Article de M. Jacques Chirac, président du RPR, dans le "Figaro magazine" du 5 mars et interviews à Europe 1 et dans "Le Figaro" le 1er avril 1994, sur M. Georges Pompidou.

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Circonstance : 20ème anniversaire de la mort de Georges Pompidou le 1er avril 1994

Média : Le Figaro Magazine - Europe 1 - France Inter - Le Figaro

Texte intégral

Chirac – "Le regard de Pompidou donnait aux gens le sentiment d'exister"

J'ai eu l'immense privilège de travailler longtemps auprès de Georges Pompidou, dans son cabinet ou dans ses gouvernements. C'est dire que j'ai beaucoup appris de lui et grâce à lui.

C'est en 1962 que je l'ai connu. Jeune auditeur de la Cour des Comptes, j'avais été détaché auprès du secrétariat général du gouvernement. Peu après, Georges Pompidou succédait à Michel Debré à Matignon, et j'étais appelé au sein de son cabinet, auprès de François-Xavier Ortoli, qui était alors chef de la cellule économique. Je garde un souvenir précis de mon premier contact avec M. Pompidou. J'avais été convoqué en fin de journée, en compagnie de Jacques-Henri Bujard, qui m'avait fait venir au secrétariat général. J'entre, La pièce est sombre, à l'exception du bureau, éclairé par une lampe Louis XV. Sur ce bureau, peu de papiers, Georges Pompidou est penché, un stylo à la main, occupé à lire une note. Nous attendons quelques instants, puis il lève un sourcil broussailleux et son regard se pose sur moi, impétrant, intimidé. Tout de suite, je suis frappé par la pénétration et l'intelligence de ce regard, plein, tout à la foi, d'autorité, d'humour, mais aussi de bonté. Un regard qui donnait aux gens le sentiment d'exister a ses yeux.

C'est sans doute ce qui m'a le plus attaché à Georges Pompidou : son humanité, son attention à tous et, chacun. Il savait donner son temps et son écoute, mais il savait aussi se préserver en maintenant des cloisons étanches entre sa vie publique et sa vie privée. Le cercle de ses collaborateurs, même très proches, ne se confondait pas avec le cercle de ses amis, aussi nombreux que divers. Une exception peut-être : ces projections privées vers 20 heures, suivies d'un dîner, où il conviait tous ceux qu'il aimait, qui l'intéressaient, qui l'amusaient assemblée éclectique cimentée par son sens de l'amitié.

Si j'étais profondément et respectueusement attaché à l'homme, j'admirais l'homme d'État, dont la dimension était évidente dans l'épreuve. Je pense par exemple à son sang-froid, à sa ténacité, à son courage, à son ouverture d'esprit pendant les évènements de mai 68. J'étais alors secrétaire d'État à l'Emploi et, à ce titre, je ne l'ai guère quitté tout au long de ce que qu'on a appelé les "négociations de Grenelle". Au milieu des tensions et des désordres, et aussi des lâchetés de tous ceux que la tourmente remplissait d'effroi, le premier ministre gardait un calme absolu, qui n'était pas sous-estimation des risques, mais force d'âme et maîtrise de soi. Je me souviens, par exemple, qu'un soir, à l'issue d'une de ces difficiles journées, le téléphone sonne chez moi vers minuit. C'est le premier ministre. Il me dit qu'une charge de manifestants est à l'œuvre sur le pont Saint-Michel et que la police peut être mise en difficulté. Puis-je y aller sur-le-champ et revenir à Matignon pour lui rendre compte ? Georges Pompidou était vraiment – sous l'autorité, naturellement, du général de Gaulle – le capitaine du navire. C'est cela, entre autres, que nous avons appris de lui : le courage. Le sens de la responsabilité. La vigilance.

J'ai bien d'autres souvenirs de lui. Il a été pour moi, et sûrement pour beaucoup d'autres, un extraordinaire initiateur culturel. Les meilleurs amis du président et de Mme Pompidou étaient des artistes. C'est par cette voie, celle de l'amitié, que j'ai découvert nombre de peintres qui ont marqué l'art contemporain – Soulages, Hartung, et combien d'autres – avec lesquels nous nous sommes ensuite liés, ma femme et moi. Claude Pompidou était, est, une remarquable hôtesse, qui toujours su donner une âme à son salon – je prends le mot dans son sens XVIIIe siècle. C'était sans doute l'une des qualités les plus rares du président et de Mme Pompidou que de rassembler autour d'eux le talent, la force créatrice, l'esprit, quels que soient leurs modes d'expression, tout en restant accessibles à tous, y compris les gens les plus simples. Georges Pompidou prisait les vraies valeurs. Je me souviens que interrogé dans le cadre du fameux questionnaire de Proust, à la question "quelle est votre qualité préférée chez l'homme ?", il avait répondu "la modestie". Cela le dépeint tout à fait.


