Extraits de l'interview de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, à Europe 1 le 5 septembre 1994, sur son action pour faire changer la politique étrangère de la France, la situation en Algérie, la prise de distance de la Serbie par rapport aux Serbes de Bosnie et sur l'élargissement de la Communauté.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q. : Le Président de la République a rappelé récemment ses prérogatives en matière de politique étrangère, qu'il s'agissait de son domaine, il était menacé ce domaine ? Pourquoi a-t-il éprouvé le besoin, à votre avis, puisque c'était en votre présence, de faire ce rappel ?

R. : Cela, il faut le lui demander. Je pense que c'était un rappel rituel, comme il est normal lors d'une réunion d'ambassadeurs…

Q. : Il n'avait pas éprouvé le besoin de le faire le 14 juillet, par exemple.

R. : Pour ma part, je ne sens aucune menace sur le fonctionnement des institutions. Si le Président de la République a des pouvoirs importants en matière de politique étrangère, que personne ne lui conteste, le gouvernement en a aussi : le Premier ministre et, auprès du Premier ministre, celui des ministres qui est chargé de mettre en œuvre la politique étrangère. Voilà. Chacun a rappelé son territoire et son rôle.
Puis-je vous faire remarquer que depuis un an et demi, sur tous les grands sujets qui comptent– parce que, vous savez les déclarations de principe c'est intéressant, mais ce qui compte, c'est l'action quotidienne – sur tous les grands sujets dans lesquels la diplomatie française s'est investie et dont on va parler, j'imagine : la Bosnie, le Rwanda, la négociation du GATT, l'Europe, etc., avez-vous remarqué que la situation de cohabitation dans laquelle nous sommes ait paralysé l'action du gouvernement ? Jamais. La France a toujours parlé d'une seule voix, et après les consultations et les discussions nécessaires, j'ai toujours eu des instructions claires qui m'ont permis de mener l'action diplomatique de manière efficace, je crois.

Q. : M. Juppé, vous avez raison de dire que depuis un an et demi, effectivement, sur les grandes décisions diplomatiques, il y a eu au fond assez facilement accord entre le gouvernement et le Président de la République à quelques petits détails près, mais sur le fond, assez largement accord. Mais il se trouve qu'immédiatement auparavant, vous-même, avec beaucoup de pugnacité et de talent, étiez très critique sur la politique étrangère menée sous la présidence de François Mitterrand. Est-ce que c'est lui qui s'est converti à Alain Juppé ? Est-ce que c'est vous qui, en dirigeant les affaires de la politique étrangère au sein du gouvernement avez changé ? Qu'est-ce qui s'est passé ?

R : Eh bien la question se pose vraiment. Et j'ai ma petite idée là-dessus. Je vais vous la dire. La réponse qu'on fait d'habitude à cette question, c'est de dire que je me suis moulé ou glissé, plus exactement, dans le moule antérieur. Il y a peut-être un petit peu de prétention dans cette réponse, mais j'ai l'impression que j'ai changé sur beaucoup de points le cours de la politique de la France. Avec le soutien…

Q. : Donc c'est lui, c'est le Président qui s'est moulé… ?

R : C'est à vous de juger, faites les comptes. Moi je vous dis ce que j'ai fait. Je vais prendre quelques exemples très précis. Premier exemple la Chine. J'arrive au Quai d'0rsay au mois d'avril 1993, la France et la Chine ne se parlent plus. Cela avait même atteint un point où notre ambassadeur en Chine, qui est un grand diplomate, un diplomate de talent, qui parle parfaitement chinois, n'avait plus de contacts avec les autorités chinoises, parce qu'on était brouillé. Eh bien j'ai proposé au Premier ministre Édouard Balladur de changer ça. Et Je lui ai dit : "nous allons faire ce qu'il faut pour essayer de renouer les liens de la France et de la Chine". Il m'a donné son accord. Cela a pris un an. Et puis cela a abouti au voyage du Premier ministre en Chine…

