Interviews de M. Raymond Barre, député apparenté UDFC, à RTL le 27 février 1994 et RMC le 11 mars, notamment sur le climat social, la politique économique (en particulier l'idée d'une "désinflation sociale compétitive"), la politique de l'emploi.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission Le Grand Jury - RTL - Le Monde - Emission Forum RMC L'Express

Texte intégral

« Grand jury » RTL – Le Monde – dimanche 27 février 1994

Passages importants

L'assassinat de Mme Piat

Je crois que c'est un acte de violence ponctuel mais, pour qu'un tel acte puisse se produire, il faut qu'il y ait un certain délitement de la vie politique française (…) Nous traversons une période où des mouvements de violence sont possibles, qu'ils viennent soit de gens désespérés, soit de ces groupes spéciaux, de ces mafias, qui tendent à se développer actuellement dans notre pays après avoir sévi dans des pays voisins (…)

Nous sommes dans une période relativement trouble où il me parait indispensable que l'ordre public soit maintenu et que l'État donne le sentiment qu'il fera respecter la loi.

Le rapport du CERC

Je voudrais rendre hommage au CERC. Il a disparu, je le regrette (…) Ses équipes ont rendu de grands services en étudiant objectivement et sans complaisance les problèmes de la société et de l'économie françaises, notamment en ce qui concernait les revenus et les coûts (…)

Le dernier rapport qu'il a publié (…), on peut le lire en noircissant la situation (…) ou en essayant de comprendre le mot qui y figure et qui me parait le plus important : la France est « fragile ». C'est vrai, la France est fragile car elle se trouve engagée dans un processus de mutation, qui est celui de beaucoup de sociétés et d'économies dans le monde. Or elle aborde cette mutation avec un certain nombre de résistances, de conservatismes et, dans certains cas, avec retard (…)

Des secteurs de l'économie française, des groupes sociaux qui ne prennent pas encore conscience des enjeux qui sont des enjeux mondiaux, n'acceptant pas les évolutions nécessaires, les adaptations indispensables (…)

Les politiques menées jusqu'ici tendaient à résoudre des problèmes particuliers ou ponctuels mais il ne s'est pas agi de la grande politique d'adaptation de la société et de l'économie françaises à un monde qui est celui de la mondialisation et de la compétition.

De la désinflation compétitive à la désinflation sociale compétitive

On ne peut pas dire que ce qui a été proposé en 1981 doive être considéré comme une phase ayant contribué à l'adaptation de la France. Ensuite, en dépit de nombreuses résistances, les circonstances ont contraint les gouvernements à faire la politique d'adaptation économique qui s'imposait : la désinflation compétitive.

Aujourd'hui, nous sommes confrontés à des problèmes particulièrement préoccupants : le chômage, le problème que connaissent certains secteurs de l'économie française (…) qui résistent mal à la compétition internationale (…)

Sur les dix ans à venir, après la désinflation compétitive, la France aura (…) à effectuer une désinflation sociale compétitive de telle sorte qu'elle puisse lutter contre les maux qui frappent aujourd'hui sa société, plus particulièrement contre le chômage (…)

La « préférence française pour le chômage »

Il ne suffit pas de dire que l'on donne à la lutte contre le chômage la priorité. Il faut comprendre que nous avons un système qui est orienté vers un résultat : le chômage (…)

Une étude de la fondation Saint-Simon, intitulée : « la préférence française pour le chômage », montre de la manière la plus claire que le chômage résulte d'un système qui s'est mis en place au cours des Trente Glorieuses et où la logique a été celle de l'accroissement des revenus plutôt qu'une logique contribuant au développement de l'emploi. L'une des conséquences est que nous avons un système de sécurité sociale et de protection sociale qui n'est plus supportable par le pays eu égard à l'état de ses finances. De plus, il y a tellement de parties prenantes à ce système, y compris les chômeurs, que l'on voit mal comment un remède pourrait rapidement être apporté.

C'est donc une action à long terme qui devra être entreprise à partir de 1995 (…) consacrée à l'adaptation économique et sociale de la France par le changement de système (…)

La protection sociale est-elle « excessive » ?

J'ai écrit quelque part que la protection sociale était « excessive » (…)

Nous avons besoin de tenir compte d'un certain nombre de facteurs qui jouent en faveur du chômage.

Il s'agit, en premier lieu, des rigidités du marché du travail, lesquelles provoquent une véritable inhibition du chef d'entreprise qui veut embaucher (…) Cette situation n'est pas propre à la France (…)

En second lieu, il y a des charges sociales trop lourdes supportées par les entreprises (…) Je ne suis pas contre un niveau de protection sociale qui répond à l'aspiration des citoyens mais, en France, le système est financé pour près de 90 % par les entreprises et cette situation n'est pas supportable (…) Résultat : on substitue des machines au travail.

En troisième lieu, il y a le salaire minimum. (…) Autant je peux comprendre le SMIG du passé, c'est-à-dire la protection des travailleurs les plus défavorisés au regard du coût de la vie, autant je pense que le SMIC que l'on augmente pour tenir compte de la croissance même lorsque celle-ci est très faible (…) est un facteur d'inhibition (…)

Le « SMIC-jeunes »

Le mot ne fait rien à la chose : on peut appeler cela comme l'on veut.

