Extraits de l'interview de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, dans "Sud Ouest" du 18 février 1994, sur les effets de l'ultimatum de l'OTAN aux Serbes de Bosnie pour la levée du siège de Sarajevo et sur la protection des casques bleus.

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Média : Sud Ouest

Texte intégral

Ultimatum

Q. : À trois jours de la fin de l'ultimatum fixé par l'OTAN, quelle est votre analyse de la situation à Sarajevo ?

R. : Les choses ont bougé, après le choc consécutif au massacre le plus horrible qui se soit produit depuis le début du siège de Sarajevo et parce que les différentes puissances concernées ont accepté de s'impliquer davantage. Les Russes observaient ce qui se passait en soutenant les Serbes, les Américains s'étaient retirés du jeu en attendant de voir. Il n'y avait que les Européens qui étaient vraiment engagés dans le processus diplomatique sur la base du plan que nous avions arrêté au mois de novembre. La décision de l'Alliance a conduit tout le monde à se réimpliquer. Les Américains d'abord. Ils ont joué un rôle actif avec nous pour aboutir à cette décision en acceptant, parallèlement, de peser très directement dans le processus diplomatique. Ils discutent actuellement avec les Bosniaques pour essayer de trouver une solution réaliste et raisonnable qui pourrait ensuite être acceptée par les autres parties. Les Russes, après avoir résisté à la tentation de bloquer le processus, demandent à être associés.
Un tournant vient de se produire, le cessez-le-feu est respecté à 99 %, et cela a changé pas mal de choses pour la population. Je suis allé à Sarajevo vendredi dernier et tous ceux qui m'accompagnent, notre ambassadeur en premier lieu, ont constaté qu'en quarante-huit heures, les gens étaient sortis de chez eux et respiraient un peu mieux.

Bosniaques

Q. : Comment interprétez-vous le rendez-vous manqué des états-majors serbe et musulman ?

R. : En l'état actuel des choses, le gouvernement bosniaque joue un peu la politique du pire. Depuis quelques mois, les Bosniaques ont refait leurs forces ; ils ont retrouvé de l'argent et des armes. Ils sont donc repartis dans une stratégie de combats, plus que de négociations, en pensant pouvoir reconquérir, par la force, ce qu'ils n'ont pas obtenu à la table des négociations. Je suis allé à Sarajevo pour les adjurer de ne pas pratiquer la politique du pire.

Q. : Est-ce que l'échéance de dimanche représente vraiment une date limite pour les Serbes ?

R. : Il faut que ce soit un butoir. Pour l'Alliance atlantique c'est une question de crédibilité. Dimanche, il appartiendra à la Forpronu, en liaison avec l'alliance, de faire un constat et de voir si ce qui a été exigé des uns et des autres a été appliqué. C'est-à-dire, pour les Bosniaques ou les Serbes, le placement de leurs armes sous le contrôle de la Forpronu ou, pour les Serbes, l'évacuation de leur artillerie à 20 kilomètres de distance.

Q. : Et si ce constat amenait à juger insuffisants les résultats obtenus ?

R. : Si ces exigences n'étaient pas satisfaites, il faudrait en tirer les conséquences, car l'ultimatum n'est pas de pure forme. Pour la France, ce sera une décision grave, parce que nous avons plus de 2 000 hommes sur le terrain. Nous avons pris toutes les précautions possibles pour les mettre à l'abri d'une riposte, mais il n'y a pas de précaution efficace à 100 %, d'autant que depuis dix jours nos hommes se sont déployés sur le terrain, jouant un rôle d'interposition.

Bosnie-Herzégovine

Q. : Est-ce que la Bosnie peut continuer à vivre à l'intérieur de ces frontières internationales, celles reconnues par les Nations unies ?