Q. : Le Président avait été tenu au courant ? Il n'y a pas fait obstacle ?

R. : Bien entendu. Je ne vous le fais pas dire. Donc qui a changé, c'est à vous d'en juger. Et cela va se concrétiser par la visite du Président chinois dans quelques jours. Premier exemple.
Deuxième exemple : le GATT – j'allais dire sujet plus important ; non, le précédent est également considérable. Quand je suis arrivé le 2 avril 1993 au Conseil des ministres de Bruxelles, la France était dans une situation impossible Totalement isolée et incomprise Je ne sais pas si c'était le président de la République ou mon prédécesseur qui en était responsable, mais c'était un état de fait. On a changé tout ça. On a changé le cours de la politique française et on a atteint des résultats.
Troisième exemple quand je suis arrivé, là aussi la politique de la France était considérée, de façon générale, comme extrêmement indulgente vis-à-vis de Belgrade et des Serbes. J'ai été le premier à dire à la tribune de l'Assemblée nationale que l'agresseur, c'était la Serbie. Et petit à petit par petites touches, en en discutant avec le Président de la République, on a changé le cours des choses, changé même la mission et le rôle des soldats français qui étaient sur le terrain, qui sont passés d'une mission strictement humanitaire d'acheminement des convois, à une mission de protection des populations.
Voilà trois exemples. Je pourrais en donner beaucoup d'autres qui montrent que la diplomatie française, sur des sujets essentiels – je n'ai pas pris des queues de cerise, si je puis dire – a changé. Alors voilà ce qui me donne à penser que je n'ai pas trahi les convictions qui étaient les miennes avant de prendre ce poste.

Q. : Avant que nous revenions à l'Europe, et par conséquent à l'ex-Yougoslavie, je voudrais vous poser une question qui a été peu traitée dans la presse mais qui est pourtant essentielle. Les conditions de la livraison de Carlos ont fait penser à certains que la France avait donné des contreparties en ce qui concerne la guerre que le Soudan mène contre ses propres populations du Sud, qui sont chrétiennes ou animistes, en général des tribus noires. Vous venez de vous exprimer dans le Monde de ce soir avec beaucoup de fermeté, à mon avis de manière justifiée, là-dessus Pouvez-vous nous assurer qu'il n'y a pas eu de contrepartie dans le passé et qu'il n'y en aura pas dans l'avenir, tant que vous serez responsable de la politique étrangère de la France, dans ce domaine ?

R. : Le ministre des Affaires étrangères qui est devant vous peut vous dire que toutes ces allégations sont sans fondement Et que la diplomatie française n'a absolument pas modifié sa ligne vis-à-vis du Soudan et donne, en aucun cas quelque contrepartie que ce soit. Charles Pasqua a expliqué les conditions dans lesquelles Carlos a été récupéré par les services compétents. Les autorités soudanaises elles-mêmes ont déclaré publiquement qu'aucune contrepartie n'avait été donnée Voilà les faits, et tout le reste est affabulation.
Par ailleurs, je le dis dans les colonnes du journal que vous citez à l'instant, la politique de la France vis-à-vis du Soudan n'a pas été modifiée, et j'estime, en tant que chef de la diplomatie française, qu'aujourd'hui il n'y a pas lieu de la modifier.
Si demain ce pays change véritablement, si les Droits de l'Homme y sont respectés, si la guerre menée dans le Sud aux Chrétiens s'arrête, si les accusations portées très souvent contre le régime soudanais, de favoriser un certain prosélytisme terroriste, sont à l'avenir sans fondement, alors il sera peut-être temps d'ajuster notre politique. Mais la libération de Carlos n'est pas en soi un événement qui me conduit à changer cette ligne politique.

Q. : Et en ce qui concerne l'Algérie, l'autre aspect de la question : on a dit que les Soudanais, notamment M. Tourabi, pourraient jouer un rôle important d'intermédiaire entre la France et l'Algérie dans ce domaine.

