Interviews de M. Alain Lamassoure, ministre chargé des affaires européennes, à la Chaîne Info (LCI) le 7 juillet 1994, RMC le 13 et dans "Valeurs actuelles" le 16, sur la succession de Jacques Delors, la rentrée du Parlement européen, la désunion de la droite française et sur l'intervention militaire française au Rwanda.

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Média : Emission Forum RMC FR3 - La Chaîne Info - RMC - Télévision - Valeurs actuelles

Texte intégral

LCI – Extraits le 7 juillet 1994

Question : L'invité de LCI ce matin, Alain Lamassoure, le ministre des affaires européennes. Bonjour. Alors, avec vous dans un instant, nous allons bien sûr évoquer la succession de Jacques Delors, la rentrée du Parlement européen, mais d'abord, si vous le permettez, deux questions d'actualité plus immédiate. On a vu hier deux de vos amis politiques du Parti républicain, l'ancien président Valéry Giscard d'Estaing et François Léotard, s'opposer durement sur le Rwanda. Quel est votre sentiment ?

Réponse : Je crois que ce n'est pas une opposition d'hommes. C'est une divergence de vues sur l'opération Rwanda. Il faut bien comprendre que, dans cette affaire du Rwanda, nous aurions préféré naturellement ne pas avoir à prendre l'initiative que nous avons prise. Si la France s'est mise en avant, c'est parce que personne d'autre ne voulait le faire. Il y a au fond deux catégories de pays sur la planète. Il y a ceux qui estiment qu'ils ont eu trop de liens dans le passé avec l'Afrique parce qu'ils étaient d'anciennes puissances coloniales et qui disent « nous ne pouvons pas y aller » et puis il y a ceux qui disent « l'Afrique, nous ne connaissons pas. Nous n'avons aucune tradition de relations avec ce continent. Nous ne pouvons pas y aller ». Au total, nous avons assisté à des massacres de centaines de milliers de personnes. Ce qui se passe depuis que les soldats français sont sur place, dans des conditions extrêmement difficiles, montre qu'il fallait absolument faire quelque chose et je suis heureux de constater que, cette nuit, le Conseil de sécurité de l'ONU a reconnu le bien-fondé de la zone humanitaire sûre que les troupes françaises ont constitué et protègent au sud-ouest du Rwanda.

Q : Mais quand François Léotard considère que les critiques de Valéry Giscard d'Estaing sont des critiques de la politique de Balladur pour des raisons de politique intérieure, pour simplement s'opposer en vue des présidentielles, votre opinion ?

R : Moi, je ne vais pas commenter les commentaires des autres. Ce qui est important, c'est que cette opération humanitaire jusqu'à présent s'est bien passée, que la communauté internationale la soutient et ce que nous devons obtenir, c'est, le plus vite possible, un relais par l'ONU, par la force de l'ONU, la MINUAR.

Q : Alain Lamassoure, revenons donc aux affaires européennes avec le Parlement européen qui fait sa rentrée le 19 juillet. Les eurodéputés RPR, en quelque sorte, avaient promis, ils s'étaient engagés à siéger au Parlement de Strasbourg avec les députés UDF. Or, depuis hier, on sait qu'ils vont faire bande à part.

R : Oui, c'est d'ailleurs plus compliqué parce qu'ils ont décidé de constituer un groupe particulier, mais qui aura des relations privilégiées avec le groupe du Parti populaire européen.

Q : Il n'empêche qu'il n'y aura pas de groupe uni de la droite française, je dirais, dans la droite européenne.

R : Ce n'est pas encore tout-à-fait décidé. Moi, je plaide pour qu'on fasse ce que vous dites, c'est-à-dire que tous les Français de l'UDF et du RPR se regroupent au sein du groupe dit du Parti populaire européen. Pourquoi ? J'ai siégé moi-même au Parlement européen dans le parlement précédent. Qu'est-ce qui se passe ? Pour des raisons de forces politiques, en réalité, il y a deux grands groupes dans ce parlement. A gauche, le groupe socialiste. A droite, le groupe démocrate-chrétien du Parti populaire européen. Lorsque ces deux groupes sont d'accord, à eux seuls, ils ont la majorité sans l'autre. Donc, si vous voulez être efficace, si vous voulez que vos votes comptent, il faut être dans l'un de ces deux groupes. Et dans les fonctions que j'occupe, moi, je lance un appel aux députés européens français, « faites en sorte que votre organisation soit efficace pour que les intérêts de la France soient efficacement défendus à Strasbourg ».

