Déclarations de M. Michel Rocard, Premier secrétaire du PS, au soir de l'élection européenne le 12 juin 1994 et devant le bureau national du PS le 15, respectivement publiées dans "La Lettre de Vendredi" et "Le Monde" du 17 et interview à Europe 1 le 13, sur les leçons de la défaite socialiste et sur son propre avenir au sein du parti.

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Média : La Lettre de Vendredi - Europe 1 - Le Monde

Texte intégral

La Lettre de Vendredi : 17 juin 1994
Déclaration de Michel Rocard lors de la soirée électorale, 12 juin 1994

Je veux commencer par remercier toutes celles et tous ceux qui, dans une conjoncture difficile, nous ont témoigné leur confiance.

Ces élections montrent une désaffection certaine vis-à-vis des messages européens proposés par les grands partis politiques. La droite se tasse, et c'est une sanction pour elle qui est au gouvernement. Certes, l'ensemble de la gauche progresse à nouveau. Mais c'est une gauche divisée, une gauche émiettée.

Notre campagne a manqué d'audace. Les Français viennent de nous dire que n'avons pas parlé assez fort, que nous n'étions pas assez proches d'eux. J'en prends acte.

D'autres combats nous attendent. Dès le mois prochain les socialistes ayant progressé dans de nombreux pays, nous allons, au Parlement européen, agir contre le chômage.

En France, les Français ne nous écouteront à nouveau que si nous-mêmes savons mieux les écouter. C'est un défi pour toute la gauche qui doit, ensemble, dans une nouvelle alliance, retrouver à la fois le sens du concret, celui de l'espoir et celui de la morale.

Ma tâche et mon devoir sont là. Je les assumerai, en gardant à l'esprit que toute action politique exigeante comporte des hauts et des bas. Et c'est à renforcer la confiance des Français dans un rassemblement de toute la gauche que je mettrai, plus que jamais, toute mon énergie et toute ma force de conviction.


Europe 1 : 13 juin 1994

Q. : Comment ça va ce matin ?

R. : Pas mal. Le chemin politique n'a jamais été pavé de pétales de roses, je le sais, ce n'est pas la première fois que les choses sont difficiles. J'ai l'habitude, on tient.

Q. : 14,5 % des voix pour votre liste, hier, ce n'est pas un bon résultat. Vous avez décidé de faire comme si de rien n'était…

R. : Non, pas comme si de rien n'était. Nous avons beaucoup de choses à changer et beaucoup à réfléchir. On tient, on continue en changeant beaucoup de choses.

Q. : Qu'allez-vous changer ? Vous avez dit hier : « Notre campagne a manqué d'audace. » Il aurait fallu être plus européen ?

R. : Il aurait fallu être plus clair sur le fait que le chômage est le produit de ce système où l'argent domine trop, c'est le capitalisme et il faut aller jusqu'au bout de la mise en cause. J'ai fait une campagne très européenne, plus européen n'a pas de sens, mais je m'en suis tenu aux propositions immédiates pour intensifier la lutte contre le chômage. Il fallait voir plus loin et décrire tous les changements dont notre société a besoin. Notre société devient duale et le vote tel qu'il se décrit, montre bien que tous ceux qui s'en sentent exclus ont émis un vote de colère, un vote protestataire. Il fallait mieux comprendre cette exclusion et aller plus loin dans la mise en cause de nos mécanismes sociaux d'aujourd'hui.

Q. : Vous avez un peu manqué de vision ?

R. : Je ne suis pas sûr du tout qu'on en manque mais nous n'avions pas choisi de la dire. Nous avions choisi les propositions pour l'immédiat. Le concret européen n'a pas suffi. C'est toute une interrogation sur la société marchande telle qu'elle est aujourd'hui et sur la société à deux vitesses que ce scrutin exprime.

Q. : En fait vous dites ce matin : « Je n'ai pas fait une campagne assez à gauche. »

R. : On peut le dire de la sorte. Elle l'était en ce qui concerne le chômage, nous avons été les plus offensifs. Mais ça n'est pas passé. Je n'aurais pas plus à dire toute de suite, sur la manière de combattre le chômage, je pense que nous sommes ceux qui allions le plus loin. Mais nous n'avons pas fait la liaison avec l'organisation sociale dans son ensemble, avec l'immensité de la spéculation financière, avec cette concentration toujours croissante et avec exclusion d'un nombre croissant de gens. C'est toute une société qu'il faut commencer.

Q. : On va voir un Rocard plus à gauche au vu de ce scrutin, vous allez vous gauchir ?

R. : Si vous voulez. On va surtout voir des socialistes plus complets dans l'analyse de la société et plus combatifs.

Q. : De Villiers et Tapie ont, chacun dans leur champ, fait un malheur. Est-ce que cela ne montre pas que les Français en ont assez du discours consensuel et qu'ils veulent qu'on leur parle politique avec des tripes ?