R. : La France, la diplomatie française, ne négocie pas avec le FIS. Tout simplement parce que ce n'est pas son rôle. C'est aux autorités algériennes de négocier avec qui elles veulent, avec qui renonce à la violence. Mais il n'y a pas, de notre part, de négociation de ce type ni de marchandage, quel qu'il soit.
Vous savez, on me le reproche parfois, moi je ne suis pas un spécialiste de la diplomatie des services, comme on dit. Je mène une politique qui est claire et qui n'a pas d'autres composantes que celles qui sont officiellement affichées.

Q. : Et ça recoupe l'ensemble de la politique française ? C'est-à-dire M. Tourabi, semble-t-il est venu plusieurs fois à Paris…

R. : Moi je ne l'ai jamais rencontré.

Q. : Il y a eu des négociations assez longues. Ce n'était pas avec vous, vous venez de nous le confirmer. Mais vous ne pensez pas qu'il a rencontré d'autres responsables gouvernementaux ?

R. : Je n'ai aucune raison de penser qu'aucun responsable gouvernemental ne s'est engagé dans ces prétendues discussions ou négociations dont on fait parfois état.

Q. : Deux questions très précises. La première concerne l'Algérie. Est-ce que vous pensez que c'est un fait positif que cette acceptation du dialogue par le responsable du FIS, M. Madani ?

R. : Oui, bien sûr. Il y a des mois et des mois que je répète – et c'est la position officielle de la France, approuvée par le Président et par le Premier ministre – qu'il n'y a pas d'issue au drame algérien dans le tout-sécuritaire, pour utiliser une formule facile. Certes, il faut rétablir l'ordre public et aucun gouvernement ne peut accepter le terrorisme, nous comprenons cela. Mais en même temps, il faut voir plus loin, et la seule perspective qui existe est une perspective politique de réconciliation entre les différentes tendances de la société algérienne. Cela veut dire quoi ? Cela veut dire qu'il faut parler avec les responsables politiques et les partis politiques qui incarnent ces différentes tendances. Nous le répétons sans cesse aux autorités algériennes depuis des mois et des mois, depuis plus d'un an maintenant. Et elles essaient de le faire. Une première tentative a eu lieu il y a quelques mois, une deuxième a été engagée à la fin du mois d'août, le succès a été partiel. Certains partis sont venus discuter, d'autres pas. Le FFS, le RCD, etc. ont pour l'instant refusé de discuter. Nous apprenons aujourd'hui que, dans la mouvance islamique qui est divisée, certains seraient prêts à discuter en renonçant à la violence. Si c'était vérifié et confirmé, je ne pourrais, bien sûr, que m'en réjouir.

Q. : Deuxième question précise : vous savez que le pape projette de se rendre à Sarajevo jeudi prochain. Quel est votre point de vue sur ce voyage ? Il vous paraît utile ou dangereux ?

R. : Les deux. Je crois qu'il est utile, car la présence d'une autorité spirituelle comme le pape à Sarajevo ne peut que contribuer à la prise de conscience, d'abord de l'horreur du drame, des progrès qui ont été faits, et de la nécessité d'aller plus loin. Je dis pour ma part que suis très favorable à l'idée de démilitarisation de la zone de Sarajevo qui a été lancée par certains. Cela dit, ce voyage est également dangereux puisque des fanatiques qui continuent à parler au nom des Serbes de Bosnie, font peser des menaces sur ce voyage. Je crois que les Nations unies, la FORPRONU – j'en suis même certain – prendront, si le pape confirme son intention de se rendre à Sarajevo, toutes les précautions nécessaires. Je mets en garde, bien sûr, les fous qui pourraient éventuellement songer à concrétiser les menaces qu'ils ont formulées.