R. : Je ne connais pas le mode d'emploi qui permet à trois confessions qui ne veulent pas vivre ensemble de continuer à le faire. Mais les trois parties, en septembre dernier ont approuvé un système institutionnel de confédération très lâche. À mes interlocuteurs bosniaques qui me disent : "Revenons à la Bosnie antérieure", je réponds que 500 000 hommes seraient nécessaires pour reconquérir la Bosnie. Et puis, comment faire en sorte que MM. Izetbegovic et Karadzic siègent dans le même gouvernement ? Il y a eu accord sur le principe d'un partage. Les Américains sont d'ailleurs repartis de cette base, mais le débat est très compliqué, car les musulmans ont déjà obtenu plus de la moitié de l'appareil industriel et militaro-industriel de l'ancienne Bosnie.
À partir du moment où les uns et les autres ont accepté une administration onusienne pour Sarajevo, une administration communautaire pour Mostar et que le problème de l'accès vers le nord au Danube par la rivière Save est surmontable, il restera à régler deux points essentiels : l'accès à la mer, d'abord. Les Musulmans comme les Croates sont intraitables à ce sujet. Les premiers ne se satisfont pas d'un port, mais souhaitent un territoire en pleine souveraineté. Les seconds ne veulent précisément pas en entendre parler ! L'autre point, très difficile, vient de ce que les Serbes et les Musulmans se bagarrent pour 7 ou 8 000 m2. Il faudrait revoir la carte, à la fois à l'est et au centre de la Bosnie, mais les Serbes ne veulent rien lâcher.
La question n'est donc pas : qui va décider puisque c'est déjà décidé. Elle pourrait être, à la rigueur : est-ce que vous allez opérer d'une seule frappe sur cinquante canons ou sur quelques-uns pendant cinquante minutes ? Mais il ne s'agit là que des problèmes d'exécution des missions aériennes. Des armes ont été, regroupées des deux côtés, mais nous sommes loin du compte. Si l'ultimatum avait pris fin a mi-parcours, je pourrais vous dire que la décision de frappe aurait été immédiate.

Ultimatum (respect)

Q. : Retenons l'hypothèse la plus favorable, l'ultimatum est respecté dimanche soir, quelles en seront les conséquences militaires ?

R. : Il y aura contrôle aérien et contrôle terrestre. Aérien par les avions qui depuis quelque temps effectuent des missions de reconnaissance au-dessus de Sarajevo. Et terrestre à partir des éléments de la Forpronu : français, ukrainiens, égyptiens, qui sont actuellement renforcés par des malaysiens, des jordaniens et peut-être d'autres contingents. Ne pourraient être exclus des redéploiements britannique et français.

Casques bleus français supplémentaires

Q. : Par des éléments venant de métropole ?

R. : De Yougoslavie. La position du gouvernement n'est pas d'envoyer à l'heure actuelle d'hommes supplémentaires à Sarajevo venant de métropole.

Frappes aériennes

Q. : Deuxième hypothèse, l'ultimatum n'est pas respecté. Il y a frappes aériennes ?

R. : Celles-ci ont fait l'objet d'une coordination constante entre le patron des forces de l'Otan, l'amiral Boorda, la Forpronu et nous-mêmes. Quant à vous dire où, quand, comment elles seront appliquées par une frappe d'avertissement ou une frappe généralisée, n'espérez pas que je vous le dise. Il s'agit de données militaires qui ne seront pas divulguées.

Q. : Rien n'est exclu ?

R. : Rien n'est exclu : aucun lieu, aucune arme, aucune progression dans les frappes. C'est le principe même de la dissuasion.

Q. : Certaines pièces d'artillerie serbes pourraient être rapidement déplacées.

R. : Tout cela est connu et a été pris en compte par l'état-major de planification. Depuis plusieurs mois, nous avons des listes d'objectifs qui sont connus à la fois des aviateurs et des troupes au sol. Nous utiliserons tous les moyens dont nous disposons.

Casques bleus (protection)

Q. : Avant ces frappes aériennes, des dispositions ont été prises pour la protection, le regroupement des Casques bleus présents à Sarajevo ou ailleurs en Bosnie ?

R. : Bien sûr. Ces précautions sont mêmes très fortes. Pour autant, nous le savons bien, elles ne peuvent couvrir tous les risques. Il faut être bien clair : les risques seraient considérables pour les agresseurs. Il faut qu'ils le sachent.