Pour un premier emploi, une période de formation, d'acclimatation dans l'entreprise est nécessaire. Il faut de surcroît tenir compte de la hiérarchie des salaires dans l'entreprise, notamment s'il s'agit d'une petite ou d'une moyenne entreprise (…)

Aujourd'hui, pour entrer dans l'entreprise une sorte de stage est nécessaire et c'est ce qui peut justifier ce que j'appellerai le couplage d'une rémunération moins élevée que celle que l'on touchera lorsque l'on sera complètement formé, et d'une formation permettant l'acclimatation. Je suis donc favorable à ce système (…)

Ce qui importe, c'est que les chefs d'entreprise puissent disposer demain d'un instrument leur permettant de résoudre un certain nombre de problèmes au sein de leur entreprise et d'embaucher des jeunes (…)

Je ne pense pas qu'il y ait un risque d'effet pervers (…) Il y en a eu avec les préretraites : on a décapité l'encadrement en place (…) pour prendre des salariés plus jeunes (…)

Le financement de la protection sociale

Je serai le dernier à vous dire qu'il faille en venir à une situation où il n'y aurait plus de protection sociale (…) Je suis pour un niveau satisfaisant de protection sociale.

La sécurité sociale est financée par des cotisations pesant essentiellement sur les entreprises. J'ai toujours été partisan de la protection sociale financée par la CSG. Quant à la « TVA sociale », elle serait supportée par tout le monde et elle se répercuterait sur les prix sans tarder (…) Je suis pour la CSG, et pas pour la CSG déductible ! (…)

Il faut voir s'il n'y a pas un certain nombre de gaspillages, certains excès, une assistance que j'ai qualifiée de généralisée et d'indifférenciée (…)

Quand je parle de protection sociale excessive, je veux dire que sur l'ensemble de l'économie nationale, il y a, par suite de mécanismes qui doivent être revus, un fardeau dont il est clair aujourd'hui que nous ne pouvons plus le supporter (…)

La réduction du temps de travail

Je croyais que l'expérience gouvernementale avait eu un effet apaisant sur certains milieux socialistes (…) Mais, en lisant certains textes, je me demande s'ils ne sont pas piqués de nouveau par la tarentule de l'illusion (…) Annoncer 2 700 000 emplois par le passage à 37 heures, puis à 35 heures en deux étapes, c'est prendre un pari risqué (…)

La réduction de la durée du temps de travail est une tendance normale d'une économie qui progresse (…) Entre 1948 et 1980, la semaine de travail est passée de 48 à 40 heures. Ce mouvement va se poursuivre (…)

Je ne suis pas du tout opposé à la réduction à long terme de la durée du travail (…) Ce qui est irréaliste, c'est de penser que l'on va faire une loi et que toutes les entreprises devront s'y adapter. Il faut en cette affaire laisser les entreprises négocier (…) Dans la discussion, un seul critère : ce qui est favorable à l'emploi (…)

Le chômage n'est pas une fatalité

Je ne crois pas que le chômage soit une fatalité. Pour lutter contre lui, il faudra du temps car il y a un système à changer et c'est pourquoi une politique globale s'impose (…) Il y a toute une série d'actions convergentes à mener. Oui, l'emploi est important, mais la priorité est cette action globale sur tous les fronts car nous avons à remplacer un système par un autre (…)

Le gouvernement de M. Balladur : liberté de manœuvre et inhibition

Je crois que le Premier ministre a une grande liberté de manœuvre. le Président de la République lui laisse cette liberté de manœuvre dans tout ce qui concerne les domaines autres que la politique étrangère et la politique de défense où il y a, comme cela est normal, une responsabilité du chef de l'État, un dialogue entre celui-ci et le Premier ministre. Mais il ne suffit pas d'avoir les attributs théoriques du pouvoir. Le Premier ministre doit faire face à une majorité dont il ne peut pas ignorer les aspirations, ou les frustrations, ou les agitations. Et puis, il se trouve à un an d'une élection présidentielle. Vous savez qu'à la veille d'une élection de ce genre, il y a toujours une sorte d'inhibition qui frappe les gouvernements. On ne prend pas des mesures de fond, des mesures structurelles.

C'est de ce point de vue que les choses sont plus difficiles pour un Gouvernement comme celui que nous avons actuellement. (…)

Si le Gouvernement agit, on peut lui reprocher dans certains milieux de prendre des mesures impopulaires qui, comme l'on dit, feront perdre les élections. Ceux qui le critiquent à ce moment-là sont ceux qui, précédemment, trouvaient qu'il n'agissait pas suffisamment. (…) Par ailleurs, comme je vous le disais tout à l'heure, il y a un système dans lequel vivent les Français, auquel ils sont habitués, dont ils sont partie prenante, qui leur plaît à certains égards. Les Français me paraissent à l'heure actuelle très soucieux de défendra leurs acquis ou leurs intérêts sectoriels, particuliers plutôt que d'affronter avec résolution les changements profonds qui sont nécessaires à notre pays.