Q. : D'après les informations dont vous disposez, il ira ?

R. : Je n'ai pas de précisions autres que celles que vous connaissez là-dessus.

Q. : C'est une question d'appréciation. Est-ce que vous prenez au sérieux la prise de distance de M. Milosevic par rapport à M. Karadzic ? Autrement dit : tout le monde constate qu'elle existe. Est-ce que vous pensez que c'est un élément tactique, ou est-ce qu'on peut fonder, comme vous paraissez désormais le faire, l'avenir de la politique des Européens, de la France d'abord, des Européens ensuite, sur ce désaccord entre eux, qui me parait peut-être légèrement contradictoire avec votre proposition de confédération ?

R. : Sur le premier point, ma réponse est oui. Je prends cela au sérieux. Est-ce que ça veut dire que je fais confiance aveuglément ? Non. Il s'est passé, depuis quelques mois en Bosnie, un certain nombre d'éléments nouveaux. D'abord, l'arrêt des combats, à peu de choses près, en gros, je le reconnais. Mais enfin, globalement on n'est plus dans la situation où on était il y a six mois. Deuxièmement, une position commune des grandes puissances. Et ça c'est un acquis précieux dû en grande partie aux initiatives de la France. Et troisièmement, depuis la fin du mois de juillet, le changement de position de Belgrade qui accepte le plan de paix et qui dénonce l'attitude des Bosno-serbes.
Pourquoi est-ce que je prends cela au sérieux ? D'abord parce qu'on n'a pas le droit de ne pas exploiter cette chance, qui est une chance de paix. Deuxièmement, parce que toutes les informations qui nous viennent de la région nous donnent à penser que c'est sérieux. On ne va pas mettre en cause ici telle ou telle personnalité, mais citons-le malgré tout : le Président croate nous disait récemment, à M. Hurd et à moi-même, parlant de l'attitude de Milosevic par rapport à Karadzic "ce n'est plus un jeu". Et enfin, parce que Milosevic nous l'a dit à nous-mêmes quand nous sommes allés le voir. Il nous a dit "moi j'accepte le plan". Et il a même été jusqu'à dire que se posait à Pale un problème de leadership ce qui montre bien qu'il y a aujourd'hui, vraiment clivage, fossé. Alors, faut-il s'en satisfaire ? Je crois qu'il faut le vérifier. Et c'est tout ce qui est en cause aujourd'hui.

Q. : Quels sont les critères ?

R. : Le critère, c'est de vérifier que les mesures prises effectivement, parce que ça aussi c'est un élément supplémentaire qui fait qu'il faut prendre au sérieux la position de Belgrade – les mesures de blocus qui ont été instaurées par les autorités serbes de Belgrade à leur frontière entre la Serbie et la Bosnie existent. Il faut vérifier qu'elles sont durables et efficaces.

Q. : Qui peut vérifier ?

R. : Des observateurs internationaux. Et c'est ça qui est en cause à l'heure actuelle. Le groupe de contact se réunit demain avec les cinq puissances qui le constituent. Et je souhaite, pour ma part, que l'on trouve une position commune entre Russes et Américains, consistant à dire si Belgrade accepte un contrôle de sa frontière, par des diplomates ou tel ou tel représentant d'organismes internationaux, nous sommes prêts à en tenir compte. Si c'est vérifié, à lever partiellement les sanctions sur Belgrade et à accentuer les sanctions sur Pale, pour enfoncer le clou, si je puis dire. Il y a là encore, me semble-t-il, une chance de paix. Si ceci échoue, alors plane à nouveau la menace de la levée sur l'embargo sur la fourniture des armes, dont j'ai déjà dit à plusieurs reprises que c'était une solution d'extrême recours, mauvaise pour la FORPRONU, pour les populations, pour l'équilibre régional.

Q. : Dans votre interview du Monde de ce soir, Monsieur Juppé, vous avez proposé parallèlement à la confédération qui existe au moins sur le papier entre les Croates et les Musulmans de Bosnie et les Croates de Croatie, une confédération serbo-serbe en quelque sorte, entre les Serbes de Bosnie et les Serbes de Serbie. Alors ça paraît extrêmement logique mais est-ce que vous ne tendez pas la perche à ceux, et ils sont des deux côtés de la frontière… enfin des deux côtés des Serbes, qui souhaitent la réalisation d'une grande Serbie ?

