Déclaration et interview à la presse de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, sur l'accord entre Européens, Américains et Russes sur le problème yougoslave prévoyant un arrangement territorial en Bosnie, avec 51 % pour la fédération Croato-musulmane et 49 % pour l'entité serbe bosniaque, Genève le 13 mai 1994.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Réunion ministérielle sur la Bosnie entre les États-Unis, la Russie et l'Union européenne à Genève (Suisse) le 13 mai 1994.

Texte intégral

Le Ministre : Mesdames et Messieurs, comme vous le savez, la France souhaitait la tenue de cette réunion ministérielle sur la situation en Bosnie, entre les États-Unis, la Russie et l'Union européenne. Je me réjouis donc que cette réunion ait eu lieu aujourd'hui et je voudrais signaler qu'en elle-même, elle est un événement positif puisque c'est la première fois, depuis le début de la crise yougoslave, que les Européens, les Américains, et les Russes se sont mis d'accord non pas sur des formules vagues, mais sur un certain nombre de points clés pour un règlement global.

Le communiqué qui vient de vous être distribué et qui a été commenté par Warren Christopher, répond en très grande partie aux attentes qui étaient celles de la France. Je les passe très rapidement en revue sans répéter ce qui a déjà été dit d'abord l'appel à une cessation générale des hostilités sur l'ensemble du territoire de la Bosnie ; en second lieu, la réaffirmation qu'à nos yeux la Bosnie-Herzégovine est un État membre des Nations unies reconnu dans ses frontières internationales ; en troisième lieu, le constat que sur le territoire de cet État vivent trois communautés qui souhaitent s'administrer chacune le plus librement possible. C'est la raison pour laquelle nous soutenons un arrangement constitutionnel qui permettra à l'entité croato-musulmane d'un côté, et à l'entité serbe de l'autre, de vivre et de travailler ensemble. Quatrième point, le rappel qu'un arrangement territorial en Bosnie doit se référer aux paramètres que l'Union européenne avait définis à la fin de l'année dernière et qui avait été acceptés par les parties, c'est-à-dire 51 pour cent du territoire pour l'entité croato-musulmane et 49 pour l'entité serbe. Enfin, nous nous sommes mis d'accord pour dire que, bien entendu, il n'est pas question d'envisager la levée des sanctions comme pré-condition à la reprise des négociations mais que, lorsqu'un accord sera mis en œuvre, notamment sur le plan territorial, alors on pourra envisager une suspension progressive et par étapes des sanctions.

Voilà les principaux points. Chacun a fait sans doute un pas et je me réjouis de voir nous nous retrouvons d'accord sur un certain nombre de paramètres essentiels.

Bien évidemment, il faut maintenant concrétiser tout cela et je rejoins Warren Christopher lorsqu'il indique que des obstacles sont encore nombreux et les difficultés considérables, le groupe de contact va se réunir dès demain pour élaborer les éléments de ce règlement et reprendre contact avec les parties. Je voudrais terminer ce rapide propos en lançant un appel, précisément, aux parties. Il y a là une chance de paix. Il y a les grandes lignes d'un règlement possible. Il ne faut pas laisser échapper cette chance et je souhaite de tout cœur que maintenant on parle, non pas d'affrontements, mais de règlement politique et d'accord de Paix.

(…)

Q. : Que se passera-t-il si les parties refusent de reprendre la négociation dans le délai fixé de deux semaines ?

R. : À la suite de ce que nous venons de faire et de dire, il y a deux hypothèses :

La première, c'est que ça marche, la deuxième c'est que ça ne marche pas. Je constate sans surprise qu'on envisage toujours et exclusivement l'hypothèse où ça ne marcherait pas. Permettez-moi ce soir de me placer dans l'hypothèse où ça marcherait, qui n'est pas complètement exclue. C'est la raison pour laquelle demain le groupe de contact va se réunir. C'est la raison pour laquelle nous sommes décidés à maintenir la pression et dans le communiqué qui vous est distribué, nous envisageons de nous réunir à nouveau dans cette formation au niveau ministériel, si besoin est, dans les prochaines semaines.

Si nous avons dit cela, c'est que nous y croyons et c'est parce que maintenant nous allons chacun de notre côté, chacun avec les partenaires sur lesquels nous avons le plus d'influence, tout faire pour que ça réussisse.

Si ça ne réussit pas, il faudra se réunir à nouveau et peut-être – la France a déjà évoqué cela – changer de logique. Nous ne pouvons pas indéfiniment maintenir le dispositif qui est actuellement présent en Bosnie si aucune perspective de règlement politique ne se dessine et si les parties s'obstinent à refuser toute espèce de forme de règlement.

