner la logique européenne initiale. Les quatre nouveaux pays qui nous rejoignent sont ceux où le chômage est le moins élevé, où la protection sociale est pratiquement la meilleure, où la tradition sociale-démocrate est extrêmement forte. Cela aidera à organiser la convergence des volontés, notamment au Parlement européen. Passer à vingt, c'est autre chose, on n'y est pas prêts. Pas avant que ne soit écrite la Constitution, qui permettra à tous les citoyens européens de savoir à quoi ils adhèrent.
Le Figaro : 8 juin 1994
Le Figaro : Vous avez dénoncé la pauvreté du débat, et Jacques Delors, un « déficit de convictions » dans la campagne européenne. À qui la faute ?
Michel Rocard : Il y a trois raisons à cela. D'abord, le manque de lisibilité immédiate de l'enjeu européen. Il y en a un pourtant : mobiliser les institutions européennes au service de l'emploi. Mais il faut remonter le scepticisme hérité du débat de Maastricht. La deuxième raison tient à la multiplication des listes, qui privilégient un problème déterminé au lieu de proposer un vison global. Ce fractionnement opacifie tous les enjeux et les perspectives. Il n'y a plus moyen de s'y retrouver. N'oublions pas non plus que pendant quinze jours, trois semaines, il a été impossible de parler d'autre chose que des constitutions de listes, des bisbilles entre les hommes, et pas du tout du fond. Il y a de quoi détourner le monde !
Q. : Quel est votre principal contradicteur dans cette mêlée ?
R. : Mon principal adversaire est le conservatisme et, donc à titre principal, la liste que conduit Dominique Baudis pour le compte du gouvernement. Le fait que cette liste soit composée, en alternance, d'un UDF et d'un RPR, quasiment d'un pro-européen et d'un anti-européen, conduit à la vacuité des propositions. Je suis donc le seul à en avancer. Mon discours est le plus constructif et les plus homogène de tous : un grand emprunt européen, la concertation sur la réduction de la duré du travail et enfin une Constitution pour l'Europe.
Q. : Dans ces conditions comment expliquez-vous la distance qui paraît se creuser entre les Français et vous ?
R. : Attendez donc dimanche pour en juger ! Le sens de la pente, depuis dix jours, me paraît un peu meilleur. Et puis, parlons un peu de la droite ! Qu'une majorité aussi puissante, aussi brillamment élue, ne soit pas sûre de dépasser les 30 % est quand même spectaculaire, mais, curieusement, on en parle peu.
Q. : Pourquoi tous ces feux croisés du PS contre vous en pleine campagne ?
R. : Attention à la manière dont on des décrit. En fait, ce sont souvent des pistolets à bouchon, sans portée ni danger, mais bruyants. Mon combat pour la rénovation de la pensée de la gauche, contre un certain nombre d'archaïsmes, aussi bien dans la pensée économique que dans des comportements liés au pouvoir, ne peut pas plaire à tous. Cela ne date pas d'aujourd'hui ! Je ne suis pas surpris que cette bataille soit l'occasion, pour certains, de pousser les derniers feux.
Q. : Comment s'inscrit cette campagne européenne dans la reconstruction de la gauche ?
R. : Elle permet d'abord de mobiliser nos propres forces, de rassembler le PS. Détail significatif et un peu inespéré : nos fédérations et nos sections ont déjà commandé 20 % de matériel de campagne de plus que pour les européennes de 1989, qui était pourtant une meilleure année électorale. Que le parti se mobilise encore plus, après sa défaite de l'an dernier, est un motif d'espoir. Reste que, dans l'électorat, nous n'avons pas encore surmonté les raisons du rejet subi en 1993. C'est clair.
Cette campagne aura une autre vertu probable. Elle apportera la démonstration que l'on ne peut en rester là. Dimanche, ce sera le dernier jour de l'éparpillement. Dès lundi, il faudra commencer à rassembler.
Q. : Quelle valeurs de gauche représente Tapie, d'une part, Chevènement, de l'autre ?
R. : Ces deux hommes sont les seuls à avoir refuser de s'associer au processus des Assises de la transformation sociale. Je le regrette. Eux aussi, sans doute. Pour l'immédiat, ils ont pris la responsabilité de disperser les voix de la gauche, ce qui ne profite qu'à la droite.
Q. : Que va-t-il se passer, au PS au lendemain du 12 juin ?
R. : On revient au processus des Assises de la transformation sociale, dont je rappelle qu'elles rassemblent des forces politiques présentes sur cinq listes, au moins, et à peu près toute la gauche, sauf ceux qui s'en sont séparés volontairement. Mais il faut franchir une étape de plus, importante. C'est ce que j'appelle la « nouvelle alliance ». Elle devra œuvrer au rassemblement de toute la gauche, dans la perspective de la présidentielle et des municipales. Les élections à venir structureront la politique française pour plusieurs années. Donc, ou nous serons durablement éparpillés, ou nous serons durablement rassemblés. Je vais évidemment travailler sur la seconde hypothèse.