R. : Non, j'essaye de sortir des blocages actuels. Tout à l'heure, vous me demandiez, est-ce que cela n'est pas contradictoire avec ce fossé qui était instauré entre Belgrade et Pale, c'est-à-dire la capitale des Serbes de Bosnie. Je ne le crois pas. Une telle proposition n'est valable que si les Serbes de Bosnie acceptent le plan de paix, bien entendu, cela va de soi.

Q. : Qui, rappelons-le, maintient… se prononce pour l'intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine ?

R. : Bien sûr, je suis pour l'intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine et je constate qu'un certain nombre de nos partenaires, les Américains notamment, ont porté sur les fonts baptismaux, un accord entre la fédération croato-musulmane de Bosnie-Herzégovine et la Croatie, vous le rappeliez. Il me semblait difficile de ne pas ouvrir une sorte de traitement parallèle à l'entité serbe de Bosnie, en lui laissant la possibilité de se confédérer avec la Serbie, tout en maintenant l'État de Bosnie-Herzégovine.
C'est compliqué, je le reconnais bien volontiers ; cela a été déjà envisagé à d'autres étapes de la négociation. Si cela peut être un moyen de faire progresser le dialogue, je crois qu'il faut utiliser cette possibilité. C'est une idée que la France essaiera de pousser au cours des prochaines réunions du groupe de contact.
J'en reviens toujours à mon obsession sur cette affaire de Bosnie. Il n'y a pas d'autre voie que la négociation et le compromis pour sortir de la situation actuelle. Je sais que cela a choqué. Je sais que nous avons eu l'occasion sur ce point, d'échanger parfois des propos plutôt aigres-doux. Je ne crois pas à la guerre comme solution en Bosnie et je ne crois donc pas à une solution passant par l'augmentation de l'armement des différentes parties en présence. Je ne crois qu'à la négociation et au dialogue politique.

Q. : Monsieur Juppé, cela fait 17 mois que vous êtes à la tête du Quai d'Orsay. Tout à l'heure, vous avez fait l'inventaire de votre action où, avez-vous dit, vous avez pu faire avancer les choses. Mais une question se pose : sur quel dossier, la cohabitation a-t-elle été un frein à l'ambition novatrice de ce gouvernement et notamment en matière de politique étrangère ou de questions de défense ?

R. : Je pourrais vous répondre qu'il n'y en a pas ou qu'il y en a peu. Est-il vraiment très utile de s'appesantir là-dessus puisque ce qui compte, c'est ce qu'on a fait et je crois, bien fait. Bon je veux vous répondre. Je crois que dans le domaine de la défense, de la politique de défense, dans le domaine des relations avec l'OTAN, aux nouvelles manières, adaptées à ses nouvelles missions…

Q. : Oui, François Léotard va aller prochainement à une réunion de l'OTAN. C'est un tournant, c'est un virage ?

R. : C'est le résultat d'une réflexion que la France mène depuis plusieurs mois. Je crois que dans ce domaine-là, on aurait peut-être pu aller plus vite dans un autre contexte, c'est un exemple.

Q. : Édouard Balladur a présenté la semaine dernière dans une interview au Figaro, son projet européen. Il a défini une Europe à 3 cercles… Vous l'avez lue ?

R. : Oui. M. le Premier ministre a bien voulu me consulter, comme moi-même je le consulte quand je m'exprime, cela va de soi…

Q. : Vous allez donc pouvoir nous dire si cette Europe à trois cercles…

R : Vous voyez la politique étrangère de la France est vraiment concertée. Cela marche bien.