Au lendemain d'une élection présidentielle, celui qui a été élu, s'il dispose d'une majorité cohérente – et je pense qu'il peut l'obtenir à ce moment-là – ne doit pas hésiter à mettre en œuvre les réformes qui s'imposent parce qu'il est certain de la durée : il a au moins cinq ans pour agir. (…)

Les essais nucléaires

Je ne vous cache pas – je vous l'ai dit à l'époque – que personnellement je n'aurais pas suspendu, même temporairement, les essais nucléaires. Pourquoi ? Parce que c'est toujours très difficile de les reprendre. (…) Dans le cas qui nous occupe, il est clair que pour les deux années à venir, la crédibilité de notre force de dissuasion n'est pas mise en question. Les études sur la miniaturisation peuvent être développées. Par conséquent, nous n'enregistrons pas un retard qui met en péril notre capacité de défense. (…) Je comprends donc que le Premier ministre et le Président de la République se soient accordés sur la formule qui a été retenue. (…) Ceux qui souhaitent que cette suspension ne soit pas définitive doivent dire clairement qu'à l'avenir ils sont prêts à demander ou à faire réaliser une ou deux campagnes d'essais, non pas pour accroître notre force de dissuasion mais pour nous permettre de réaliser les études scientifiques qui sont indispensables pour le niveau de dissuasion que nous voulons atteindre. Autrement dit, Il faut affirmer que s'il y a une reprise, ce sera pour une ou deux campagnes et non pour un accroissement ininterrompu de notre dissuasion nucléaire. (…)

L'élection présidentielle

Compte tenu des problèmes qui se posent aujourd'hui à la France, je souhaite pour ma part que l'effervescence qui accompagne une élection présidentielle ne se manifeste vraiment qu'au début de 1995. D'ici à la fin de cette année, il y a des problèmes sérieux à traiter, des décisions à prendre. Essayons de le faire dans un climat rasséréné.

Les primaires présidentielles

Je n'ai jamais été partisan des primaires. Dans le système de la Ve République, elles se font au premier tour de l'élection présidentielle. (…)

Je vais vous citer un texte du 15 décembre 1965 : « On a fait des confessionnaux, c'est pour tâcher de repousser la diable. Mais si le diable est dans le confessionnal, cela change tout. Or ce qui est en train d'être essayé, c'est par le détour de l'élection au suffrage universel du Président de la République de remettre l'État à la discrétion des partis. Or comment peut marcher la Constitution ? Elle marche grâce à un chef de l'État qui n'appartient pas aux partis, qui n'est pas délégué par plusieurs d'entre eux, qui est là pour le pays. Si à la place de ce chef d'État, on met un chef d'État qui n'est qu'une émanation des partis, on en reviendra au gouvernement, si tant est que l'on puisse appeler cela ainsi, au gouvernement des partis. » C'est ce que disait le général de Gaulle à la veille de l'élection présidentielle de 1965.

Question : Quand une partie des dirigeants de l'UDF disent qu'il devra y avoir un représentant de ce mouvement à l'élection présidentielle, cela vous paraît en contradiction avec le texte que vous venez de lire ?

Réponse : Cela me parait être une conception selon laquelle les candidats à la présidence de la République sont délégués par les partis ou sont l'émanation des partis.

Quelle réforme de la constitution ?

Je suis partisan de l'élargissement des possibilités du recours au référendum. Mais je ne suis pas partisan de ce qui changerait l'équilibre des institutions, c'est-à-dire l'équilibre des rapports entre le Président de la République, le Gouvernement et le Parlement.

Le Premier ministre a-t-il « tuer » André Rousselet ?

Je n'en sais rien. Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'à partir du moment où a été votée la loi qui permettait de passer de 25 à 49 % dans le capital des sociétés de télévision, on pouvait s'attendre à toutes sortes d'opérations. Nous sommes en face d'opérations qui sont à la fois financières et économiques, plus que politiques à mon avis. (…) Je ne souhaiterais pas pour ma part que le jeu des grands intérêts dans ce domaine de la communication puisse se déployer sans règles et sans limites. (…)

Je ne sais pas dans quelle mesure ces opérations dépendaient da la volonté du Gouvernement. Il y a de bonnes raisons de penser que le Gouvernement était informé, à quelque niveau que ce soit. Il est certain que même si le Gouvernement n'avait pas manifesté d'enthousiasme pour de telles opérations, les partenaires étaient décidés à les faire. D'ailleurs la fureur d'autres partenaires à l'opération montre bien qu'il s'agissait là d'intérêts avant que ne prédomine la politique. En passant, il y avait une possibilité d'éliminer M. Rousselet, qui est peut-être un empêcheur de danser en rond : on ne manque pas une occasion pareille.

Les élections européennes

Je n'attache pas une grande importance au nombre de listes. Ce qui me parait essentiel, c'est que nous envoyions à Bruxelles des hommes et des femmes qui soient décidés à faire leur métier de parlementaire européen, qui soient présents, dynamiques, combatifs. (…)

La diplomatie française et la Bosnie

C'est une réussite de la politique française. Le ministre des affaires étrangères a agi avec beaucoup de discernement, de rapidité et d'habileté. Il était très difficile de réussir cette affaire s'il n'y avait pas une compréhension mutuelle entre la France et les États-Unis. M. Juppé a contribué très fortement à cette meilleure compréhension. Et puis, il a, à certains moments importants, infléchi des orientations de la Communauté ou de l'OTAN qui n'auraient pas été tout à lait souhaitables. (…)

La Russie

J'ai l'impression que depuis quelques mois, la Russie n'a jamais cessé de manifester aussi bien en ce qui concerne les affaires européennes que les affaires du Pacifique, son désir d'être présente. Dans l'évolution qui est en train de se produire actuellement en Russie, trois facteurs me paraissent décisifs. Le premier est de restaurer un État pour sortir du chaos dans lequel ce pays se trouve. Le deuxième est de reconstruire patiemment, informellement l'empire tsariste, la Russie du début de ce siècle. (…) Le troisième est d'affirmer sur le plan international qu'il faudra compter avec la Russie. (…) En politique étrangère, il n'y a pas d'amis. Ce qui compte, c'est la vigilance.

