Interview de M. Laurent Fabius, député PS dans "Globe Hebdo" du 22 mars 1994, sur son rôle et son image politique, la perspective d'un retour du PS au pouvoir et la médiatisation des hommes politiques.

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Média : Globe Hebdo

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Laurent Fabius : "L'alternance ? Plus proche qu'on ne l'imagine !"

L'ancien Premier ministre est raisonnablement optimiste pour la gauche. Et il estime que l'heure du reflux a sonné pour Balladur.

Globe Hebdo : Que fait Laurent Fabius en ce moment ?

Laurent Fabius : Je travaille. Je prends le temps de réfléchir, de voyager, de rencontrer. Je prépare à ma manière, en travaillant sur le fond – emploi, rôle des médias, choix d'une politique de défense, protection sociale, lutte contre l'exclusion, etc. – à travers toute une série de groupes et de contacts, une échéance plus proche peut-être qu'on ne l'imagine : l'alternance.

Globe Hebdo : Et quelle sera votre place au moment de cette alternance ?

Laurent Fabius : [Sourires] Nous verrons. J'ai la chance, l'expérience d'avoir dirigé un gouvernement, une Assemblée, une grande formation politique. J'apporterai ma pierre à l'édifice commun.

Globe Hebdo : L'alternance vous semble-t-elle donc si proche ?

Laurent Fabius : Pas à ce point… mais, vous savez, un de mes amis compare l'opinion en temps de crise au dormeur qui ne trouve pas le sommeil : le citoyen se tourne, il se retourne, un coup à gauche, un coup à droite, un coup à gauche. Le pouvoir dans la crise conduit à la crise du pouvoir. Nous bénéficierons à notre tour de l'usure et des échecs de la majorité, qui n'a du reste accédé au gouvernement que lorsque nous nous sommes retrouvés, nous, très essoufflés. L'alternance donc viendra, mais je souhaite que nous fassions plus et autrement, que nous bâtissions un vrai projet.

Globe Hebdo : Est-ce le cas ?

Laurent Fabius : Pas encore. Il faut du temps !

Globe Hebdo : Êtes-vous de ceux qui pensent que l'"effet Balladur" est actuellement en train de s'estomper ?

Laurent Fabius : Tout à fait, l'exception balladurienne est en train de se terminer. Elle était fondée sur une triple attente de l'opinion à l'égard du Premier ministre : celui-ci allait à la fois échapper aux querelles politiques, écarter les conflits, redresser le pays. Or, sur ces trois points, l'attente est déçue. Édouard Balladur n'évite ni la politique politicienne ni les conflits, et l'état de l'économie est médiocre. Les sondages balladuriens étaient excellents. Le flux les apporta, le reflux les remporte.

Globe Hebdo : Le PS en profite-t-il suffisamment ?

Laurent Fabius : Pas encore, mais c'est normal. La gauche va remonter. Je ne suis pas pessimiste pour les élections européennes.

Globe Hebdo : Vous parlez beaucoup de la "gauche". Se résumerait-elle au PS ?

Laurent Fabius : Certainement pas, mais le PS en constitue la principale force, l'armature.

Globe Hebdo : Certains, au PS, vous reprochent une démarche solitaire. Est-ce justifié ? 

Laurent Fabius : Pas du tout, ou alors ce serait une solitude fortement accompagnée. Car nous sommes nombreux à partager la même démarche ; Ce qui est vrai dans mon cas, c'est que je ne veux plus me mêler des querelles internes, de ce qu'on pourrait appeler la cuisine.

Globe Hebdo : Vous avez dit avoir plusieurs noms en tête pour 1995. Lesquels ?

Laurent Fabius : Après ce que je viens de vous dire, s'il vous plaît, ne me replongez pas dans ce débat.

Globe Hebdo : Si Michel Rocard échoue aux européennes, sa candidature à la présidentielle sera-t-elle remise en question ?

Laurent Fabius : Les deux ne sont pas liées… et de toute façon je ne crois pas à l'échec. L'élection européenne n'est jamais facile certes, je l'ai éprouvé en 1989 lorsque je reconduisais notre liste. Particulièrement en ce moment, où il est malaisé de mobiliser les Français sur cet enjeu. Pour nos compatriotes, l'Europe, ce sont surtout des difficultés économiques, des contraintes politiques ou des drames dans l'ex-Yougoslavie. Et puis les leçons de Maastricht sur la nécessité d'une Europe plus proche du citoyen n'ont pas été tirées. Il faudra donc expliquer plus clairement nos objectifs européens, préciser ce qu'un électeur français peut attendre concrètement d'une majorité de gauche à Strasbourg – car nous serons, tous les sociaux-démocrates ensemble, majoritaires ou Parlement. Mais on ne devra pas non plus s'interdire de parler de thèmes importants et actuels en France même : la menace récurrente du "Smic-jeunes", l'augmentation du chômage, la violence sociale ; Bref, une campagne de fond.

