Texte intégral
Gérer ses relations avec l'étranger est l'une des missions les plus anciennes et les plus évidentes d'un État, quels que soient sa taille, son état de développement, son ancienneté. Si l'État n'existe en tant que tel que par la réunion de certains éléments (un territoire, une population, un pouvoir effectif…), il n'a rien de plus pressé que de faire constater la réalité de cette existence par la "reconnaissance d'État" qu'il va attendre des autres acteurs de la scène internationale. Pour un État naissant, la création d'un ministre des Affaires étrangères ne suit que d'un instant de raison celle d'un chef d'État ou de gouvernement. Pour un État ancien, "les affaires étrangères" sont un ministère dont l'existence n'est jamais mise en cause lors d'un changement de gouvernement ou d'un remaniement de la structure ministérielle, sinon à l'occasion par une discussion sémantique ("affaires étrangères" ou "relations extérieures" ?) ou par des discussions à la marge (même si elles sont évidemment importantes) sur la structure la plus adéquate pour traiter des politiques de coopération ou des questions européennes. La plus belle illustration de cette immanence des ministères des affaires étrangères réside dans le fait que les décrets dits d'attribution qui, lors de la constitution de chaque gouvernement, fixent les ministres qui le composent et le rôle qui leur est confié, soit sont muets, soit recourent à une apparente tautologie pour dire que le ministre des Affaires étrangères est chargé… de la gestion des affaires étrangères (1).
Mais, pour assurés qu'ils soient de leur existence, les ministères des affaires étrangères ne sont pas pour autant certains de la meilleure façon de remplir leur rôle. Quelques considérations, d'ailleurs banales, le rappellent aisément. Les affaires étrangères ne se gèrent pas comme l'administration interne. Elles sont plus dispersées. Elles ne se règlent pas par autorité, elles impliquent contact, échange et négociations, dans un cadre bilatéral ou multilatéral, avec des partenaires plus ou moins puissants en fait, et toujours égaux, en principe, en droit. C'est dire que l'esprit de finesse, ici, doit tenir sa place aux côtés de celui de géométrie. Ensuite, les affaires étrangères doivent s'adapter à un monde qui évolue de plus en plus vite le nombre des États et des organisations internationales s'est accru à grande allure, les informations circulent de façon pratiquement instantanée, le monde se rétrécit, en même temps qu'il se médiatise, les marchandises, les idées et les hommes circulent très (trop ?) vite, etc.
Comment, dans ce cadre, organiser et gérer des affaires étrangères ? C'est la question que pose ce numéro de la Revue française d'administration publique et je me réjouis sincèrement de l'initiative qu'elle a prise. Des journalistes et des fonctionnaires, ou d'anciens fonctionnaires des praticiens ont apporté leurs contributions, et le sens de la réserve qui les anime naturellement ne les a pas empêchés d'exposer les questions auxquelles ils sont confrontés, les solutions retenues, les interrogations qui persistent.
Je voudrais pour ma part dire ceci. Le ministère des affaires étrangères a un rôle multiforme d'informateur, d'analyste, de concepteur de politique étrangère et d'exécutant de cette politique. Il dispose à cette fin d'une administration centrale et d'un réseau diplomatique qui se trouve être particulièrement serré. C'est ce réseau qui conditionne largement l'efficacité de l'ensemble. S'il somnolait, s'il était routinier, s'il n'était constamment en contact avec les niveaux appropriés des pays de résidence, s'il n'analysait pas correctement les problèmes de ces pays avec le nôtre, s'il ne faisait pas preuve d'esprit suffisant de prospective, il serait bien difficile de concevoir, puis d'appliquer, une politique étrangère réaliste en même temps qu'adaptée à nos ambitions et à nos intérêts.
J'ai trouvé, à mon arrivée au quai d'Orsay, une administration qui s'interrogeait sur son rôle et qui avait besoin de voir mieux définies ses perspectives et sa place dans l'État. C'est pourquoi j'estime prioritaire de mobiliser notre réseau diplomatique, de suivre son action, d'organiser ou renforcer le dialogue avec les postes et, bien entendu, parallèlement, de mobiliser les agents en développant les formations, en déterminant davantage les profils de carrière, bref en conservant les qualités fondamentales et traditionnelles des "diplomates", en les enrichissant de l'accès aux techniques modernes, en ne répugnant pas systématiquement à l'idée de "filières" et à la spécialisation, toute relative, qu'elle implique. Tel est un des objectifs de la réforme engagée dès le mois d'avril 1993 : une commission composée de diplomates et de personnalités extérieures m'a remis le 30 juin des propositions sur le rôle et le fonctionnement du ministère, propositions que j'ai complétées par une réorganisation des structures du ministère.