Le massacre de Hebron

J'espère que la dynamique de paix l'emportera. Je ne vous cache pas que cette affaire de Hebron m'a paru tragique. (…) Il faudra qu'Israël veille à ce que les colonies juives qui se trouvent dans les territoires occupés aient un comportement pacifique, ou que des mesures soient prises à leur égard. (…) Il faut qu'Israël parvienne à discipliner les colons qui sont dans les territoires occupés.


Forum RMC – L'Express : 11 mars 1994

Sylvie Pierre-Brossolette : Comprenez-vous ces jeunes opposés aux CIP, et que conseillez-vous au gouvernement ?

Raymond Barre : Je crois qu'il y a quelque chose de vrai et de bon dans ce qu'on a appelé le CIP ou le Smic-jeunes. Il est évident que pour beaucoup de jeunes, en particulier pour ceux qui ne sont pas qualifiés, le Smic est un frein à l'embauche. Il faut donc trouver une formule qui combine une formation et une rémunération. Car lien ne serai plus fâcheux que d'avoir une formation dépourvue de toute compensation financière. Maintenant, il y a la présentation, et je crois que ce qui a été fâcheux dans le CIP, c'est que la présentation a donné le sentiment a ceux qui avaient un diplôme des IUT, ou qui avaient un BTS, que désormais ils allaient être payés en dessous du Smic, alors qu'en réalité ils ont payé au-dessus du Smic. La présentation n'a pas été particulièrement soignée, et je regrette qu'il y ait aujourd'hui beaucoup d textes qui semblent sortir directement des administrations, et n'être pas testés sur les milieux auxquels les projets de textes vont être appliqués.

Sylvie Pierre-Brossolette : Au point où on en est, il vaut mieux les retirer ?

Raymond Barre : Écoutez, je ne crois pas, je crois qu'on est vraiment dans une situation où on vide chaque jour davantage le texte qui a été adopté. Mon sentiment, je vous le dis franchement, c'est qu'on est entré depuis deux ou trois mois dans une dynamique de la contestation et du recul à propos de chacune des propositions, de chacune des décisions qui sont prises dans certains domaines par le gouvernement. Je me demande si le mieux n'est pas, à l'heure actuelle, de laisser les esprits s'apaiser. On a longtemps attendu ce genre de mesures, un retard supplémentaire ne ferait pas de mal, mais il serait à mon avis regrettable de s'enferrer chaque jour davantage, et de compromettre des formules qui peuvent un jour, bien expliquées, appliquées dans de conditions satisfaisantes, se révéler utiles.

Christine Fauvet-Mycia : Charles Pasqua, à propos de la manifestation d'hier, a remarqué un millier des casseurs, et il dit que c'est une évolution nouvelle des choses, partagez-vous cette inquiétude ?

Raymond Barre : Dans le climat actuel, il est certain que les casseurs vont réapparaître, ils ont existé depuis longtemps, rappelez-vous la loi anti-casseurs qui avait suscité tellement de réactions, et c'était au temps de M. Pompidou, et de M. Pleven qui était garde des Sceaux. Ce qui me paraît aujourd'hui indispensable c'est que l'État fasse respecter l'ordre public. Nous ne pouvons pas laisser se dérouler des manifestations qui se traduisent ici ou là par des exactions, par des bris de devantures, des incendies de voitures, et attendre que les forces de l'ordre interviennent pour remettre un peu de paix et de tranquillité. Je pense qu'il faut que maintenant l'État affirme sa volonté de faire respecter l'ordre public. Et il y a des lois, il y a des forces de l'ordre et il y a des sanctions qui doivent être prises.

Sylvie Pierre-Brossolette : À Garges où il y a eu également de grands troubles, les forces de l'ordre auraient-elles dû intervenir plus tôt, et comprenez-vous la colère de ces jeunes qui ont le sentiment de vivre dans des ghettos et qui ont le mal des banlieues ?

Raymond Barre : Madame, je vous remercie de poser la question, parce que je ne voudrais pas que mes propos soient considérés comme inspirés par cette théorie « de la loi et l'ordre », je ne dis pas du tout cela. Il peut y avoir à un moment donné, comme à Garges-lès-Gonesse, des manifestations qui se produisent et qui sont amplifiées par le fait qu'il y a aujourd'hui dans un certain nombre de quartiers de ville, une atmosphère qui est pesante. Le problème urbain sera le grand problème des années à venir, et nous devons le plus rapidement possible essayer de créer un nouveau climat. Et cela suppose que l'on intervienne dans le domaine de l'administration, de l'éducation, des relations sociales, de l'animation sociale. Mais lorsque, à côté de ces jeunes qui manifestent un désarroi, on voit intervenir des casseurs, alors à l'égard de ceux-là et avec toutes les précautions qui s'imposent pour ne pas frapper ou atteindre ceux qui ne le méritent pas ou ceux qui ne sont responsables de rien sinon de leur désespoir, mais pour les autres, alors, je crois qu'il faut être d'une sévérité et d'une fermeté exemplaires.

Christine Fauvet-Mycia : Seriez-vous favorable à un renforcement ou à une nouvelle répartition des tâches au sein du gouvernement, avec ce ministère de Mme Veil qui regroupe à la fois la santé et la ville, ne pensez-vous pas que vu les problèmes graves que connaissent les villes et les banlieues il faudrait créer un ministère à part ?

Raymond Barre : Ça, c'est l'affaire du Premier ministre.

Christine Fauvet-Mycia : Sur la politique de la ville, penser-vous que le gouvernement a trop tardé, qu'il ne se montre pas assez audacieux ?