Q : Vous craignez que la France ne s'exprime d'une voix très faible finalement au Parlement de Strasbourg ?

R : Voix éparpillées et donc, les votes des Français ne compteraient pas, ce qui est grave. Je souhaite qu'on s'organise pour défendre les intérêts de la France et non pas pour exprimer les divisions des Gaulois.

Q : La succession de Jacques Delors. Depuis quelques jours, depuis 48 heures au moins, Londres distille des noms, des ballons d'essai peut-être sur ses favoris éventuels. On parle de l'Italien Amato. On parle aussi du Premier ministre espagnol, Félipe Gonzales. Alors, est-ce que la France, elle, a des favoris ?

R : La France n'a pas de favori. La France estime que M. Dehaene était, est encore un très bon candidat. Nous avons voté pour lui à Corfou. Il y a eu un premier tour.

Q : Sur Jean-Luc Dehaene précisément, pardon de vous interrompre, mais sur le Premier ministre belge Dehaene, est-ce que, aujourd'hui, on peut considérer que c'est une hypothèse qui n'est plus d'actualité ou est-ce qu'encore la France défend Jean-Luc Dehaene ?

R : La France continue de considérer que c'est un très bon candidat. Maintenant, c'est à la présidence allemande, au Chancelier Kohl, de trouver un consensus puisqu'il y a eu un blocage à cause des Britanniques. Pour nous, le portrait-robot du bon candidat, c'est quelqu'un qui aurait deux caractéristiques. Premièrement, avoir exercé des fonctions gouvernementales de haut niveau dans son propre niveau, avoir une expérience d'homme d'État. Deuxièmement, partager notre vision de la construction européenne parce que, pour nous Français, l'Europe, ce n'est pas simplement un marché, un espace économique. Ce doit devenir une puissance politique, une puissance diplomatique, une puissance de sécurité et c'est en fonction de ces critères que nous nous déterminons.

Q : Mais où en est-on précisément des recherches allemandes actuellement, qui se déroulent de quelle manière d'ailleurs ? Est-ce que M. Kinkel, le ministre des affaires étrangères allemand, va faire le tour des capitales européennes ? Où en est-on actuellement de la succession de Jacques Delors ? Est-ce que vous pensez qu'il y aura un successeur à Jacques Delors le 15 juillet prochain ?

R : C'est très souhaitable. Pour l'instant, les consultations se multiplient notamment au téléphone, et un conseil européen est programmé le 15 juillet au cas où on n'aurait pas trouvé d'accord d'ici-là.

Q : Vous êtes optimiste ?

R : Je considère que, jusqu'au 15 juillet, la crise que nous connaissons est un problème britannique, puisque nous sommes au fond à onze contre un. Si on ne réglait pas le problème d'ici le 15, ça deviendrait à ce moment-là une crise européenne. Et il faut que le problème soit tranché vite, à peu près à cette époque-là. Pourquoi ? Parce qu'en vertu du traité de Maastricht, désormais, la Commission européenne sera soumise à un vote d'investiture du Parlement européen. D'ailleurs, un vote en deux temps. Le Parlement votera d'abord sur la personne du président de la commission, puis ensuite sur l'ensemble des collègues des commissaires et cette commission aura un mandat de cinq ans. Donc, c'est un acte politique important. C'est une fonction très importante. Il y aura un grand débat sur les orientations du président de la commission devant le Parlement européen. Il est donc très important que l'on puisse régler ce problème dans les prochaines semaines.

Q : Mais comment s'en sortir si, aujourd'hui encore, Paris, que vous représentez, plaide pour Jean-Luc Dehaene alors qu'il est clair, si l'on en croit les journaux britanniques par exemple, que Londres ne veut pas entendre parler du Premier ministre belge ?