Il y a d'autre part une question qui n'est nullement spécifique à la France, qui est celle du rôle respectif des différentes administrations en matière de relations extérieures. Entretenir des relations avec l'étranger est généralement considéré comme une activité noble et séduisante. Lorsque le téléphone, la télécopie et les avions rapides le rendent si apparemment aisé, la tentation est grande pour chacun d'avoir son service de relations internationales, son propre réseau de correspondants, de gérer ses affaires en ne se souciant que médiocrement du ministère des affaires étrangères, voire en comptant sur lui davantage pour régler des problèmes matériels de déplacement que pour contribuer à la réussite intellectuelle, et à la réussite tout court, des contacts. Une telle conception serait pourtant dangereuse, et ce n'est pas je ne sais quel "corporatisme" qui me le fait écrire. La vérité est que les relations extérieures sont des affaires de professionnels ; la vérité est qu'elles s'insèrent dans un ensemble, celui des relations avec un pays déterminé, dont elles ne peuvent ni ne doivent être dissociées, dans la trame et dans l'histoire desquelles elles s'inscrivent. La question n'est pas celle d'un exclusivisme du ministère des affaires étrangères, mais celle de la cohérence de la politique étrangère de notre pays. C'est ce que le Premier ministre vient de rappeler très clairement dans la circulaire du 8 novembre 1993, et c'est ce qui doit être scrupuleusement gardé à l'esprit. C'est aussi l'objet du décret créant un comité interministériel chargé en particulier de veiller à une harmonieuse répartition des moyens des diverses administrations en matière d'action extérieure. Car la réforme de notre action extérieure serait incomplète si la modernisation du ministère des affaires étrangères n'était pas complétée par une rationalisation des services extérieurs des administrations qui contribuent, à un titre ou un autre, à notre action internationale.
Enfin, nous vivons, de plus en plus, en Europe. L'approfondissement de la Communauté européenne, l'apparition de l'Union européenne, l'existence d'une politique étrangère et de sécurité commune renforcent le rôle et le jeu des Européens, et donnent la possibilité de mieux faire entendre notre voix ; ils compliquent aussi les mécanismes de circulation de l'information et de prise de décision. Nous devons donc être particulièrement vigilants pour nous adapter aux nouvelles structures sans nous y diluer, pour respecter aussi, comme le traité de Maastricht le prévoit, tant notre total engagement européen que nos responsabilités particulières de membre permanent du Conseil de sécurité.
La réorganisation en profondeur des structures du ministère a eu pour objet de mettre à jour une administration dont l'ossature n'avait pas été modifiée depuis près de vingt ans. Le décret du 4 novembre 1993 a donc précisé la nouvelle organisation de l'administration centrale du ministère des affaires étrangères qui prend plus particulièrement en compte les changements intervenus sur la scène internationale, dans le domaine de la sécurité et en Europe.
La vie d'un ministre des Affaires étrangères, déchiré entre les crises du monde d'aujourd'hui, accaparé par des déplacements incessants, laisse peu de temps pour une réflexion sur les structures et les missions de son ministère. En demandant à M. Jean Picq, qui contribue à ce numéro spécial, un véritable audit et des propositions, en lui confiant ainsi une tâche qui a précédé celle qu'aujourd'hui il assure à la demande du Premier ministre pour l'ensemble de notre administration publique, j'ai manifesté une croyance profonde dans la nécessité, dans un monde qui ne laisse pas le loisir de s'assoupir, de veiller à disposer à tout moment d'une infrastructure, d'un appareil aussi adaptés et aussi préparés qu'il est possible aux événements de notre planète. Il faut maintenant laisser la parole à ceux – je leur en exprime ma reconnaissance – qui ont bien voulu apporter leur témoignage et leurs réflexions.
(1) Décret n° 93-801 du 21 avril 1993 : "Le ministre des affaires étrangères exerce, outre ses attributions, celles… précédemment dévolues à…"