Raymond Barre : Je crois qu'il est important de montrer aujourd'hui, par des mesures concrètes, que le problème de la ville est la préoccupation essentielle du gouvernement.

Sylvie Pierre-Brossolette : Êtes-vous d'accord avec les socialistes qui estiment de plus eu plus que le gouvernement ne comprend pas la jeunesse, et pensez-vous que l'explosion sociale, si elle doit avoir lieu, peut venir de ce secteur de la population ?

Raymond Barre : Il y a deux façons de comprendre la jeunesse. La première c'est d'accorder à la jeunesse tout ce qu'elle demande. Si c'est la vision socialiste des choses, il est évident que les socialistes comprendront toujours la jeunesse, et que la jeunesse les comprendra toujours. L'autre façon, c'est d'expliquer aux jeunes quels sont les problèmes qui se posent, comment leur avenir est en jeu, comment des mesures doivent être mises en œuvre en liaison avec eux pour faire face à ces défis et pour permettre de mener une vie qui soit digne et agréable. Ça c'est une autre façon de comprendre la jeunesse et, c'est, je crois la politique qu'il faut mener.

Christine Fauvet-Mycia : Quand François Mitterrand parle de ces révoltes fondamentales qui pourraient survenir, pensez-vous aujourd'hui que le plus grand danger vient de l'explosion, vient de la jeunesse ?

Raymond Barre : Je ne crois pas que la jeunesse en soit encore au niveau de la révolte fondamentale. La jeunesse tend toujours à sur-réagir, et il faut le comprendre. La révolte fondamentale, c'est plutôt la révolte des ouvriers à la fin du 19ème siècle, où de ceux qui connaissent une situation extrêmement détériorée. Mais les jeunes ont besoin d'avoir confiance en l'avenir, et, à l'heure actuelle l'avenir leur paraît bouché. Ils se demandent ce qui va leur arriver. Alors ils n'en sont pas au stade du désespoir, ils en sont au stade de l'inquiétude, et il faut veiller à mon avis à ce qu'ils ne passent pas de l'inquiétude au désespoir.

Sylvie Pierre-Brossolette : Est-ce que une des solutions pour eux c'est cette baisse de salaire d'embauche pour le début de carrière, et cela ne risque-t-il pas d'entraîner une répercussion sur l'échelle des salaires ?

Raymond Barre : Il faut dire beaucoup de choses aux jeunes, je me permets de parler comme professeur j'ai beaucoup de contacts avec eux. C'est de leur expliquer d'abord que s'il est nécessaire d'avoir un diplôme, un diplôme n'est pas une garantie d'emploi. Qu'au-delà du diplôme, il y a la personnalité de l'individu, il y a sa capacité d'adaptation. Vous avez des diplômés qui sont inutilisables. Le fait d'avoir un parchemin ne vous donne pas le droit d'arriver au sommet d'une carrière la plus brillante possible. Il faut donc relativiser cette notion du diplôme. Il faut également, leur indiquer en second lieu qu'un diplôme ne vaut pas forcément un autre diplôme, que tout dépend des institutions, que tout dépend des matières dans lesquelles les diplômes sont distribués. S'ils vont vers des diplômes qui sont sans grande valeur et utilité sociale, simplement parce que c'est un diplôme, ils vont ensuite se heurter à des obstacles considérables. Il faut leur expliquer qu'aujourd'hui quiconque arrive, même avec les plus grands diplômes, dans une entreprise complexe, il a besoin d'être formé à ce qui est la réalité complexe de cette entreprise, et qu'il faut donc une période d'apprentissage. L'apprentissage, ce n'est pas une situation secondaire par rapport à celle du jeune qui est passé par les universités. Tout le monde doit passer par une phase d'apprentissage. C'est comme ça je crois qu'il faut essayer d'expliquer aux jeunes qu'ils sont partis avec des idées fausses, et qu'il faut revenir à une conception plus réaliste des conditions dans lesquelles ils vont s'engager dans la vie, et dans lesquelles ils vont travailler dans l'existence.

Christine Fauvet-Mycia : Michel Sapin, qui était notre invité vendredi dernier, vous pose une question.

Michel Sapin : Vous avez récemment utilisé le terme de « désinflation sociale compétitive ». Autant vous connaissez mon attachement, et je crois que c'est aussi le vôtre, au terme de « désinflation compétitive » qui a permis une stabilité monétaire, et à la France de retrouver des bons fondements, j'aimerais savoir quel sens exact vous donnez à ce terme de « désinflation sociale compétitive », et comment vous arrivez à marier, ce que je crois aussi être votre volonté, l'efficacité économique et la cohésion sociale ?

Raymond Barre : Je remercie M. Sapin de sa question. La désinflation sociale compétitive, cette formule n'est pas de moi, je l'ai trouvée dans une étude très intéressante qui a été faite par la fondation Saint-Simon. Si je l'ai utilisée, c'est parce que j'ai pensé qu'elle résumait très bien l'objectif que nous devions poursuivre dans les prochaines années. M. Sapin a rappelé la désinflation compétitive, j'en sais quelque chose puisque lorsque j'ai commencé à en parler en 1976, j'étais accablé de toutes sortes de remarques par les esprits sociaux les plus avancés. Mais aujourd'hui nous bénéficions des conséquences favorables de la désinflation économique compétitive. Cela signifiait qu'il était nécessaire pour nous de lutter contre l'inflation, de revenir à la stabilité de manière à être plus compétitifs. Ce que je dis, c'est qu'après un effort de 10 ans, de 15 ans sur la désinflation compétitive, nous avons aujourd'hui un problème qui est celui de corriger les excès nés de la période de prospérité passée, de notre système de protection sociale. Je ne suis pas contre la protection sociale, je veux la sauvegarder. Et je crois qu'il y a des excès et des déviations qui doivent être corrigés. Alors il faut revenir à une situation que l'on peut caractériser par le résultat d'un processus de désinflation sociale. Et pourquoi est-ce qu'on fait cette désinflation sociale ? Pourquoi doit-on prendre des mesures en ce qui concerne les dépenses de santé ? Pourquoi doit-on aménager les conditions de financement des retraites ? Pourquoi est-il nécessaire d'apporter des modifications aux rigidités qui existent sur le marché du travail ? C'est tout simplement parce que cela permettra à notre économie d'être plus compétitive. Et si notre économie est plus compétitive, il y aura plus de croissance, il y aura plus d'emplois, et par conséquent plus de prospérité dans le pays.