R : Nous aiderons la présidence allemande autant que besoin à trouver un consensus. Nous considérons que, dans les noms qui sont sur la table, le meilleur reste celui pour qui nous avions voté à Corfou. Naturellement, il faudra trouver un consensus, mais j'insiste sur ces qualités. Il nous faut quelqu'un, homme ou femme, qui ait des qualités d'homme d'État et une expérience gouvernementale dans son pays et quelqu'un qui partage notre vision de la construction européenne.

Q : D'un mot, comment démarre la Présidence de la Communauté européenne par l'Allemagne ?

R : Je crois qu'elle démarre bien. Vous savez que c'est la France qui succédera à l'Allemagne le premier semestre prochain et nous nous sommes mis d'accord sur des priorités de notre période de présidence successive, continue. D'abord, la lutte contre le chômage, l'emploi, le lancement des grands travaux européens avec notamment quatre réseaux TGV pour la France et d'autre part, la paix sur le continent européen et notamment le rétablissement de la paix en Bosnie. Et nous travaillons ensemble à cette fin.


RMC - 13 juillet 1994

Question : Demain matin, des forces allemandes, et surtout des chars allemands appartenant à l'Eurocorps, défileront sur les Champs-Élysées. La polémique enfle, en France. Votre sentiment ?

Réponse : Ce ne sont pas des forces allemandes, c'est le corps européen. C'est-à-dire que c'est un ensemble militaire qui sera pleinement opérationnel en octobre 1995, qui est en cours de constitution, qui comprendra 50 000 hommes, des forces françaises, allemandes, belges, espagnoles et même luxembourgeoises. Leur objectif est de défendre la France, de défendre l'Europe et nos valeurs communes. Je pense que c'est une bonne idée, pour le cinquantième anniversaire de la Libération, d'avoir fait défiler cette force qui représente le présent et l'avenir.

Q : Mais demain, c'est le 14 juillet. Ce n'est pas la Libération ?

R : C'est le 14 juillet qui est une fête. C'est l'anniversaire de la fête de la Fédération du 14 juillet 1790. Les soldats de la liberté vont descendre les Champs-Élysées. Aujourd'hui, ils sont européens.

Q : Édouard Balladur a dit comprendre les réserves de ceux qui ont du mal à l'accepter.

R : On peut comprendre les sentiments de ceux qui ont connu les événements tragiques de la dernière guerre mondiale. En même temps, il faut se réjouir de ce que la réconciliation franco-allemande n'existe pas seulement dans les mots, qu'elle est, aujourd'hui, une réalité. Quand on pose d'ailleurs la question, dans tous les sondages depuis de nombreuses années, aux Français : quel est le peuple le plus proche de la France ? Ils répondent massivement, c'est l'Allemagne. En sens inverse, quand on pose cette question aux Allemands : quel est le peuple le plus proche de l'Allemagne ? Ils répondent, à une très large majorité, la France. Je constate d'ailleurs que tous ceux qui ont interrogé les Français sur le défilé de demain voient qu'une très grande majorité de Français le comprenne.

Q : A titre personnel, vous avez compris les larmes de regrets de votre ami Valéry Giscard d'Estaing ?

R : Bien sûr ! Je comprends et je respecte infiniment le sentiment de ceux qui ont participé à la guerre. J'appartiens à la génération d'après-guerre. Notre génération et, à plus forte raison, celle de nos enfants considèrent que la réconciliation franco-allemande est acquise. D'ailleurs, peu d'hommes y ont autant contribué que le président Giscard d'Estaing. Nous savons bien que, désormais, l'Europe et la France ne peuvent pas se défendre seules, il faut se grouper ensemble. J'évoquerai une autre image : le 18 juin dernier, il se trouve que c'était un 18 juin, j'étais à Berlin et j'ai vu défiler, pour la dernière fois, les troupes françaises de Berlin. Ce sont des troupes qui, en 1945, avec les Américains, les Anglais et, de l'autre côté, avec les russes se sont emparées de Berlin et l'ont occupée. Avec le temps, avec la guerre Est-Ouest, ces troupes françaises, anglaises, américaines sont devenues des troupes de libération, de protection, de défense de la liberté de Berlin en face du mur de la honte et de la menace soviétique. Aujourd'hui, il n'y a plus de menace soviétique ; le mur a disparu ; les troupes peuvent quitter Berlin. Elles ont été ovationnées par le peuple berlinois comme des libérateurs, comme des soldats de la liberté. Je souhaite que, demain matin, les Parisiens fassent la même ovation aux soldats de la liberté européens.