Vendredi 1er avril 1994
Europe 1

F.-O. Giesbert : C'est l'année Pompidou ?

J. Chirac : C'est l'année d'un homme qui fut un très grand homme.

F.-O. Giesbert : Aujourd'hui ses deux collaborateurs sont devenus les deux grandes figures de la droite. C'était qui G. Pompidou pour vous ?

J. Chirac : C'était un patron exceptionnel, qui donnait envie de le servir. C'était aussi un maître. C'était quelqu'un qui avait le contact facile avec les autres. C'était un homme dont la culture était si forte que tout naturellement elle ouvrait vers les choses. Sa qualité était la capacité de saisir, de sentir, de comprendre. C'était quelqu'un de déterminé, sans aucun doute. C'était aussi un homme qui avait toujours le sens de l'humain. Il donnait par exemple toujours à ses collaborateurs le sentiment que ce qu'ils lui disaient était très important. C'était très gratifiant de travailler pour lui. On avait toujours l'impression d'être quelqu'un d'important.

F.-O. Giesbert : Dans les moments dramatiques était-il quelqu'un qui gardait toujours son sang-froid ?

J. Chirac : Il avait un très grand calme. J'ai toujours beaucoup admiré chez lui la capacité qu'il avait de travailler dans l'agitation. Dans la période de mai 68 où beaucoup de gens s'étaient affolés et avaient quitté le navire, il restait serein et rédigeait des communiqués et autres textes importants dans le brouhaha le plus complet. J'avais beaucoup admiré cela.

F.-O. Giesbert : Comprenait-il les manifestants de 68 ?

J. Chirac : Il n'a jamais porté un œil buté ou hargneux sur ces manifestations. Il a toujours porté un œil compréhensif, même s'il estimait de son devoir de rétablir l'ordre républicain.

F.-O. Giesbert : En mai 68, vous êtes l'homme clé des négociations sous le pseudonyme de Walter, et parlant de vous à cette époque, E. Balladur a écrit : "… Il se donnait sans ménager sa peine, insoucieux des risques, jamais fatigué tout entier dans ce qu'il faisait…"

J. Chirac : J'assumais la place qui était la mienne auprès du Premier ministre. J'étais à l'époque secrétaire d'État à l'emploi, et j'avais donc des relations très suivies avec les organisations syndicales. Il était normal et légitime que j'aie avec elles les contacts nécessaires pour essayer de sortir de la crise.

F.-O. Giesbert : Que doit-on retenir du personnage G. Pompidou ?

J. Chirac : On peut retenir plusieurs choses. Il a su poursuivre et ce n'était pas si facile l'œuvre du Général de Gaulle en en maintenant l'esprit. Deuxièmement il a modernisé considérablement la France industrielle, la France économique. Troisièmement il a eu une action sociale importante. Et enfin sur le plan culturel, il a donné une grande impulsion qui fait qu'il restera l'un de ceux qui auront servi de référence à un certain développement culturel de notre pays.

 

Vendredi 1er avril 1994
France Inter

J. Chirac : Je venais d'être élu député de la Corrèze. Je suis rentré à Paris, je suis allé à Matignon et j'ai rencontré dans l'escalier G. Pompidou. Ce dernier m'a dit "Je viens d'arrêter la formation du gouvernement avec le Général. Chirac, vous avez un strapontin. Je ne sais pas quelle sera votre carrière, mais je vais vous dire une chose qu'il ne faudra pas oublier : ne vous prenez jamais pour un ministre". C'est parfaitement caractéristique de la personnalité de G. Pompidou qui a franchi toutes les étapes des responsabilités sans jamais se laisser impressionner par les choses de l'extérieur. Il est toujours resté lui-même. Très rares sont les hommes politiques dont la solidité est telle qu'ils arrivent à relever ce défi.