Sylvie Pierre-Brossolette : Peut-on demander au meilleur économiste de France…

Raymond Barre : Ah, ne commencez pas sur ce point, je ne vous suivrai plus !

Sylvie Pierre-Brossolette : … si la reprise est vraiment au rendez-vous, et si elle peut avoir une incidence sur l'emploi avant la fin de l'année ; et vous inquiétez-vous des déficits qui pourraient peser sur l'économie, pourraient-ils empêcher la reprise ?

Raymond Barre : Comme j'ai eu déjà l'occasion de le dire souvent, je crois que la récession est terminée. Je crois que nous nous engageons dans un processus de reprise, lente, progressive, qui va s'accélérer à la fin de l'année, et que je vois surtout pour 1995. Ce qui est clair aujourd'hui, c'est que les prévisions des chefs d'entreprise sont plus favorables, le climat est meilleur. Ça ne veut pas dire que les décisions vont intervenir tout de suite, et puis il y a un temps entre le moment où la décision économique est prise, et le résultat. Mais nous sommes engagés désormais sur une voie ascendante. C'est ce qui me paraît essentiel, la psychologie jouant dans ce domaine un rôle considérable.

Sylvie Pierre-Brossolette : Qu'est-ce qui pourrait freiner cette reprise ?

Raymond Barre : J'en arrive au déficit. C'est vrai que nous avons des déficits importants. Je suis moins préoccupé des déficits budgétaires qu'on veut bien le dire dans certains milieux, parce que je crois que ces déficits sont liés à la conjoncture, et que lorsque les affaires reprendront, nous aurons des rentrées de recettes, et à ce moment-là il faudra que les recettes supplémentaires ne soient pas affectées à des dépenses nouvelles, mais soient affectées à réduire l'endettement de la France. Le point qui m'inquiète aujourd'hui sur le plan budgétaire, c'est que les recettes provenant de la privatisation sont affectées au financement des dépenses courantes, et non pas à la réduction de l'endettement ou à la constitution de nouveaux actifs de production. Cela peut poser un problème ultérieurement, parce qu'on aura vendu les bijoux de famille, quant aux taux d'intérêts, nous sommes engagés dans une voie qui sera celle de la baisse progressive des taux d'intérêts, ne recommençons pas tous les trois mois une polémique là-dessus…

Christine Fauvet-Mycia : Faut-il aller plus loin comme le recommande l'OCDE ?

Raymond Barre : Les allemands vont nécessairement, en raison de leur situation intérieure, procéder à des baisses de taux d'intérêts, la Banque de France est responsable de la politique des taux d'intérêts, laissons-la mener sa politique. Ce ne sont pas aux gens extérieurs à la Banque de France, c'est-à-dire à l'institution qui a la responsabilité de la gestion monétaire, qui doivent constamment dire à la Banque de France ce qu'elle doit faire. Reconnaissons que, puisqu'on a donné l'indépendance à la Banque de France, elle dispose de la liberté de manœuvres qui est celle de la Bundesbank. Je suis persuadé que cela nous fera le plus grand bien. Et laissons par ailleurs les beaux esprits écrire tous les articles qu'ils veulent sur la politique monétaire qu'il faut mener. Mais il y a une chose qui est de conseiller, il y en a une autre qui est de décider.

Sylvie Pierre-Brossolette : Vous ne reprochez rien à M. Trichet ?

Raymond Barre : Pas du tout.

Christine Fauvet-Mycia : Et cette idée émise par Jacques Chirac d'instaurer une TVA sociale ?

Raymond Barre : Ce n'est pas exactement ce qu'il a dit, il a dit qu'il fallait réduire les charges sociales massivement. Je m'en suis réjoui parce que je dis ça déjà depuis quelques temps, or voici que brusquement il se saisit de cette idée à laquelle il apportera le poids de son autorité. Il dit qu'il faut financer bien entendu la baisse des charges sociales, et que cela peut se faire soit par la CSG, soit par la TVA sociale. Je suis partisan de la CSG je ne suis pas partisan de la TVA sociale, d'ailleurs il y a une étude qui a été faite récemment qui montre que les effets de la TVA sociale seraient pervers par rapport à une augmentation de la CSG. Évidemment du point de vue de l'électoralisme, il vaut mieux la TVA sociale parce qu'elle est indolore, mais du point de vue de l'efficacité économique et de la justice sociale, il vaut mieux la CSG parce que c'est un prélèvement direct sur ceux qui doivent nécessairement contribuer au financement de la politique sociale de la France.

Christine Fauvet-Mycia : M. Chirac a d'autres idées, il pense que si la société est bloquée il faut aller un peu plus vite et organiser un référendum pour faire passer des réformes ; cela vous semble-t-il judicieux ?