Q : Après-demain, il y aura un sommet à Bruxelles pour désigner le successeur de Jacques Delors à la tête de la Commission européenne. Après le camouflet de Corfou, où les Britanniques seuls ont refusé celui que les onze autres avaient choisi, Jean-Luc Dehaene, le Premier ministre belge, a-t-on avancé sur ce dossier ?

R : Maintenant, c'est à la présidence allemande et donc au Chancelier Helmut Kohl de faire des propositions pour parvenir à un consensus. Nous nous sommes donnés une date, après-demain, le 15 juillet, pour y parvenir. Je crois que les discussions avancent et, semble-t-il, de manière relativement positive. La France n'a pas de candidat. Nous avons dit, depuis le début, que nous avions un profil-type. Le Président de la prochaine Commission européenne sera une personnalité très importante dans la vie européenne. Il sera désigné pour cinq ans et, pour la première fois, c'est l'application du traité de Maastricht, sa désignation devra être confirmée par un vote au Parlement européen. Il y aura donc une présentation, d'abord du président, puis de toute la Commission européenne devant le Parlement qui confirmera ou infirmera son choix, donc sur la base d'un débat politique. Nous considérons, nous, Français que cette personnalité doit avoir deux caractéristiques : 1. avoir une expérience d'homme d'État dans son propre pays ; 2. partager notre vision de la construction européenne. C'est en fonction de ces deux critères que nous jugerons le nom ou les noms qui seront présentés après-demain.

Q : On dit que le Premier ministre luxembourgeois tient la corde ?

R : Il répond à ces deux critères, mais d'autres noms peuvent être également envisagés. Nous sommes ouverts et nous soutiendrons les efforts de la présidence allemande.

Q : Vous n'avez pas le sentiment que le prochain président de la commission sera charismatique, moins entreprenant, moins omniprésent, aura peut-être moins de pouvoir que Jacques Delors n'en a eu des dernières années ?

R : Seul l'avenir le dira.

Q : Les pays européens, accepteront-ils que le président de la commission soit aussi puissant qu'il l'a été ?

R : D'une certaine manière, au départ, pour la raison que je viens d'indiquer, il aura plus de poids politique que son prédécesseur parce qu'il aura l'investiture du Parlement européen. Ce ne sera pas simplement un super-fonctionnaire. Ça sera déjà une autorité politique. Le problème que nous allons rencontrer, dans les années qui viennent, est de définir un véritable pouvoir exécutif européen qui ne l'est pas clairement à l'heure actuelle. Les institutions européennes sont compliquées : le pouvoir législatif est partagé entre le Parlement européen et l'organe qu'on appelle Conseil des ministres. Le pouvoir exécutif lui-même est partagé entre ce président de la Commission et le Conseil des ministres. C'est pour ça que nous avons prévu, qu'en 1996, il y aurait un grand rendez-vous entre tous les pays européens pour mettre à jour ces institutions, les rendre plus claires, plus simples, plus compréhensibles par le citoyen, plus efficaces et plus démocratiques. C'est à ce moment-là que les choses devront être précisées.

Q : Avec les accords signés, les députés RPR [Rassemblement pour la République] ne se sont pas inscrits au même parti que les députés UDF, treize Français seulement se sont inscrits au PPE sur les vingt-six Français élus. Est-ce que c'est bien raisonnable ?

