Texte intégral
Monsieur le Président,
Monsieur le rapporteur,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
Il est rare que la représentation nationale ait à examiner un projet de loi relatif à l'emploi de la langue française. Et pourtant, depuis toujours en France, la langue est une affaire d'État.
L'Ordonnance de Villers-Cotterêts, la création de l'Académie Française, un arrêté de Prairial an IX jalonnent l'histoire de la langue française. Plus récemment, la loi du 31 décembre 1975 dont votre collègue Marc Lauriol a été le rapporteur à l'Assemblée nationale, est venue fixer quelques règles pour l'emploi de la langue française en France. Le 25 juin 1992, la Constitution était modifiée pour qu'y soit inscrit le principe selon lequel la langue de la République est le français. Enfin, en mars 1993, le gouvernement précédent, dont je tiens à saluer le mérite, déposait un projet de loi sur le même sujet.
C'est dire quelle importance revêtent ces moments où la Nation assemblée se penche sur la langue nationale. C'est dire l'éminente dignité de Pacte qu'elle accomplit ainsi.
Votre rapporteur a justement voulu se poser d'abord la question de l'opportunité de légiférer et s'interroger sur le sens d'un tel acte au moment où quelques voix, au demeurant peu nombreuses, s'étonnent de voir le gouvernement proposer un texte sur la langue.
Faut-il rappeler, comme l'a prouvé une étude universitaire récente, que plus de cent-vingt États dans le monde ont adopté des dispositions constitutionnelles en matière linguistique alors que la France a attendu 1992 pour le faire ?
Faut-il rappeler que dans tous les pays, quels que soient leurs systèmes juridiques, il existe des règles écrites ou jurisprudentielles qui régissent l'usage des langues ?
Faut-il rappeler que des directives communautaires fixent des prescriptions en ce domaine, qu'il s'agisse de l'étiquetage des denrées alimentaires, ou de l'obligation pour un médecin de travailler dans la langue du pays où il exerce ?
Faut-il rappeler enfin que l'Académie française n'est pas seule au monde à régir une langue ; que l'orthographe allemande fait aussi l'objet d'une réglementation ; que c'est même un traité international conclu entre les Pays-Bas et la région flamande qui définit l'évolution de la langue flamande ; qu'enfin, ce sont les industriels et les utilisateurs qui réclament l'élaboration de normes linguistiques car il en faut bien pour mettre valablement sur le marché par exemple des traducteurs automatiques ou correcteurs orthographiques informatiques ?
Vous le voyez, la langue est un élément de la vie de la Cité. La nécessité conduit naturellement, dans le domaine de la langue comme dans d'autres à édicter des règles.
Certains ont cependant prétendu que la langue serait chose trop importante pour qu'on légifère, comme on avait un moment cru que la bioéthique était une matière trop profonde pour que la loi s'en mêle. Curieux raisonnement qui, sous prétexte de libéralisme, sous prétexte de préserver la liberté individuelle, dénierait au Parlement le droit de débattre des sujets de société.
C'est le rôle du Parlement, et notre démocratie doit s'en féliciter, de débattre, dans notre pays, de sujets tels que celui-ci.
Ce rôle, votre Assemblée l'a une fois de plus illustré de manière exemplaire par la qualité des travaux de votre commission conduite par le Président Maurice Schumann, qui réunit en lui à la fois la science immortelle de l'Académie Française et le témoignage des plus grands moments de notre histoire récente. Elle l'a illustré également, grâce à la très haute tenue et la hauteur de vue du rapport du Sénateur Legendre qui a su retracer le cadre dans lequel s'inscrit cette législation et bien circonscrire son objet. Je sais que votre Assemblée est en cette matière vigilante, comme en témoignent les nombreuses questions écrites que beaucoup d'entre vous, récemment le sénateur Voilquin notamment, m'adressent.
D'abord, je voudrais dire ce que cette loi n'est pas.
Cette loi n'est pas une loi sur la langue elle-même, sur son évolution, sur l'usage du "franglais" par exemple. Le gouvernement n'a jamais prétendu régir la langue ni entraver son évolution naturelle. C'est l'Académie qui est la gardienne de l'usage ou son greffier pour reprendre une formule de son secrétaire perpétuel. Il s'agit essentiellement par ce texte de garantir au citoyen, au salarié, au consommateur que l'usage d'une langue étrangère ne lui soit pas imposée au détriment de la langue v nationale. C'est un droit élémentaire du citoyen de pouvoir disposer d'informations dans la langue de la République.