Raymond Barre : Je suis partisan du référendum, seulement si M. Chirac veut faire des référendums sur tous les sujets dont il parle, il faudra que d'abord il fasse un référendum sur la réforme de la constitution. Parce que la constitution ne nous permet pas d'utiliser le référendum autrement que pour ce qui concerne l'organisation des pouvoirs publics et la ratification des accords internationaux. Sur les sujets de société auxquels pense M. Chirac il est indispensable de réformer la constitution. C'est la raison pour laquelle j'avais soutenu la proposition du président de la République, M. Mitterrand lorsqu'il avait souhaité une extension du référendum.

Sylvie Pierre-Brossolette : Alain Madelin vient de lancer son club pour secouer un peu le pays et lutter contre les conservatismes de toutes sortes, êtes-vous d'accord avec son diagnostic et s'y prend-il de la bonne manière pour essayer de faire avancer ses réformes ?

Raymond Barre : Je suis tout à fait d'accord avec son diagnostic, et je crois qu'il a parfaitement raison de vouloir animer le secteur, si vous me permettez l'expression. Il est au gouvernement, il se rend compte des blocages qui existent du fait de la bureaucratisation, qui n'est pas propre seulement à la France, mais qui est propre à toutes les sociétés de la fin du 20ème siècle. Il faut donc secouer tout cela, et je souhaite que, le mouvement qu'il lance, que cette association « Idée-Action » puisse avoir des effets positifs.

Christine Fauvet-Mycia : Le gouvernement s'est engagé à recapitaliser Air-France, l'addition risque d'être lourde, comprenez-vous les premières réticences des syndicats ?

Raymond Barre : Je ne les comprends pas, car les syndicats doivent bien comprendre que s'ils n'acceptent pas un certain nombre de réformes de fond, il ne sera pas possible de continuer à faire fonctionner Air-France, ce sera le dépôt de bilan.

Christine Fauvet-Mycia : Vous envisagez cette hypothèse ?

Raymond Barre : Je ne l'envisage pas, mais je crois qu'à un moment donné, il sera impossible de financer une société nationale dont la gestion laisse profondément à désirer. Regardez ce qu'a fait British Airways, regardez ce qu'a fait il y a deux ans la Lufthansa, tout le monde a pris, dans les sociétés considérées, les mesures qui s'imposaient. Et les syndicats n'ont pas renâclé, voyez les syndicats allemands aujourd'hui, à Volkswagen ou dans telle autre grande entreprise allemande : il y a des sacrifices qui doivent être acceptés. Et la collectivité française n'est pas là pour financer les avantages excessifs qui sont donnés au personnel d'Air-France.

Sylvie Pierre-Brossolette : Approuvez-vous la politique de privatisations du gouvernement, l'accélération qui est prévue avec les AGF et BULL ; regrettez-vous qu'on n'ait pas mis RENAULT dans la liste ?

Raymond Barre : Je suis partisan de la politique de privatisations, je crois que c'est une chose indispensable à l'heure actuelle pour la France. Maintenant, on ne peut pas privatiser à tour de bras, il faut regarder quelle est la situation du marché financier. En ce qui concerne RENAULT, le gouvernement a pensé que des considérations sociales pouvaient intervenir, nous sommes dans une période particulière, nous sommes à 15 mois de l'élection présidentielle, et je comprends que l'on tienne compte de facteurs sociaux et de facteurs politiques qui ne viennent pas perturber l'opinion publique alors que nous allons vers cette grande échéance.

Christine Fauvet-Mycia : Un mot sur l'affaire « Rousselet » et sur « l'état-Balladur » ; vous avez à nouveau des inquiétudes sur l'impartialité de cet état ?

Raymond Barre : Madame, j'ai toujours des inquiétudes sur tous les états. Il n'y a pas l'état-Balladur, l'état-Chirac, l'état-Rocard, l'état-Mitterrand, quand un parti politique arrive au pouvoir, il est certain qu'il a tendance à avantager sa clientèle. Mais lorsqu'il s'agit de l'État, lorsqu'il s'agit des administrations, lorsqu'il s'agit de la gestion de nos entreprises publiques, je pense que les exigences de compétence et de stabilité doivent l'emporter sur les considérations de faveur politique.

Christine Fauvet-Mycia : Et elles l'emportent aujourd'hui ?

Raymond Barre : Dans certains cas, il est manifeste que des changements interviennent parce que l'on veut disposer de fidèles dans tel ou tel poste stratégique. Je comprends qu'un gouvernement nomme à certains postes des hommes en qui il ait confiance, mais dans beaucoup de cas, si des gens compétents sont là, qu'on les laisse ; On ne doit pas regarder leur étiquette, on doit regarder la façon dont ils se comportent dans l'exercice de leurs fonctions. S'ils respectent les règles fondamentales de l'état, et bien ils ont le droit d'avoir les opinions politiques qu'ils veulent.

Christine Fauvet-Mycia : Édouard Balladur a quelques soucis en ce moment, il baisse dans les sondages, on parle d'une coalition anti-Balladur, avez-vous l'impression qu'il est affaibli par sa propre majorité, ou pensez-vous au contraire qu'il porte sa propre responsabilité ?