R : Vous parlez du Parlement européen. Je le déplore et j'espère que cette situation n'est que provisoire. Pourquoi ? Pour des raisons tenant aux rapports de forces et aux règles du jeu, au règlement intérieur du Parlement européen, nous avons actuellement deux grands groupes : le groupe socialiste – environ 200 membres –, le groupe dit du « Parti populaire européen », groupe de centre droit – environ 150 membres –. En pratique, quand ces deux groupes sont d'accord, ils peuvent avoir, à eux seuls, la majorité requise et ils se passent de tous les autres groupes. Il y a une dizaine de groupes en tout. En revanche, quand ils ne sont pas d'accord, un seul d'entre eux n'est pas en mesure d'avoir la majorité, même s'il s'allie avec tous les petits groupes. Donc le problème est d'une simplicité biblique : si les Français veulent que leur vote compte au Parlement européen, s'ils veulent influencer le Parlement européen, il faut qu'ils soient présents dans l'un de ces deux groupes. Il faut l'UDF et le RPR dans le groupe du Parti populaire européen. S'ils vont ailleurs, leur vote ne servira rigoureusement à rien. On se passera d'eux. Or, c'était déjà grave avant 1994, dans l'ancien Parlement. Maintenant que le traité de Maastricht est d'application, le Parlement européen va avoir un vrai pouvoir législatif. Sur toutes les questions du marché intérieur, sur les questions d'environnement, de transport, de culture, il aura souvent le dernier mot. Je recommande donc très vivement à nos mais du RPR et de l'UDF de travailler en liaison étroite et, si possible, de siéger au sein du Parti populaire européen.

Q : Vous approuvez la lettre de rappel à l'ordre de Dominique Baudis ?

R : Je crois qu'il a eu, en outre, raison de rappeler que des décisions avaient été prises, des engagements pris envers nos électeurs. Si nos électeurs ont voté pour cette liste, c'est parce qu'ils espéraient bien qu'elle aurait un rôle important pour défendre nos idées et les intérêts de la France au Parlement européen. Je crois que c'est une raison supplémentaire pour le faire.

Q : Est-ce que ce petit reniement aux écrits, aux promesses faites ne préjugent pas que la présidentielle sera encore plus difficile qu'on ne le pense ?

R : J'espère, en tout cas, que chacun saura faire prévaloir les intérêts de la France sur la tentation que nous avons tous de faire apparaître les divisions des Gaulois.

Q : Vous pensez qu'un candidat unique est la meilleure chose possible pour la majorité ?

R : Nous en reparlerons à partir du 1er janvier prochain. Il est sûr que, si nous avons perdu dans le passé, c'est à cause de la division et nous devons trouver le moyen de faire en sorte que, le plus rapidement possible, un seul candidat porte les couleurs de la majorité. Mais c'est un sujet qu'il faudra aborder lorsque nous serons en situation et lorsque les Français seront psychologiquement en situation de se préparer à l'élection présidentielle. Nous en sommes encore très loin.

Q : Est-ce qu'on vous verra sur une liste municipale l'an prochain, par exemple Bayonne ?

R : Tout élu national, dans le système français, a besoin d'un enracinement local et donc je verrai si, l'année prochaine, je participe à une liste aux élections municipales. Là encore, le moment n'est pas encore venu de se décider.


VALEURS ACTUELLES du 16 juillet 1994

Question : L'Allemagne préside l'union depuis le 1er juillet. C'est la première fois depuis qu'elle est réunifiée. A-t-elle changé ?

Réponse : L'Allemagne est certes beaucoup plus puissante. Son industrie représente deux fois l'industrie française mais, en même temps, son poids relatif dans l'Europe des douze est inférieur à ce qu'était le poids de la seule Allemagne de l'Ouest dans l'Europe des six ! Et comme l'Europe s'élargit à seize… En tout cas, la poursuite de la construction européenne devra se faire autour de l'axe franco-allemand.

Q : L'élargissement ne profite-t-il pas à l'Allemagne ? Voyez l'Autriche…

R : Les Allemands ont été, il est vrai, les avocats très actifs de l'élargissement. Mais, si nous n'y avions pas trouvé intérêt, nous ne l'aurions pas accepté. Or, nous avions le plus grand intérêt économique à l'adhésion de l'Autriche et des pays scandinaves : ce sont des pays riches avec lesquels nous sommes en fort déficit commercial parce qu'ils se protégeaient de nous. Leur entrée dans l'union douanière va faciliter la tâche de nos exportateurs, comme cela s'est produit avec l'Espagne et le Portugal.

En outre, les pays scandinaves et l'Autriche ont sur les problèmes agricoles des positions proches des nôtres.

Q : Le nouveau Parlement européen va donc se réunir ce 19 juillet. Jusqu'à présent, il a été gouverné par une coalition surprenante de démocrates-chrétiens et de socialistes. Ce système va-t-il changer ?