Q. : M. Juppé, je voudrais savoir s'il y a une possibilité que la France retire ses Casques Bleus ?

R. : Nous nous sommes déjà exprimés sur ce point. Ce n'est pas un projet que nous avons. Nous ne sommes pas en train de préparer cela. C'est un risque que nous envisageons et nous voudrions réunir les conditions pour que ce risque soit écarté. Il faut qu'il y ait un règlement de paix. S'il y a un règlement de paix, la France, bien entendu, assumera ses responsabilités sur le terrain. Alors ; situons-nous dans cette logique-là.

(…)

Q. : (Sur le double vote au Sénat américain relatif à la levée de l'embargo sur les armes) ?

R. : Je ferai la même réponse que D. Hurd. La France n'a pas changé son analyse sur cette question et vous savez que nous partageons le point de vue de nos amis britanniques et de la plupart – pour ne pas dire de la quasi-totalité de nos amis européens. Hier après-midi, au Congrès, j'ai eu l'occasion de rencontrer plusieurs sénateurs ainsi que le speaker de la Chambre des Représentants.

Les choses ne sont pas aussi claires que vous le dites. Les deux amendements qui ont été adoptés ne sont pas parfaitement cohérents. Et la procédure n'a pas encore abouti puisque le texte doit être ensuite examiné par la Chambre des Représentants. Il n'y a donc pas, pour l'instant, de caractère contraignant. C'est une question qui restera, je crois, à l'ordre du jour. Si nous échouions dans nos tentatives pour promouvoir un règlement de paix, alors la pression serait sans doute considérable, avec toutes les conséquences qui y sont liées. Raison de plus pour tout faire pour réussir.

 

13 mai 1994

Q. : Monsieur le Ministre, en résumé, qu'est-ce qu'il y a de neuf aujourd'hui à Genève ?

R. : La première chose qui est neuve et qui me parait très importante, c'est que depuis le début de ce conflit, c'est la première fois qu'un ministre russe, un ministre américain et les principaux ministres européens se réunissent, non pas pour faire de vagues déclarations mais pour se mettre d'accord sur un certain nombre de points précis, qui sont des points clés pour tout futur accord de paix en Bosnie. Voilà la première chose qui me parait à noter.

Deuxièmement, il y a le contenu de ce que nous avons dit dans ce communiqué. Nous appelons les parties à une cessation générale des hostilités dans les délais les plus brefs possibles, ce qui signifie le retrait des armes lourdes et l'interposition de la FORPRONU. Ensuite, nous traçons les grandes lignes d'un accord politique : maintien d'une Bosnie-Herzégovine qui en soit une, dans ses frontières internationalement reconnues, arrangement institutionnel entre les différentes communautés de façon que chacune puisse s'administrer librement, arrangement territorial avec un pourcentage qui est mis en avant, qui est 51 % pour la Fédération croato-musulmane et 49 % pour l'entité serbe – cela correspond d'ailleurs à ce que le plan d'action européen avait prévu à la fin de l'année dernière – et puis enfin, dans l'hypothèse où ceci serait accepté, signé et non seulement signé, mais exécuté, c'est à dire dans l'hypothèse où les Serbes se retireraient de la partie du territoire de la Bosnie qu'il doivent évacuer, alors on pourrait envisager le début d'une suspension progressive des sanctions. Voilà ce qu'il y a dans ce texte, cela correspond à ce que la France dit depuis longtemps.

Évidemment, il va falloir maintenant le faire accepter par les parties, et ce sera le travail du groupe de contact qui va se remettre à l'œuvre dès demain.

Q. : (Inaudible)

R. : Nous avons souhaité que le groupe de travail puisse "rendre sa copie" sur l'arrangement territorial, notamment, dans le délai de quelques semaines, disons 15 jours. Si d'ici là, les choses n'avaient pas progressé, nous nous réunirons à nouveau pour en tirer les conséquences.

Q. : Quelle est la priorité des priorités ?

R. : La priorité c'est la cessation des hostilités. La situation aujourd'hui sur le terrain s'est sensiblement améliorée ; à Sarajevo, je ne dirais pas que le siège est tout à fait levé, mais enfin on vit mieux que l'on vivait il y a quatre mois ; à Gorazde, les bombardements se sont arrêtés. Sur l'ensemble de la Bosnie, mais également en Croatie et dans les Krajinas, aujourd'hui les combats sont à peu près calmés. Mais, le feu couve sous la cendre. Cela peut repartir à tout moment. Et c'est la raison pour laquelle la cessation des hostilités nous parait la priorité.