Q. : Pourrait-elle déboucher sur une fédération de la gauche comme le proposent les animateurs de la gauche socialiste ?
R. : Pourquoi pas ? Mais n'anticipons pas. J'ai le souci de ne laisser personne en route, après une telle période de division. Les Assises de la transformation sociale sont, quand même, une grande première. Elles n'ont pas d'équivalent depuis le début du XXe siècle. La « nouvelle alliance » fera un grand pas de plus. Si une fédération devait suivre, c'est de ce processus qu'elle naîtrait.
Q. : Ne fallait-il pas tenir ce discours plus tôt dans la campagne européenne ?
R. : Non. L'urgence était d'abord de parler du 12 juin. Mais, plus on s'en approche, plus il y a de gens pour s'interroger sur la suite. Ma responsabilité est de répondre à cette question aussi. Pas trop tôt car il ne serait pas bon de sauter à pieds joints par-dessus le scrutin, pas trop tard car il faut tracer une perspective claire pour la suite, à une gauche un peu désemparée par la multiplicité des listes.
Q. : À la suite des positions que vous avez adoptées sur la Bosnie, le fossé entre vous et François Mitterrand s'est encore creusé. Est-ce un motif supplémentaire d'inquiétude ou le début d'une clarification nécessaire ?
R. : Notre attitude sur la Bosnie ne doit rien à des considérations de politique intérieure. Il est quand même normal en démocratie que deux hommes puissent ne pas être absolument d'accord sur tout, de manière permanente. Il y a des analyses distinctes, également défendables, également respectables. Il ne faut pas personnaliser. La position que je défends est celle qui a été adoptée par tout le bureau national du PS, avant même que l'on entende parler quelques intellectuels.
Q. : Comment jugez-vous leur attitude et la décision de ceux qui ont décidé de se retirer de la bataille européenne ?
R. : Les intellectuels avaient beaucoup à dire dans ce débat. Présenter une liste, c'est autre chose ! Mais ce n'est pas à moi de porter de jugement. Ma conduite sera toujours de parler du fond, et de laisser les gens prendre leurs responsabilités ou afficher leur irresponsabilité.
Q. : Jacques Delors a-t-il tort quand il affirme que la levée de l'embargo ne « tournera pas à l'avantage des Bosniaques » et provoquera l'engagement des forces militaires de l'Occident ?
R. : C'est un risque que nous avons tous décrits, y compris moi. Mais la demande est faite par les Bosniaques, et elle est légitime. Il reste que, comme tout le monde, je préférerais que l'ONU fasse appliquer ses résolutions. Malheureusement, elle n'y parvient pas, et les Bosniaques continuent de mourir sans même pouvoir se défendre.
Q. : Que reprochez-vous à Édouard Balladur, au terme d'un peu plus d'un an à Matignon ?
R. : J'ai deux principaux griefs. D'abord, voilà une coalition politique qui a eu tout le temps de se préparer au pouvoir. Et on l'a vue commencer par cette faute qui est de faire de la déflation. Ce qui ne pouvait qu'aggraver la récession. Aujourd'hui, nous allons pouvoir profiter, un peu, de la reprise chez les autres. Mais rien n'a été fait pour la provoquer ou la stimuler chez nous.
Q. : Qu'est-ce qui vous permet de dire que « rien » ne vous empêchera d'aller à la bataille présidentielle ?
R. : Je crois à des idées, et je me bats. La démocratie est le meilleur des régimes, mais les périodes naturellement plus difficiles sont les campagnes électorales. Mettons-nous un instant dans la peau d'un chômeur.
Est-il acceptable de voir les responsables politiques du pays passer l'essentiel de leur temps à traiter de questions de personnes ?
Et puis, regardons-la, cette présidentielle. Il existe des précédents.
Le vainqueur n'est jamais celui que tout le monde voit gagnant, sûr, un an avant. Tout se joue dans les quatre ou cinq derniers mois.
On peut, auparavant, échanger des considérants, bavarder, cela n'a jamais eu aucune espèce d'importance.
Enfin, on ne gouverne pas tout seul la France, d'en haut. N'importe quel président de la République pourrait grandiloquer à sa guise, rien ne remplace un tissu politique animé de la même philosophie, des mêmes ambitions. Mon travail est de reconstruire, non pas ma propre candidature, mais l'ensemble de la gauche. C'est ce que je fais.
J'ai jusqu'au début de l'année prochaine pour continuer à rassembler les forces de gauche, essayer de leur faire prendre conscience que, malgré l'émiettement historique et les intérêts électoraux contradictoires, il y a des visions communes qui méritent bien que l'on organise une bataille commune.