R : Dès maintenant, il est acquis que les effectifs du groupe socialiste seront autour de deux cents députés et ceux du groupe du Parti populaire européen (PPE) de centre-trente. Si ces deux groupes sont d'accord sur un texte, ils peuvent se passer des autres. Et s'ils ne le sont pas, aucun d'eux même allié à d'autres groupes, ne peut avoir la majorité à lui tout seul. (N'oubliez pas qu'au Parlement européen ne votent que les présents.)
C'est pourquoi je plaide tant pour que tous les élus de la liste Baudis adhèrent au groupe PPE, par pur souci d'efficacité.
C'est d'ailleurs ce qui m'avait conduit, avec Valéry Giscard d'Estaing, à quitter le groupe libéral auquel nous appartenions pour entrer dans le groupe démocrate-chrétien : nous nous étions rendu compte que nos votes ne comptaient pas.
Ou bien les deux groupes « mammouth » s'étaient mis d'accord, et ils se passaient de nous, ou bien ils ne l'étaient pas et, malgré nos voix, nous n'obtenions pas la majorité… Si l'on veut être efficace, il vaut mieux négocier à l'intérieur des grands groupes.
D'où mon souhait de voir mes amis (du RPR) négocier un statut d'apparentement avec ce groupe du PPE afin d'avoir un vote efficace sans partager pour autant toutes les options du PPE.
Les conservateurs britanniques se sont eux-mêmes apparentés au groupe PPE après avoir fait la même expérience que nous… Et ils ont su faire prévaloir les intérêts britanniques.

Q : La présidence allemande, puis la présidence française de l'Union, vont traverser l'une les élections législatives, l'autre les élections présidentielles. Comment allez-vous gérer cela ?

R : Cela nous a donné l'idée de mettre en place une coordination telle entre nous que, quels que soient les changements politiques chez eux ou chez nous, il y ait une continuité jusqu'à la présidence espagnole qui suivra.

Q : Quelles seront vos priorités ?

R : L'emploi, la paix, la réforme des institutions.
Jusqu'en 1993, il n'y avait pas de plan européen contre le chômage. Nous en avons maintenant un, grâce au réseau européen de communication de 120 milliards d'écus en six ans : onze grands chantiers dont quatre concernant directement la France (le TGV notamment). Sur ces 120 milliards, 31 proviennent des fonds européens.
Deuxième priorité, la paix. C'est au printemps de 1995, durant la présidence française, que s'achèvera la conférence sur la stabilité en Europe (« l'initiative Balladur ») afin de régler les problèmes de bon voisinage entre pays d'Europe centrale et orientale. Nous y reviendrons.

Q : À ce propos, le corps européen a défilé le 14 juillet à Paris, mais il n'est pas vraiment opérationnel, notamment du fait des Allemands…

R : La décision du tribunal de Karlsruhe, le 12 juillet, met un terme heureux au débat qui avait lieu en Allemagne depuis de longs mois : nos amis allemands sont maintenant juridiquement en mesure de faire intervenir leurs troupes hors de la zone OTAN, ce que nous souhaitons vivement.

Q : Votre troisième objectif est donc de préparer la réforme de 1996…

R : Ici, changement important. Le traité de Maastricht avait prévu une mise à jour en 1996. Mais une mise à jour limitée. Depuis, nous avons constaté :
1. que l'application du traité s'avérait lourde et complexe – or il faut rendre l'Europe plus efficace ;
2. que les pays d'Europe centrale et orientale souhaitent ardemment entrer dans l'union.
Or, ce traité a été conçu pour une Europe à douze, pas pour une Europe à deux fois douze. Les institutions actuelles sont donc inadaptées à cette Europe-là. Et même à une Europe à seize !

Q : Autrement dit, ce sera un énorme chantier…

R : Je dirais même qu'il s'agit pour l'Europe d'un nouveau pacte fondateur. Il faudra poser la question de confiance à tous nos partenaires européens comme au peuple français. Car, ce que le peuple a fait par référendum, seul le peuple peut le change par un nouveau référendum. Ce sera donc un très grand rendez-vous. Nous avons déjà décidé à Corfou que la conférence d'ouverture de la réforme des institutions aurait lieu le 2 juin 1995 – c'est-à-dire pour le quarantième anniversaire de la conférence de Messine, celle qui précéda le traité de Rome…

Q : Quelle serait la perspective de ce nouveau traité ?