 

Vendredi 1er avril 1994
Le Figaro

Georges Pompidou, vingt ans après…

Jacques Chirac : "Il a révolutionné la France"

"Il avait compris que notre pays était en train de déraper vers une sorte de dictature de la technocratie"

Jacques Chirac, à sa sortie de l'ENA en 1959, entre comme auditeur à la Cour des comptes avant d'être chargé de mission au Secrétariat général du gouvernement (SGG) en 1962. C'est en rejoignant, la même année, le cabinet de Georges Pompidou, qu'il fera sa connaissance. Par la suite, après avoir conquis un siège de député en Corrèze, il sera tour à tour secrétaire d'État aux Affaires sociales (1967-1968), secrétaire d'État aux Finances (1968-1971), ministre des Relations avec le Parlement (1971-1972), ministre de l'Agriculture (1972-1974), et enfin, de mars à mai 1974, ministre de l'Intérieur. Il évoque dans cette interview les souvenirs de sa collaboration avec Georges Pompidou.

Le Figaro : Comment êtes-vous devenu le collaborateur de Georges Pompidou ?

Jacques Chirac : Un peu par hasard. J'étais depuis six mois au Secrétariat général du gouvernement, où je m'occupais des questions économiques, quand un jour de novembre 1962, René Montjoie, qui était membre du cabinet du premier ministre, m'a demandé si ça m'intéresserait de rejoindre l'équipe de Matignon pour m'occuper des dossiers de l'équipement, de la construction et des transports. Il leur manquait quelqu'un. J'ai bien sûr, accepté.

Le Figaro : Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec Georges Pompidou ?

J. Chirac : Bien sûr. Jacques-Henri Bujard, qui était mon patron au Secrétariat général m'a emmené dans le bureau du premier ministre pour me présenter, et a eu l'une de ces phrases aimables et convenues du genre : "C'est un élément de valeur, et une grande perte pour moi." M. Pompidou, qui pensait visiblement à autre chose, a à peine levé la tête et a répondu : "J'espère bien que c'est une perte pour vous. Autrement, ce ne serait pas un gain pour moi." C'est tout.

Le Figaro : Comment travaillait-il avec ses collaborateurs ?

J. Chirac : Essentiellement par notes C'était un homme de l'écrit. Mais souvent, le soir, nous nous retrouvions dans le bureau d'Anne-Marie Dupuy pour bavarder à bâtons rompus et je dois dire qu'il avait une conversation absolument éblouissante. Il pouvait nous parler aussi bien de ses préoccupations au sujet des pieds-noirs qu'il fallait réintégrer en Métropole, de ses grands projets pour l'industrialisation du pays, de politique internationale, que d'un peintre dont il avait vu une toile au cours d'une promenade dans le quartier.

Le Figaro : Vous formiez une équipe très soudée à Matignon ?

J. Chirac : Georges Pompidou avait su s'entourer de personnalités très différentes Quand je suis entré au cabinet, il y avait François Ortoli, qui allait devenir ministre des Finances, René Journiac, qui allait devenir le patron des Affaires africaines à l'Élysée, Pierre Juillet, qui avait déjà un rôle. très important, René Montjoie, qui allait devenir le patron du Plan, Olivier Guichard, qui allait devenir ministre de beaucoup de choses, Pierre Lelong, qui allait être ministre des PTT, Bernard Esambert, le futur patron de la Compagnie financière Pierre Delmon, le futur patron des Charbonnages de France, Jean-René Bernard, qui allait être Ambassadeur à Mexico et à La Haye. Peu après moi, sont entrés Michel Jobert, qui allait devenir ministre des Affaires étrangères, Jean-Philippe Locat, qui allait être ministre de l'Information, et Édouard Balladur. Quand on y pense, ce cabinet de jeunes collaborateurs de M. Pompidou aurait pu à lui seul former un très honorable gouvernement.

Le Figaro : C'étaient les "Pompidou's boys" ?

J. Chirac : Non, ceux qu'on a appelé de ce nom affreux, c'était la petite équipe de jeunes gaullistes que M. Pompidou avait formée avant les élections législatives de 1967 pour attaquer les fiefs de gauche du centre de la France. Lui-même, d’ailleurs, s'est présenté à cette occasion dans le Cantal. Et moi j'avais hérité d'Ussel, ce qui n'était pas forcément le plus facile, puisque j'avais comme adversaire le propre frère de François Mitterrand.

Le Figaro : Quel genre de patron était Georges Pompidou ?