R. : Ça peut vouloir dire ça. L'électorat de B. Tapie est incontestablement un électorat populaire, il faut rendre la tripe compatible avec ce qu'il y a en effet, à faire.

Q. : Est-ce que l'atout de Tapie n'est pas d'avoir su s'adresser aux couches populaires, de savoir parler « peuple » ?

R. : Oui, mais il ne s'agit pas seulement de parler, il faut faire aussi après. Je ne sais toujours pas ce que veut dire « rendre le chômage illégal », ni « travailler 6 jours par semaine ». N'importe quoi n'est pas la bonne réponse.

Q. : N'importe quoi ?

R. : Ce n'est pas à moi de commenter, il y a eu des experts pour ça. Tout le monde sait que la lutte contre le chômage suppose plutôt une pente inverse. Mais il est vrai que B. Tapie a éveillé des espérances populaires.

Q. : Est-il de gauche ?

R. : Il a fait une campagne plutôt de gauche.

Q. : Vous ne le mettriez pas à côté de J. Jaurès, Blum, Mendes-France ?

R. : Je ne pense pas.

Q. : Où, alors ?

R. : C'est à lui de dire où il va se situer. On verra bien comment il vote au Parlement européen. Il y a encore des confirmations à obtenir.

Q. : Vous ne le mettriez pas à côté de P. Poujade ou de Le Pen ?

R. : Non.

Q. : Un peu plus à gauche ?

R. : Oui, quand même. Le discours peuple d'aujourd'hui est quand même plus complexe.

Q. : Vous n'avez jamais éprouvé beaucoup d'amitié pour Tapie, mais maintenant, avez-vous envie de lui tendre la main ?

R. : Le problème que pose B. Tapie est plus compliqué que ça. Nous allons y réfléchir ensemble.

Q. : Vous allez le rencontrer ?

R. : Ça me parait inévitable, nous allons siéger dans le même Parlement.

Q. : Et Chevènement, vous avez envie de lui dire : « Allez. Jean-Pierre, reviens à la bergerie, on l'attend » ?

R. : Il a ses choix à faire. De toute façon, ce qui va commencer dans la gauche française, c'est le travail de convergence et de regroupement. Nous l'avons commencé avec les Assises de la transformation sociale, j'ai annoncé, jeudi dernier, que cela se développerait sous une forme plus organique, plus offensive, lié aux élections municipales et présidentielles, avec la nouvelle alliance. On va la mettre sur pied. Tout cela va commencer, viendra qui veut.

Q. : N'est-il pas trop tard pour la remettre sur pied cette nouvelle alliance ?

R. : Sûrement pas et c'est même la seule chose à faire maintenant, en tout cas la première.

Q. : Avec qui ? Les communistes, Tapie ?

R. : Nous ne récusons personne : les communistes, les anciens communistes, les écolos de toute nature, des radicaux de gauche et en plus, tout un tissu associatif considérable qui participe à ce travail, des responsables syndicaux.

Q. : Qu'avez-vous envie de dire à vos camarades du PS ce matin, pour qu'ils retrouvent espoir ?

R. : Il y a du pain sur la planche, il faut réfléchir sur nous-mêmes et ne pas avoir peur du travail.

Q. : Vous n'avez pas le sentiment que la gauche est arrivée au bas d'un cycle ?

R. : Non, il y a des hauts et des bas dans toute la vie politique, j'en ai connu beaucoup. Je dirais même au contraire. Pour le gouvernement actuel, le score de D. Baudis est une sanction et pour la gauche, il est clair que c'est un coup de semonce. Ça peut servir à provoquer le redémarrage nécessaire.

Q. : La gauche ne se porte pas très bien dans la plupart des pays européens…

R. : Ça va mieux en Angleterre et au Portugal c'est vrai, mais pas partout. De toute façon la réflexion sur une Europe plus solidaire que nous voulons tous, commence. Nous avons laissé faire une Europe trop libérale, trop ouverte et qui n'est pas protectrice de ses habitants. C'est là qu'il y a une demande, que du reste, aussi bien le score de De Villiers, que celui de Tapie expriment clairement. Nous avons à prendre cela en compte.

Q. : Est-ce que l'Europe est toujours une idée porteuse ?

R. : À cause de son allure actuelle, de son impuissance, aussi bien en Bosnie qu'en matière de chômage, l'Europe en effet n'est pas vraiment une idée porteuse. Hélas ! Ceci, car elle reste tout aussi nécessaire, qu'elle est la seule garantie de l'existence de notre civilisation à haute protection sociale dans le monde de demain et qu'on a toujours besoin qu'elle se renforce. L'étape actuelle est une étape très difficile, vous avez raison.