Q. : Est-ce que cette Europe à 3 cercles, est-ce que c'est finalement, plutôt un progrès de l'Europe ou est-ce que c'est une manière de revenir à une Europe plus restreinte à 6 ou même à 5, si l'on en croit les Allemands qui n'ont pas l'air d'être convaincu que l'Italie puisse faire partie du noyau économique dur de cette future Europe ?

R. : Je ne veux pas prolonger le débat mais enfin pour répondre à votre question, permettez-moi quand même de faire sinon, une digression, du moins de remonter un peu en amont dans le raisonnement. Nous sommes aujourd'hui 12, bientôt 16, 15 cela dépendra des référendums.
Pouvons-nous éviter… est-il souhaitable d'éviter, un nouvel élargissement de l'Europe ? Pour ma part, je ne le crois pas. Il y a un certain nombre de pays qui sont candidats. On les connaît. Nous leur avons promis de les accueillir dans la famille européenne, quand ils étaient sous le joug communiste. Nous avons réitéré cette promesse, il n'y a pas longtemps, au Conseil européen de Copenhague, il y a un an. Je pense que ce serait un élément positif pour la stabilité de notre continent. Je pense même, cet argument est un peu négatif mais je crois qu'il a tout son poids, que si nous Français, nous nous refusions à cette perspective d'élargissement européen, le couple franco-allemand en subirait de graves désagréments et que d'une manière ou d'une autre, l'Union européenne…

Q. : Oui, mais la question, c'est : est-ce qu'ils vont entrer dans la même Europe ?

R. : J'y viens précisément, mais je voulais quand même rappeler cela. Il me paraît indispensable, incontournable, si vous me permettez de parler le français de 1994 que cet élargissement ait lieu à un moment ou à un autre. Dès lors que nous sommes décidés à le faire, c'est la position du gouvernement français, dès lors qu'on envisage une Europe à 20, 24 ou même 25. Est-ce que cela peut marcher comme aujourd'hui ? La réponse est non.

Q. : Qu'est-ce qui peut marcher comme aujourd'hui ?

R. : On ne peut pas parler des mêmes institutions, faire fonctionner une Europe à 25 que lorsqu'on était à 6, à 9 ou même à 12 et je dois dire qu'à 16, c'est déjà plus que limite.

Q. : Alors qu'est-ce qu'il faut faire ?

R : Il faut réfléchir à un autre type d'organisation et c'est la contribution que le Premier ministre a apportée à ce débat. Il est très difficile de dire ce qu'il faut faire, on voit bien l'idée générale. L'idée générale, c'est qu'il faut une Europe plus souple et plus diversifiée. On était parti au départ sur l'idée que tout le monde pouvait tout faire en même temps, exactement dans les mêmes conditions. Cela ne sera plus vrai. On ne peut pas demander à Chypre ou Malte qui sont candidats, que nous avons acceptés dans le principe, à Corfou récemment, de faire exactement la même chose que l'Allemagne, la France ou l'Italie.
Il faut donc une Europe qui accepte une certaine diversité en son sein. Cela veut dire que certains pays feront des choses que d'autres ne feront pas.

Q. : Est-ce que la monnaie unique, cela reste d'actualité ?

R. : Que peuvent faire certains pays que d'autres ne feraient pas ? D'abord je crois qu'il y a un certain nombre de contraintes de l'Europe, que tout le monde doit accepter : l'Union douanière, le grand marché, cela ça me paraît la base. Sur cette base, valable pour tout le monde, certains peuvent faire plus. Alors certains peuvent avoir une solidarité économique et monétaire renforcée. C'est l'idée de l'Union économique et monétaire et de la monnaie unique, déjà inscrite dans le traité de Maastricht.
D'une certaine manière, quand nous parlons d'Europe à plusieurs vitesses ou à géométrie variable ou à cercles concentriques, nous n'inventons rien. C'est déjà dans le traité de Maastricht.
Deuxième exemple de ce que certains pays peuvent faire et que d'autres ne pourraient pas faire : la sécurité. Ce n'est être désobligeant pour personne je crois, que de dire que lorsqu'il s'agit de la sécurité de l'Europe, de la constitution d'une force d'intervention européenne par exemple à partir de l'Eurocorps, la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne, l'Italie, l'Espagne pèseront plus qu'un certain nombre d'autres pays.
Et puis on pourrait multiplier les exemples, notamment dans le domaine industriel. On peut imaginer des coopérations…