Action d'interposition

Q. : Ce nouveau dispositif peut-il influer sur les opérations humanitaires ?

R. : Depuis le 9 février, la mission des Casques bleus a un peu changé. Sur le site de Sarajevo, les quelque 3 000 soldats font désormais beaucoup d'interposition, ce qu'ils ne faisaient pratiquement pas auparavant, et donc moins d'accompagnement humanitaire.

Action humanitaire

En même temps, d'autres actions de type humanitaire se développent. Ainsi, sur le mont Zuc, il y a une ligne électrique très importante qui a été détruite par les bombardements serbes. Les éléments français du Génie s'efforcent de la réparer, ce qui permettrait de remettre en route les pompes qui alimentent une partie de Sarajevo en eau potable, et aussi de redonner un peu de chauffage. Ce serait une vraie victoire civile qui redonnerait confiance à la population.

Action diplomatique

Q. : S'il y a frappes aériennes, est-il prévu, en parallèle, un processus de relance d'une solution politique ?

R. : Toute l'opération consiste à utiliser, d'un côté, la contrainte de la force, mais surtout de proposer, de l'autre, une négociation. À plusieurs reprises, je l'ai dit moi-même, la force elle-même n'a aucun sens si elle est une fin en soi. À fortiori, la frappe aérienne n'est, en aucune manière, à elle-seule, un objectif. C'est un moyen pour protéger les populations civiles et ramener les belligérants, Serbes et Bosniaques notamment, à la table des négociations. Vous avez vu que, mardi, la réunion prévue sur l'aéroport a été annulée au dernier moment par la partie bosniaque.

Q. : Cela vous est apparu comme un signe grave ?

R. : Il n'y a aucune raison que l'une des parties en cause s'exonère de ces discussions.

Résolution 836

Q. : Le risque est d'avoir les Casques bleus pris entre deux feux ?

R. : Depuis plusieurs semaines, je répète qu'il n'existe plus de politique sans risques. Il y a des politiques sans chance, celle de l'enlisement par exemple, mais sans risque il n'y en a plus. Vouloir sortir de la situation d'enlisement avec des convois humanitaires attaqués, des gens cloués au sol, un ravitaillement qui arrive de moins en moins bien, c'est accepter une certaine part de risque. C'est ce que nous avons examiné avec les autres puissances européennes les plus engagées en Bosnie. Le maintien dans les conditions antérieures, le retrait, la posture d'aujourd'hui, chacune de ces politiques présente des risques.

Q. : Parmi ces risques, il y a aussi l'engrenage, le passage du maintien de la paix au rétablissement de la paix ?

R. : Tout ce que je viens de décrire est la conséquence et l'application stricte de la résolution 836. C'est ce que j'ai dit récemment aux Russes. Nous ne faisons qu'appliquer une résolution adoptée à l'unanimité des membres permanents du Conseil de sécurité. J'observe qu'au moment où nous l'appliquons à Sarajevo, elle n'est pas respectée ni à Bihac, ni à Tuzla, ni à Srebrenica. Six zones de sécurité ont été définies par l'ONU. Nous appliquons cette résolution sur le site de Sarajevo seulement.

Bihac – Srebrenica

Q. : Pour une question de moyens ou une absence de volonté politique ?

R. : Pour l'instant, c'est une question de moyens, puisqu'aucun pays n'a répondu, après le vote de la résolution 836 en juin 1993, à l'appel que la France avait lancé et à l'exemple qu'elle a donné. Mais il faudra bien se poser la question de savoir si on a la volonté d'appliquer les résolutions de l'ONU. Au moment où nous parlons, Bihac est bombardée, Srebrenica est bombardée par des assaillants qui sont impunis.