Ensuite, il faut que les parties, sur la base des grandes lignes que nous avons tracées, puissent se mettre d'accord sur un règlement territorial. Après, s'il y a un accord général, viendra en troisième lieu – lorsque tout ceci se sera concrétisé sur le terrain – la réintégration progressive de la Bosnie-Herzégovine dans la vie internationale, et notamment sa reconstruction. Alors je crois qu'il faut d'ores et déjà y penser, il faudra reconstruire ce malheureux pays qui aura été dévasté par une guerre tragique.

Q. : Quels sont les moyens de pression ?

R. : Ils existent déjà. Ce sont les sanctions, qui sont en grande partie efficaces et qui ont fait bouger les choses sur le terrain. Si on allait à un échec, c'est-à-dire si ceux qui veulent la guerre, parce qu'il y en a dans tous les camps, l'emportaient sur ceux qui sont prêts à faire la paix, il faudrait revoir complètement notre approche du problème. Vous savez que la France a déjà dit que dans cette hypothèse-là, serait posée la question du sens de la présence de nos Casques Bleus en Bosnie-Herzégovine.

Q. : Mais qu'est-ce qui vous fait penser que cette fois-ci les choses peuvent marcher ?

R. : Vous savez, depuis des mois et des mois, je l'ai bien observé – je me suis beaucoup investi comme vous le savez dans cette affaire – lorsque les Européens proposaient une solution, on avait toujours un peu le sentiment que les Russes d'un côté, les Américains de l'autre, laissaient entendre que ce n'était pas bien sérieux, que ça n'avait pas de chance de marcher. Si bien que les Serbes se sentaient encouragés à se montrer intraitables et que de l'autre côté les Musulmans s'imaginaient qu'ils pourraient obtenir autrement, sur le terrain, ce qu'ils n'obtenaient pas par la négociation.

À partir du moment où les Russes, les Américains et les Européens tiennent le même langage, on ne peut plus jouer ce double ou ce triple jeu. Mon espérance, c'est donc que le poids de nos pays, la définition d'une position commune, feront comprendre que maintenant il faut savoir arrêter une guerre, qu'à un moment il faut savoir faire la paix. C'est difficile, cela demande des compromis, bien entendu. Il faut que ce compromis soit aussi juste que possible, qu'il ne sanctionne pas le fait accompli, mais il faut que ce soit un compromis. C'est cela que nous avons essayé de faire.

Q. : Vous pensez que c'est ce désaccord entre les membres de la communauté internationale qui est à l'origine de l'échec de l'initiative prise à l'automne dernier, l'initiative européenne ?

R. : Je crois que c'est l'une des raisons. C'est une des raisons, peut-être pas la seule. Encore que l'on voie à quel point notre proposition de l'époque était sérieuse puisque dans le communiqué que nous avons fait aujourd'hui, on retrouve la plupart des idées que nous avions à ce moment-là. Et, je l'ai souvent raconté, lorsque nous nous sommes réunis à Genève et à Bruxelles en novembre et décembre dernier, il n'y avait que les Douze autour de la table. Le représentant russe et le représentant américain étaient observateurs, ils n'étaient pas impliqués. Très souvent, leur attitude n'était pas stimulante pour les parties.

À partir du moment où ils sont maintenant dans le jeu, je pense que ça peut changer quelque chose. En tout cas, c'est une carte supplémentaire qu'il faut jouer. Je n'ai pas la prétention de dire que tout va se régler demain, mais nous n'avions pas le droit de ne pas jouer cette carte. C'est une chance supplémentaire. Si elle ne marche pas, ce serait hélas une grande déception et un retour à une situation explosive.

Q. : Vous avez dit tout à l'heure que peut être la communauté internationale pourrait dessiner une carte si les parties n'arrivaient pas à se mettre d'accord. Il a été difficile de dessiner une carte sur laquelle personne n'a pu se mettre d'accord, à trois. Comment pourrait-on à sept se mettre d'accord sur un tracé ?

R. : Sur cette question, on peut être à la fois, ou alternativement, très pessimistes et très optimistes. On peut se dire que jamais on y arrivera. On peut se dire aussi que les problèmes qui restent à régler sont quantitativement marginaux. L'année dernière, au mois de décembre, on n'était pas loin d'un accord, le désaccord portait sur 1 à 2 % du territoire, mais sur des zones très sensibles, je le reconnais.

Donc, je crois que si vraiment il y a aujourd'hui une prise de conscience qu'il faut parvenir à un accord, il n'est pas impossible que les parties puissent progresser, comme on l'avait fait tout au long de l'année dernière.

Je ne crois pas effectivement que la communauté internationale, fussent les États Unis, la Russie et les Européens, puisse imposer une carte. Ce que nous pouvons faire, peut-être, c'est aider par une proposition, c'est mettre sur la table différents scénarios. Lord Owen et M. Stoltenberg, qui travaillent depuis des mois et des mois et qui font cela admirablement, peuvent faciliter la négociation.