Article de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères dans "Le Monde" du 21 mai 1994, sur l'action de la France en Bosnie et les négociations pour une répartition territoriale équilibrée en Bosnie sur la base d'une confédération entre les Croato-musulmans et les Serbes, intitulé "Sarajevo : ce que je crois".

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Sarajevo : ce que je crois

par Alain Juppé

Je ne me suis rendu qu'une seule fois à Sarajevo. C'était le 11 février 1994, deux jours après l'ultimatum de l'Alliance atlantique. Je suis resté quelques heures à peine dans la capitale bosniaque ; c'était assez pour ressentir l'ampleur du martyre subi par la ville en deux ans de siège.

Pour la première fois depuis le début de la guerre, les armes étaient silencieuses. Les habitants hésitaient entre l'espoir et l'incrédulité, mais réapprenaient à marcher normalement dans les rues. Les représentants des associations humanitaires françaises, qui avaient si longtemps attendu cet instant, me confièrent leur fierté devant le rôle joué par notre pays au sein de l'Alliance, mais aussi leur crainte que l'espérance ne fût de nouveau anéantie, si jamais nous n'étions pas capables de répondre aux attentes que nous venions de susciter.

Je n'aime pas faire étalage de mes émotions, et il y a des sentiments que l'on gâte en cherchant seulement à les exprimer. Mais je savais, en visitant les ruines de la bibliothèque de Sarajevo comme ne me rendant sur la place du marché où se lisaient encre les traces du massacre, que tout pouvait de nouveau basculer, et que je devais, de toutes mes forces, lutter pour l'empêcher.

Je ne souhaite pas expliquer une fois de plus dans ces colonnes la politique que je m'efforce de mener pour la Bosnie depuis treize mois. Je voudrais simplement exprimer, d'une manière plus personnelle, ce que je crois.

Je crois d'abord que la Bosnie d'avant la guerre, aujourd'hui mutilée et défigurée par les canons serbes, ne renaitra pas par les armes. En levant l'embargo sur les armes au profit des Bosniaques, je crois depuis toujours qu'on précipite leur écrasement, ou bien qu'on engage une véritable "Guerre de Cent Ans", avec son cortège de morts, de ruines, de réfugiés, de haines tenaces.

Nul ne fera renaitre de ses cendres l'ancienne Yougoslavie, nul ne pourra empêcher la Bosnie de porter pour longtemps les stigmates de la guerre qui l'a ravagée. Voilà pourquoi ma seule obsession pour la Bosnie, aujourd'hui, c'est la paix. Une paix que je ne qualifierai pas de juste – existe-t-il des compromis vraiment justes ? – mais qui peut être équilibrée et durable.

Mais comment faire la paix, me dira-t-on ? Le démantèlement de la Bosnie, quel qu'il soit, ne constitue pas à mes yeux la solution. Les peuples qui la composent, l'histoire et la géographie les condamnent à vivre ensemble. Certes, plus d'une fois, ils se sont entre-déchirés, souvent de la manière la plus atroce. Le grand romancier Ivo Andric n'a-t-il pas écrit, bien avant cette guerre, que Sarajevo était aussi la ville de la haine ? Seuls les idéologues peuvent croire que cet affrontement est seulement celui de la démocratie contre le fascisme.

Il n'en reste pas moins que la Bosnie doit rester un État dans ses frontières reconnues, membres des Nations unies. Nous l'avons solennellement rappelé à Genève.

Cet État peut-il être unitaire ? Dans l'immédiat, je crois que la Bosnie ne peut retrouver la paix que si les communautés qui la composent se regroupent pour s'administrer librement, avant de réapprendre à vivre ensemble. D'où l'idée d'une confédération souple entre l'entité croato-musulmane et l'entité serbe. Au sein de cette confédération, il faut un arrangement territorial.

La répartition territoriale que l'Europe a proposée, et qui attribuerait à la fédération des Croates et des Musulmans un peu plus de la moitié de la Bosnie-Herzégovine, obligerait les Serbes à restituer le tiers des territoires qu'ils détiennent actuellement. Ces chiffres ne sont pas nés de mon imagination : je revois encore parfaitement, le 22 décembre dernier à Genève, dans la petite salle où Klaus Kinkel et moi-même lui avion donné rendez-vous, le président Izetbegovic m'écrivant sur une feuille de papier le pourcentage de 33,33 % que les Musulmans revendiquaient pour leur future République au sein de l'Union de Bosnie-Herzégovine.

L'Europe, les États-Unis, la Russie, la communauté internationale doivent garantir la mise en œuvre du plan de paix qu'elles proposent : garantie de leur présence physique sur le terrain ; garantie de leur participation à la tâche de reconstruction ; garantie de l'usage de la force si les engagements pris ne sont pas tenus ; garantie que tous les criminels de guerre seront jugés. Pour ma part, j'ai toujours cru que la diplomatie devait s'appuyer aussi sur une véritable détermination militaire, que notre pays a souvent réclamée en vain, et dont l'ultimatum de Sarajevo a constitué l'illustration tardive mais efficace.

L'espoir qui s'attache à l'unité de vues – toute fraîche – de l'Union européenne, des États-Unis et de la Russie est encore bien fragile. S'il se brise sur la volonté des belligérants de reprendre les hostilités, je n'ignore pas qu'il faudra en tirer les conséquences et envisager une autre politique, celle que j'ai qualifiée à plusieurs reprises de politique du désespoir. Les partisans de la levée de l'embargo sur les armes mesurent-ils ce qui en résulterait ? La fin, de l'aide humanitaire qui a sauvé des centaines de milliers de vies la reprise des bombardements sur les villes, opérés cette fois de part et d'autre, grâce aux nouvelles armes qu'on nous presse de déverser sur ce pays dévasté ?

J'irai voir Bosna. Je ne doute pas que les images du film, tourné avant l'ultimatum, raviveront en moi le sentiment éprouvé au spectacle des tombes de fortune qui peuplent désormais le grand stade de Sarajevo. Il est bon de réveiller les consciences de France et d'Occident, trop facilement assoupies : comment ne pas reconnaître que l'horreur du drame bosniaque a peu à voir avec l'apparente froideur du métier diplomatique ? Mais la passion de convaincre conduit souvent à limiter sa palette au blanc et au noir.

Il appartient à l'Europe de donner à tous les peuples de l'ancienne Yougoslavie d'autres raisons de vivre que la fièvre du nationalisme ou de la vengeance qui, partout, de gré ou de force, à succédé à l'effondrement idéologique du communisme.