J. Chirac : Merveilleux ! Il avait les trois qualités d'un patron : il savait écouter les autres, il savait prendre une décision claire, et il savait s'y tenir. Mais le crois que sa plus grande qualité était l'énorme respect qu'il avait pour les autres, et, à commencer, pour les citoyens. Il avait très bien compris que la France était en train de déraper vers une sorte de dictature de la technocratie. Je crois que le normalien, fils d'instituteur et petit- fils de paysan qu'il était, redoutait les technocrates – au mauvais sens du terme. Il fallait que les textes qu'un lui proposait soient clairs, équitables et efficaces. C'étaient ses trois mots clés. Il détestait qu'on persécute les Français avec de nouveaux textes toujours compliqués et bien souvent inutiles. Il avait bien raison !

Le Figaro : Quels étaient ses rapports avec le général de Gaulle ?

J. Chirac : Je ne pouvais les observer que de très loin. Mais je suis convaincu de deux choses. D'abord, il n'est entré en politique que pour servir le Général ; ensuite, la période qui l'a le plus passionné a été celle dont on ne parle jamais ; quand il fut son directeur de cabinet, en 1958. Là, pendant six mois, il a mis en place la fabuleuse "révolution" que voulait entreprendre le Général, tant sur le plan des institutions que sur le plan économique. Après, il a assuré l'intendance, avec cette farouche conviction que, si la France voulait rester un grand pays, il lui fallait devenir un pays moderne. Lui qu'on présente parfois comme un conservateur a en fait révolutionné le paysage économique et social de la France.

Le Figaro : On a dit qu'en Mai 68, il avait un peu hésité…

J. Chirac : Pas du tout. Je n'étais plus à son cabinet depuis 1967, puisqu'il m'avait demandé d'être secrétaire d'État à l'Emploi ; mais, comme il n'y avait plus grand monde en ces journées un peu, mouvementées, je passais mon temps à Matignon. Je l'ai donc vu, jour et nuit, au milieu de la tempête. C'est dans ces cas-là, quand ça tangue, qu'on juge un homme d'État. C'est finalement très rare. Et Georges Pompidou a su faire preuve d'assez de souplesse pour éviter le drame, et d'assez de fermeté pour que tout ne soit pas emporté par la tempête.

Le Figaro : C'était quoi le pompidolisme, par rapport au gaullisme ?

J. Chirac : Je crois qu'on a tout à fait tort de vouloir distinguer le pompidolisme du gaullisme, parce qu'on compare alors le gaullisme du 18 juin 40 au pompidolisme des années heureuses de 70, c'est-à-dire deux époques fondamentalement différentes. Pour moi, et mis à part les sentiments personnels que je peux avoir pour M. Pompidou, auquel je dois tant, le pompidolisme n'est que la suite logique du gaullisme, c'est-à-dire, en un mot, le refus du déclin de la France – qui fait, inévitablement, le malheur des Français. Le champ de  bataille a changé, c'est tout. Contrairement à ce que certains ont parfois voulu faire croire, le pompidolisme, c'était tout sauf la résignation devant la fatalité. Et ça, ça veut dire l'audace. Le Concorde, les autoroutes, la mensualisation des salaires, les centrales nucléaires, l'intéressement, la généralisation de le Sécurité sociale, tout ça c'est lui, et, à l'époque, c'était audacieux.

Le Figaro : Quel est votre souvenir personnel le plus marquant ?

J. Chirac : J'en ai beaucoup. Un jour j'étais son ministre de l'Agriculture, et je négociais à Bruxelles un dossier particulièrement difficile. Alors, tôt le matin, je l’ai appelé. Je l’entends encore me répondre : "Écoutez Chirac : premièrement il est 7 heures du matin, alors, vous me réveillez. Deuxièmement, je vous ai nommé ministre, alors, je vous fais confiance. Troisièmement, je vous ai chargé de négocier ; alors prenez vos responsabilités". Et il a raccroché. J'étais naturellement confus de l'avoir réveillé, mais j'étais content qu'il me fasse confiance. Mais le souvenir qui m'émeut le plus, c'est une histoire de coq. Un jour, dans son bureau, je vois un très beau coq en zinc, une girouette, qu'il venait d'acheter. Un superbe objet du XVIe siècle: Et je lui dis en riant : "Ah ! Je crois que je vous le volerai". Six mois plus tard, quand il a quitté Matignon, il m'a dit : "Tenez Chirac : le coq, il est pour vous." J'ai toujours gardé ce coq dans mon bureau.