Q. : Au sommet de l'Otan, le 11 janvier, la priorité française, c'était Tuzla et Srebrenica.

R. : Le massacre du 5 février a fait prendre conscience à l'opinion internationale de la gravité de la situation des habitants de Sarajevo. Elle est, toute proportion gardée, un peu moins grave à Tuzla et globalement dans la poche de Bihac. Mais nous n'abandonnons aucun de nos objectifs. Vous savez qu'actuellement, à Bihac, ce sont des soldats français qui sont présents. D'autre part, dans le plan de l'Union européenne qui est et demeure l'objectif diplomatique, le district de Sarajevo est considéré comme ayant vocation à être administré par l'ONU pendant deux ans. Ce que cherche la France, c'est l'application de ce plan. Et, si nous arrivions à une solution pour Sarajevo, peut-être pourrait-elle faire référence.

Q. : L'ONU est venue en ex-Yougoslavie avec l'accord des trois parties…

R. : Oui, et nous restons sur ce postulat. Actuellement, nous sommes sur l'aéroport de Sarajevo avec l'accord des deux belligérants. Dans la tour de contrôle, vous avez en permanence un Serbe et un Bosniaque qui surveillent l'arrivée des avions. Passons à une situation où les camions ne seraient plus peints en blanc aux couleurs de l'ONU, mais en kaki, avec des chars, des hélicoptères, des canons, serait une option qui, pour l'instant, n'est pas la nôtre. Je sais que certains ont du mal à le comprendre, ils souhaiteraient en "découdre". Nous n'avons ni le mandat de l'ONU, et il est nécessaire de l'avoir, ni la décision et la volonté de le faire du peuple français, du Parlement. La France n'a pas déclaré la guerre à la Serbie, ni aucune autre des trente nations à aucun des trois protagonistes. Beaucoup souhaiteraient une situation en noir et blanc, mais il nous faut accepter une situation dont la complexité même vient du post-communisme.

Q. : Est-il possible d'éviter la logique de guerre ?

R. : Nous sommes, c'est vrai, à la frange du militaire et de l'humanitaire. Si les Britanniques, les Français et d'autres avaient décidé de faire la guerre à la Serbie, les choses apparaîtraient moins complexes. Nous n'aurions pas les mêmes moyens, ni les mêmes armes, ni le même nombre d'hommes. Et les Serbes manifesteraient sans doute moins d'arrogance, mais, nous n'avons pas pris une telle décision et je ne crois pas qu'il faille la prendre. Nous sommes à l'intérieur d'un État, la Bosnie-Herzégovine, reconnu par l'ONU, qui a un président et un Parlement et dans lequel des factions se combattent. Nous ne sommes pas entre deux États.

Plan de paix européen

Q. : Au sein de cet État reconnu comme tel par l'ONU, les trois parties ont formellement accepté le plan européen qui prévoit une partition. Mais ce plan est-il viable ?

R. : Le plan de l'Union européenne doit être une étape, non un objectif final. Que les trois entités signent et respectent un accord de cessez-le-feu, voilà qui marquerait un progrès considérable. L'étape suivante serait que ces trois entités discutent, échangent, s'ouvrent l'une à l'autre. La solution du désespoir serait, au contraire, que chacune s'enferme dans ses barbelés. Là serait l'absurde. La force du plan européen, c'est tout à la fois d'être accepté par les trois parties et d'être le seul qui existe. Il est destiné à favoriser le retour à une situation stable, le temps que les gens reprennent goût à la paix et à la vie civilisée. La vie civilisée c'est l'échange, ce n'est pas la fermeture.

Q. : Ça veut dire que la Fédération bosniaque reste l'objectif politique ?

R. : Être un homme de paix, c'est avoir beaucoup d'humilité. Je ne vois pas comment on pourrait décréter des solutions qui, aujourd'hui, sont refusées par les parties en présence et de façon violente. On ne l'imposera pas par la guerre. D'ailleurs aucun État européen ne l'envisage.

Russie

Q. : Pour réussir, toute initiative ne demande-t-elle pas un soutien de toute la communauté internationale, y compris des Russes ?

R. : Pour la sécurité de l'Europe de l'Ouest, la Russie est un partenaire indispensable, probablement le premier. Pour le règlement d'une crise comme celle de la Yougoslavie, la participation de la Russie à une solution politique est tout à fait essentielle.