Q. : Vous ne regrettez pas, pour votre stratégie présidentielle, d'avoir pris la tête du PS et ensuite, de vous êtes présenté aux européennes ?

R. : Il fallait faire tout ça, mais je persiste à ne pas comprendre pourquoi, quoiqu'ils fassent, vous êtes tous en train de lier les comportements et des décisions des hommes politiques aux présidentielles. Quand ils n'y vont pas pour se protéger, Chirac, Balladur, Pasqua, VGE, c'est à cause de leur stratégie présidentielle et quand ils y vont comme moi, c'est à cause de la stratégie présidentielle. Il faudrait quand même que vous vous mettiez d'accord.

Q. : Au contraire, tout le monde disait : « Ce n'est pas une bonne idée pour sa stratégie présidentielle ».

R. : Je pense moi, qu'il me fallait y aller, car justement, je ne pense pas qu'à ça. Notre travail collectif. Je ne suis pas sûr que si je n'étais pas allé, la situation ne serait pas pire. Aussi bien en score qu'en cohésion du PS. Donc, je suis fier de l'avoir fait tout de même, car dès le début nous savions que ce ne serait pas facile. Ça a été pire qu'on croyait dans la difficulté de cette campagne c'est vrai. Je ne regrette rien, et j'espère avoir au moins démontré par-là, que ma réflexion est collective, qu'elle vise l'animation d'un ensemble de forces et pas seulement, un résultat final qui sera une élection uninominale : la présidentielle. D'autant maintenant, qu'avec ce qu'a décidé le gouvernement, à savoir un jumelage entre la présidentielle et la municipale, c'est toutes les forces de gauche de ce pays qui doivent être capables de travailler ensemble.

Q. : Vous ne pensez pas « qu'à ça », mais vous y pensez toujours. Vous étiez le candidat virtuel et naturel. C'est toujours le cas ?

R. : Oui c'est toujours le cas. Je veux bien qu'on bavarde tout le temps de présidentielle, mais souvenons-nous : il y a déjà eu 5 élections présidentielles au suffrage universel. Pour aucune d'entre elle, les sondages qui étaient antérieurs de plus de 6 mois à l'élection, n'ont donné le résultat final. Tous les responsables, savent très bien que ça se joue entre Noël et mai, pas beaucoup avant et qu'avant on ne sait rien. On peut disserter, c'est amusant et ça meuble les conversations. En fait, il n'y a pas d'autre choix que de mener sa bataille, en fonction des combats qui sont à mener à chaque moment. Je pense qu'on lasse un peu les électeurs car ils sentent bien que tout cela n'est pas pertinent. J'ai une force à reconstruire, c'est plus difficile encore que ce que je croyais, nous le vérifions ce matin. Je m'y emploierai avec encore plus d'énergie.

Q. : Donc, vous ne laissez pas la place à J. Delors ?

R. : Il a lui-même dit jeudi dernier, nous étions côte à côte : « Vous avez devant vous un homme qui est candidat est un autre qui ne l'est pas. »

Q. : Vous parlez lentement ce matin, c'est ça le nouveau Rocard ? Quelqu'un qui va essayer de se faire mieux comprendre ?

R. : Par exemple.


Le Monde : 17 juin 1994
Michel Rocard a fait, mercredi 15 juin, devant le bureau national du Parti socialiste, la déclaration suivante :

Les élections de dimanche nous ont porté un coup très rude. Je suis votre premier secrétaire, je conduisais la liste, je me considère donc naturellement comme le premier responsable de ce qui s'est produit et je l'assume ; mais ce coup est également dirigé contre le parti. Il appelle donc une réaction réfléchie et vigoureuse.

Avant d'en venir aux questions qui se posent, je commencerai par écarter celle qui ne se pose pas, je pense ici à l'élection présidentielle. Trois choses sont certaines à ce sujet et trois seulement : premièrement, ce sont les socialistes qui, le moment venu, choisiront eux-mêmes le candidat qu'ils souhaitent soutenir ; deuxièmement, ce moment n'est pas venu et ne viendra pas avant plusieurs mois, fin de cette année ou début de la prochaine ; troisièmement, quiconque le souhaite et estime avoir quelque chose à proposer pourra être candidat à cette désignation sans que nul ne puisse se prévaloir d'une position acquise. (…)

Si nous ne parvenons pas à nous faire entendre des Français, j'ai la conviction que c'est parce que nous ne savons plus assez les écouter. De cela nous devons tirer les conséquences, individuellement pour moi-même, mais aussi collectivement pour nous tous. En ce qui me concerne, il va de soi que je ferai le prochain conseil national juge du présent et de l'avenir. Je n'ai jamais fui mes responsabilités. Ce sera donc au conseil national que je ferai des propositions pour notre rénovation et ce sera à lui de voter pour dire s'il m'accorde sa confiance pour les mettre en œuvre.