Cette loi n'est pas davantage, je voudrais très solennellement rassurer ceux qui se sont inquiétés, avec une vigilance à laquelle je ne peux que rendre hommage, une loi tournée contre les langues régionales. Il fut un moment regrettable de notre histoire, dans lequel les dispositions destinées à bannir le latin et à réhabiliter la langue vulgaire, le français, ont été tournées contre les langues régionales, privant la France de grandes richesses. Aujourd'hui encore, l'enrichissement de la langue française doit passer par la redécouverte du vocabulaire des langues régionales plutôt que par l'invention de néologismes artificiels ou douteux. Cette époque est à présent révolue : des efforts ont été faits, et vous connaissez la détermination de mon collègue François Bayrou, pour réhabiliter ces langues.
Le présent projet de loi, qui régit un autre sujet, celui des rapports entre la langue de la République et les langues étrangères, ne gênera en rien la pratique des langues régionales. Le gouvernement a souhaité l'exprimer explicitement à l'article 19 de son projet.
Ce projet de loi cherche donc seulement à garantir l'emploi de la langue de la République en France dans un certain nombre de situations. Si ce projet reprend un certain nombre de dispositions classiques qui figuraient dans plusieurs projets déposés par des parlementaires et dans le projet que le précédent gouvernement avait bien voulu déposé sur le bureau de votre Assemblée, il s'en distingue par quelques caractères propres que je voudrais résumer.
D'abord, en plusieurs points, le gouvernement a souhaité ne pas établir une distinction entre les services publics et les autres personnes morales ou physiques : le français est la langue de la République, ce n'est pas seulement une langue officielle.
Ensuite, le gouvernement a souhaité élargir la portée de certaines dispositions antérieurement envisagées.
C'est ainsi que la portée des articles modifiant le Code du travail est plus large que dans les projets précédents. Par ailleurs, des domaines nouveaux, comme celui des manifestations, colloques et congrès apparaissent.
Enfin, le gouvernement a souhaité que ce texte, comme ce fut hélas le sort de la loi de 75, ne reste pas déclaratif : il a eu le souci de proposer des rédactions suffisamment précises pour être applicables ; il a eu également le souci de prévoir chaque fois que possible des sanctions civiles pour garantir l'application du texte.
S'agissant des sanctions pénales, le gouvernement propose d'instituer un double régime de sanctions : pour les infractions à l'article premier, reconduire, sous certaines réserves, le dispositif actuel et pour les autres infractions, créer un régime autonome de sanctions contraventionnnelles. Pour compléter ce dispositif, il est prévu de reconnaître largement le droit des associations d'agir en justice pour réclamer l'application de la loi.
Voilà, mesdames et messieurs les Sénateurs, brièvement résumée car il est inutile d'être bien long après l'excellent exposé de votre rapporteur, l'économie du projet qui vous est présentée.
Je voudrais cependant ajouter quelques mots pour indiquer dans quel esprit il convient d'examiner un tel texte pour lui donner tout son sens, en conscience mais avec mesure.
Il importe en effet, au-delà des caricatures anecdotiques de la question du franglais, de bien redonner tout son sens à ce projet de loi et de rappeler quelques idées forces.
La première idée, c'est que La France, et sans doute tous ceux qui ont pour l'humanité quelque idéal, souhaitent que le monde de demain soit plurilingue. Les linguistes aiment à rappeler que les langues évoluent. Ils savent aussi qu'elles meurent. Ce n'est certes pas le danger qui guette la langue française et cette question ne doit pas être abordée dans un esprit frileux.
Mais personne ne souhaite que de grandes langues de culture se trouvent de fait reléguées dans des usages secondaires, ne servent plus à désigner des réalités nouvelles. Le japonais, l'italien, l'espagnol, l'allemand v doivent pouvoir demeurer de grandes langues vivantes, modernes.
Prendre les dispositions qui s'imposent pour garantir que chaque langue conserve sa place dans la vie de la Cité, c'est contribuer à la vitalité du plurilinguisme au niveau mondial et à la diversité des cultures et des pensées.