Globe Hebdo : Vous dénoncez le "verrouillage tranquille" qu'effectue M. Balladur…

Laurent Fabius : J'ai lancé effectivement ce thème il y a plusieurs mois, et à l'époque cela a surpris. Aujourd'hui, beaucoup le reprennent. Tout simplement parce qu'il touche juste. On dit souvent que la deuxième cohabitation est différente de la première. Peut-être, si l'on compare les conjonctures économiques ou les trajectoires du président, lequel n'a désormais nulle intention de se représenter. Mais sur le fond, sur la politique qui est menée, je suis au contraire frappé par l'analogie entre les deux périodes. La cohabitation Chirac, la cohabitation Balladur, dans les deux cas c'est la même équation : inégalités + bouclage. Entre 1986 et 1988, le mécanisme des noyaux durs avait choqué, de même que le creusement des inégalités au bénéfice des plus fortunés. Depuis mars 1993, c'est la même chose à ceci près que les inégalités se renforcent par détérioration de la situation des plus pauvres et des classes moyennes, cependant que la mécanique du noyautage est encore plus implacable qu'avant. Les fruits de l'expérience ont porté, les choix politiques sont restés.

Globe Hebdo : Que vous inspire le meurtre de Yann Piat ?

Laurent Fabius : De l'indignation d'abord. Et aussi le constat que certains groupes, certains départements situés géographiquement dans la République, en sortent quand il s'agit du respect des lois. Est-on là-bas plus proche de l'Italie d'hier ou du Chicago d'avant-hier ? En tout cas, c'est totalement inacceptable dans une démocratie. Il faut être extrêmement ferme.

Globe Hebdo : Mais vous, la haine en politique, vous devez connaître ?

Laurent Fabius : Pas à ce point-là, tout de même. Personnellement, la haine, je n'en éprouve pas. Je ne considère pas qu'une personne soit assez mauvaise pour mériter d'être haïe. Mais c'est vrai que la vie politique manque de tendresse et multiplie les épreuves. Il me suffit cependant de me remémorer  la vie d'hommes comme Blum ou Mendès-France pour relativiser le climat actuel.

Globe Hebdo : Toujours à propos de la haine, vous racontez une histoire concernant François Mitterrand assez éloquente…

Laurent Fabius : Vous pensez sans doute à un incident que j'ai vécu avec lui il y a plusieurs années. Nous marchions dans la rue quand soudain quelqu'un vient vers lui et lui crache au visage. Le geste avait une violence symbolique exceptionnelle, exceptionnelle précisément parce que symbolique, en quelque sorte la violence "pure". François Mitterrand n'a pas bronché. Il est contenté d'un : "Vous en verrez d'autres". Je n'ai jamais oublié.

Globe Hebdo : Que pensez-vous de votre image ?

Laurent Fabius : Elle pourrait certainement être meilleure. J'ai beaucoup réfléchi sur le fonctionnement général des médias et, pourtant, je l'avoue, j'ai été à peu près incapable d'appliquer cette réflexion à moi-même, pour sculpter, en tout cas améliorer une image. Je reconnais ma maladresse.

Globe Hebdo : Vous avez l'air d'en être fier…

Laurent Fabius : Non, ce serait une coquetterie de ma part, et ce n'est pas le cas. Mais faut-il privilégier le fond ou l'image ? Le début n'est pas nouveau.

Globe Hebdo : Pour Régis Debray, qui est votre ami, ce serait plutôt une vertu…

Laurent Fabius : Régis Debray écrit quelque part que faire de la politique, aujourd'hui, c'est résister. Il a raison. J'ajouterai : résister et proposer. J'ai choisi la fonction politique, j'en assume les contraintes. Mais il y a des choses que je ne ferai pas. Par exemple, ce qui, selon Debray, est l'archétype de la dérive politico-médiatique, ce serait d'accoucher, en direct, à 20 h 15, au journal télévisé : pour différents motifs, ce n'est pas pour moi !

Globe Hebdo : L'homme politique moderne ne doit-il pas faire certaines concessions au système médiatique ?

Laurent Fabius : Tout est affaire de limites et je ne veux donner de leçons à personne ; Mais en ce qui me concerne par exemple, je me refuse à aller montrer mes mollets dans telle ou telle émission – en admettant qu'on me le demande – ou à pousser la chansonnette télévisée. Il me semble que les responsables politiques, sans pruderie, doivent s'exprimer dans le domaine qui est le leur.

Globe Hebdo : Une réforme des médias vous paraît-elle envisageable ?

Laurent Fabius : C'est un serpent de mer. Disons que ce qui me paraît essentiel aujourd'hui c'est la contribution des médias ou leur absence de contribution à la création culturelle, à la construction du citoyen. Au lieu de relier, les médias isolent. L'un des grands risques de notre société, c'est l'émiettement.

Globe Hebdo : Où en sont vos relations avec François Mitterrand ?

Laurent Fabius : Elles sont bonnes, détendues, amicales…

Globe Hebdo : Mais plus filiales ?

Laurent Fabius : Retenez l'adjectif que vous préférerez. Nous sommes amis, voilà.

Globe Hebdo : Alain Juppé vous a donné rendez-vous en 2002, pour la présidentielle. Y serez-vous ?

Laurent Fabius : [Rire] Que se passera-t-il dans un an ? Personne ne le sait ? Alors, dans sept ou huit…

Globe Hebdo : Mais est-ce une échéance pour vous ?

Laurent Fabius : Écoutez, hier on m'opposait à Giscard, et maintenant qu'on parle moins de lui, vous me proposez Juppé ! Je n'ai rien contre ce dernier, que je trouve au demeurant très estimable. Mais pourquoi pas, au moins une fois, un chevelu ? Quant au fond, je vous l'ai dit, je crois à l'alternance. J'espère bien qu'elle aura lieu avant cette échéance !