Q. : Dans I'Union économique et monétaire, d'après vous, il y a l'Italie ?

R. : Alors il y a une polémique à l'heure actuelle, c'est la campagne électorale en Allemagne. La CDU a publié un document dans lequel on ressort un peu la même idée que celle qu'a exposée M. Balladur dont je parle moi-même dans certaines de mes déclarations.
On parle d'un noyau dur autour duquel il y aurait des noyaux moins durs, c'est-à-dire des cercle… concentriques pour reprendre l'image du Premier ministre. Donc, l'idée me paraît intéressante. Elle rejoint tout-à-fait la réflexion que je viens de vous exposer. Les Allemands disent, le CDU plus exactement dit : dans ce noyau dur, il faudrait le Benelux, la France et l'Allemagne. Moi je dis : pourquoi pas l'Espagne et l'Italie ? Je crois que la dimension méditerranéenne de la construction européenne est importante. Mais j'ai lu le document de l'OCDE. Il dit que le concept du noyau dur est évolutif. Il ne ferme pas la porte à tel ou tel.
Donc, Je crois que c'est une polémique qui doit se calmer. Et en tout cas derrière, il y a une idée que j'ai essayé d'exprimer ici et sur laquelle nous allons devoir travailler parce que, je termine sur ce point, le rendez-vous est précis. 96 : conférence intergouvernementale, c'est à ce moment-là qu'il faudra faire des propositions concrètes.

Q. : Vous allez me croire obsédé par les prises de position du pape. Mais enfin le Vatican, c'est la semaine dernière, soutenu d'ailleurs par les fondamentalistes musulmans, a des positions très sévères contre les propositions de l'ONU, dans le cadre de la conférence du Caire sur la démographie et sur le peuplement. Qu'est-ce que vous en pensez ? Est-ce qu'il ne prend pas une très lourde responsabilité en critiquant toutes les mesures qui encouragent la contraception, voire l'avortement ?

R. : Je suis très respectueux des positions du Saint Père et je dis cela sérieusement. Le gouvernement a bien réfléchi naturellement à la préparation de cette conférence. Pour caricaturer les thèses en présence, certains sont très malthusiens et disent : on va vers la catastrophe démographique. Il faut donc des mesures collectives, qui ne sont pas toujours très respectueuses de la conception que nous nous faisons des Droits de l'Homme et de l'institution familiale. D'autres en revanche, sont extrêmement natalistes et disent : il faut surtout ne rien faire. Tout se rééquilibrera naturellement. Je crois que la France peut faire entendre une voix de sagesse et de réalisme. Il est vrai, cela a déjà été accepté dans des conférences précédentes, qu'il faut modérer la croissance de la population mondiale. Je ne vais pas vous donner les chiffres, vous les connaissez.
Alors comment y parvenir ? Nous pensons que le planning familial comme on dit ou le contrôle des naissances, n'est pas la seule réponse. C'est une réponse bien entendu, à condition que cela respecte les droits fondamentaux de la personne humaine, mais ce n'est pas la seule. Et nous mettrons l'accent sur l'éducation, sur la promotion des droits de la femme et sur le développement économique lui-même. Car on le constate dans tous les pays développés, quand les choses vont mieux sur le plan économique, les comportements se modifient et la natalité se modère. Donc, il ne faut pas se focaliser sur telle ou telle mesure de planning familial plus ou moins coercitif. Il faut une vision globale et c'est cela que Mme Veil, au nom du gouvernement français, défendra au Caire.