La deuxième idée, c'est que cette promotion de la langue française, comme celle des autres langues est le contraire d'un repli sur soi. C'est même la condition indispensable de l'ouverture. Il n'y a pas de plus grande erreur en cette matière que de croire que l'usage d'un sabir international soit un signe d'ouverture. D'ailleurs doit-on relever que la Nation qui maîtrise le mieux cet anglo-américain, qui pourrait donc communiquer le plus facilement avec ceux qui l'utilisent ailleurs, est précisément l'une des nations les plus protectionnistes ? Faut-il relever avec quelque cruauté que ceux qui abusent de la manière la moins justifiable de l'anglais en France sont souvent ceux qui le connaissent le moins ?
Faut-il même relever que ce sont certains services publics, abrités de la concurrence internationale, ignorant parfois de ses réalités, qui commettent les abus les plus criants en cette matière ? Comment ne pas s'indigner de l'argumentation de certaines autorités de France-Télécom estimant que la suppression de l'accentuation dans le logotype de l'entreprise était destiné à abandonner un signe exotique, préjudiciable au rayonnement international de l'entreprise.
Hélas, certains confondent ouverture et aliénation. Certains croient que, pour exporter, pour échanger, il faut renoncer à ce que l'on est, utiliser, même chez soi, le langage de l'autre.
N'est-ce pas finalement la pire négation de l'Autre et de l'échange que de croire que pour échanger, il faut se ressembler ?
Or, bien au contraire, est-il d'autres moyens d'accéder à l'universel, d'échanger au plus haut niveau, que de donner le meilleur de soi-même, de la manière la plus authentique ? Dostoïevski, dans le journal d'un écrivain, a merveilleusement démontré, qu'il n'y aurait de grande littérature russe que quand les Russes seraient émancipés de la langue française. Cela n'enlève rien à l'universalité de son œuvre et c'est grâce à cet acte de foi dans les possibilités expressives du génie russe que les Français peuvent aujourd'hui accéder à ces chefs d'œuvre. Dans le domaine scientifique également, nombreux sont ceux qui ont dénoncé l'appauvrissement de la pensée et des échanges causé par l'usage d'une langue internationale trop pauvre.
La troisième idée force, c'est que nous avons à l'égard de notre langue des devoirs particuliers.
Des devoirs que nous dictent d'abord les nécessités de l'industrie et de l'économie ; l'affaiblissement du rôle de la langue française dans un monde d'informations signifierait à terme, et c'est le sens de la mission que j'ai confiée à André Danzin, la perte de compétitivité des industries françaises de la langue et la domination des entreprises étrangères.
Les Japonais et les Américains l'ont bien compris. Il est temps que les Français, plus prompts à s'enflammer pour leur patrimoine qu'à penser le long terme, prennent conscience de ces enjeux.
Des devoirs ensuite à l'égard de l'ensemble de la Nation : la langue française est la langue de la République, c'est la langue de l'intégration nationale, celle qui garantit à tous l'égalité, qui assure le lien social. Toute utilisation abusive par des services publics, des entreprises, des médias, d'une langue étrangère qui n'est pas comprise par tous, est à certains égards un acte de mépris à l'égard de ceux auxquels on renonce ainsi à s'adresser. Aussi grande que soit l'ambition, souvent puérile, de quelques uns de s'affirmer à l'égard du plus grand nombre, elle ne doit pas conduire à renier le lien le plus évident de la communauté nationale, la langue française.
Des devoirs enfin à l'égard des presque cinquante pays qui partagent notre langue, qui l'illustrent et la défendent avec une passion souvent supérieure à la nôtre.
Nous avons le devoir de conserver vivante notre langue car elle n'est pas le seul patrimoine de la France ; Et quand on revient d'Indochine où l'on a senti brûler l'ardent désir de la langue française, malgré des années d'éloignement, on sait que cette responsabilité n'est pas un vain mot mais une réalité vivante.
Quand on sait qu'à nos portes, de l'autre côté de la Méditerranée, chaque jour, des intellectuels, des artistes, de simples citoyens sont assassinés parce qu'ils ont choisi de revendiquer l'usage de la langue française, nous devons être heureux d'appartenir à une Nation qui met son honneur à légiférer sur sa langue, sur ses mots, par laquelle s'expriment et sa pensée, et son histoire et son avenir et ses passions, et ses rêves et ses espérances.