R : Il faut d'abord se mettre d'accord sur les compétences que l'on exerce ensemble. Et que l'on sorte de la tentation de l'Europe à la carte…

Q : Vous acceptez l'idée d'une Europe à plusieurs vitesses, mais vous refusez celle d'une Europe à la carte ?

R : Oui, parce que, dans une Europe à la carte, chacun viendrait prendre ce qui lui plaît. Ce serait le contraire d'une communauté. (D'ailleurs, je préfère le mot « communauté » au mot « union », plus banal, qui se réfère à des modèles fédéraux ou confédéraux différents de ceux dont nous avons besoin.) et puis, il faut à l'Europe un pouvoir exécutif, une autorité responsable, un visage. Il faut pouvoir identifier clairement ceux qui décident en notre nom.
Certes, la Commission européenne remplit en partie ce rôle, mais elle n'est pas encore démocratiquement responsable. Par exemple, pour la politique étrangère commune, nous avons besoin d'une autorité responsable devant le Conseil des ministres. Ce peut être un secrétaire général du conseil ou un délégué aux relations extérieures…

Q : Jusqu'où allez-vous élargir l'Europe actuelle ?

R : Attention ! L'élargissement est une opportunité offerte à tous les États démocratiques d'Europe. Ce n'est pas un objectif hégémonique. On peut adhérer ou renoncer librement. Cela vaut pour toute l'Europe et rien que l'Europe : jusqu'aux frontières de la CEI  – car l'Europe ne va pas jusqu'à Vladivostok, ni ne se prolonge jusqu'à Vancouver.

Q : Vous excluez donc la Russie, l'Ukraine ou la Biélorussie ?

R : Les États-Unis ne se sont pas étendus au Mexique ou au Canada. Cela n'exclut pas pour autant des relations privilégiées. Bien au contraire. Mais la Russie est un continent à sois seul.

Q : Que vous dit donc la carte que vous avez sous les yeux ?

R : J'ai en effet retrouvé dans le grenier de ma maison de famille la carte de l'Europe qu'avait mon grand-père à l'école maternelle, après l'unité allemande de 1872. Si vous la comparez avec la carte politique de l'Europe actuelle, vous constaterez qu'entre l'Allemagne et la Russie existent aujourd'hui vingt États indépendants dont aucun n'était constitué quand mon grand-père était à l'école communale…
Parmi ces vingt États, neuf n'ont pas eu (ou quasiment pas) d'existence historique comme États indépendants avant 1990 ou 1991.

Se trouvent ainsi à l'est du continent de jeunes nations encore fragiles qui doivent accomplir un travail titanesque puisqu'elles vont en même temps changer de système économique et de régime politique tout en devant résoudre des problèmes de minorités ethniques et transfrontalières. Ces Etats ont hérité de l'histoire des situations instables et à risque – y compris des frontières qui ne sont plus toujours internationalement garanties. Cela exige de nous de stabiliser cette situation. C'est le but du « pacte Balladur ».

Q : Est-il plus facile de maintenir la stabilité avec une mosaïque de jeunes nations que cela l'était avec les empires ?

R : Personne ne regrettera les empires qui ont soumis l'Est du continent à une servitude implacable. Mais nous héritons d'une situation instable et difficile à gérer. Notre démarche est donc très pragmatique. A ceux qui en ont besoin, nous offrons notre médiation.

Q : N'y a-t-il pas danger d'éclatement ?

R : Il peut en effet exister à l'Est un émiettement des nationalités qui finirait pas constituer un archipel de micro États… Mais il y a aussi un autre risque et qui, lui, se situe à l'Ouest : ce serait que face à des tensions en Europe de l'Est nous nous divisions entre nous.
Là, nous retomberions dans Sarajevo version 1914 !
C'est pourquoi il est si urgent d'achever l'union politique de l'Europe. Sans politique étrangère commune, nous risquons d'introduire des dissensions parmi nous au cas où des événements graves se produiraient près de chez nous. Il serait criminel de revenir à l'Europe des blocs ou des zones d'influence.