Raymond Barre : Tout Premier ministre a des soucis, tout Premier ministre a affaire à sa majorité, à l'opposition, et disons-le, à une société qui est caractérisée par un grand nombre de corporatismes revendicatifs. Par conséquent, la tâche n'est pas commode, vous savez, les sondages, je n'y attache pas d'importance parce que ils sont volatiles, et ils sont d'autant plus volatiles que l'opinion est plus directement orientée vers les problèmes des personnes que vers les problèmes de la collectivité. Et puis je vais vous dire que les spécialistes de la communication m'ont expliqué qu'en ce qui concerne les sondages pour un Premier ministre, si l'on gouverne on a toujours de mauvais sondages, et que l'on a de bons sondages une fois que l'on a quitté le gouvernement, parce qu'à ce moment-là on se rend compte que vous avez gouverné. Voilà ma philosophie.

Christine Fauvet-Mycia : Si on vous suit, Édouard Balladur commencerait seulement à gouverner ?

Raymond Barre : Non, il y a toujours des phénomènes d'hystérésis, il faut la prise de conscience il y a des délais. Donc ça monte, ça descend, ce sont des montagnes russes, je crois que lorsqu'on est à Matignon, on doit conduire la politique que l'on a décidé de conduire, on doit la mener envers et contre tout, et puis on en assume les risques. Tant mieux si ça marche, si ça ne marche pas c'est la démocratie.

Sylvie Pierre-Brossolette : Le RPR et l'UDF ont adopté une plate-forme commune pour les européennes, vous réjouissez-vous de cette union et du contenu de cette plate-forme plutôt pro-Maastricht, avec notamment cette mesure de présidence européenne pour 5 ans ; est-ce une bonne idée ?

Raymond Barre : Je vous dirai que je me réjouis toujours de l'union, surtout quand elle traduit les arrière-pensées, qu'elle n'est pas en désaccord avec les arrière-pensées.

Sylvie Pierre-Brossolette : Vous pensez qu'il reste des arrière-pensées ?

Raymond Barre : Non, je dis qu'il est bon que sur les affaires européennes il y ait une union. D'ailleurs la France s'est prononcée au moment du référendum sur Maastricht, au moment des affaires du GATT, la majorité s'est prononcée, il est tout à fait normal qu'il y ait un projet commun aux deux partis de la majorité. Le contenu du projet me paraît tout à fait raisonnable, il est pragmatique, il prévoit des avancées importantes. Alors quant à la désignation d'un président du conseil européen pour 5 ans, vous savez, on peut le souhaiter, mais il faut aller convaincre celui qui est président français au moment où la proposition est faite, ou qui va le devenir quand il le sera, et puis les autres chefs d'état et de gouvernement. Je ne vois pas, pour vous dire franchement ma pensée, les douze chefs d'état et de gouvernement actuels aller chercher quelqu'un hors de leur sein pour lui demander de les présider pendant 5 ans. Mais on peut toujours formuler cet espoir.

Christine Fauvet-Mycia : Vous avez des craintes avec la constitution d'une liste emmenée par Philippe de Villiers ?

Raymond Barre : Ah non, ça mettra de l'animation. D'autant plus que d'après ce que j'entends dire de la composition de cette liste, il y aura quelques personnages hauts en couleurs.

Sylvie Pierre-Brossolette : Et pour diriger la liste RPR-UDF, vous trouvez normal que ce soit un UDF, et avez-vous une préférence entre Deniau et Baudis ?

Raymond Barre : Je pense que c'est un accord qui doit intervenir entre les deux formations. Les deux candidats à la tête de liste me paraissent plein de qualités, en ce qui concerne en particulier Jean-François Deniau, nous avons été plusieurs années ensemble à la commission de Bruxelles et ensemble au gouvernement, je ne vois que des avantages à ce qu'il soit désigné. Par ailleurs, Baudis fait partie de la jeune génération montante, il n'y a pas de raison non plus qu'il puisse être écarté. Je crois qu'il faudra que les deux formations politiques s'entendent là-dessus.

Christine Fauvet-Mycia : Souhaitez-vous qu'on arrive aussi à un candidat unique de la majorité pour les présidentielles ?

Raymond Barre : Écoutez, nous verrons bien. Ce n'est pas la même chose…

Sylvie Pierre-Brossolette : Est-ce que c'est la même logique ?

Raymond Barre : Ce n'est pas la même logique. On mélange l'élection européenne et l'élection présidentielle. L'élection européenne a pour but de désigner des représentants de la France au parlement européen…

Sylvie Pierre-Brossolette : Mais quand on est d'accord sur le sujet fondamental qu'est l'Europe, ne peut-on pas être d'accord après sur un programme présidentiel ?

Raymond Barre : Oui, mais c'est différent, il n'y a pas que l'Europe dans un programme présidentiel. Et puis il y a la personnalité de l'individu qui compte. Et ça, il appartient aux français de choisir quelle est la personnalité qu'ils jugent la meilleure pour diriger les affaires du pays.

Christine Fauvet-Mycia : Sans qu'il y ait besoin de primaires ?

Raymond Barre : Mais ça ne se fera jamais madame. Ça amuse le tapis, mais tout le monde sait bien qu'il n'y aura pas de primaires. Aucun des principaux intéressés, de ceux qui ne pensent qu'à cela ne souhaite à l'heure actuelle des primaires.

Sylvie Pierre-Brossolette : Vous votez contre le projet de loi ?

Raymond Barre : Moi je dis depuis longtemps… Ah, tout à fait, comment voulez-vous qu'il y ait un projet de loi sur les primaires ? Vous allez forcer les socialistes à voter là-dessus alors que c'est une affaire qui concerne les deux partis de la majorité ? Nous sommes dans une situation assez particulière à ce sujet.

Christine Fauvet-Mycia : Il y a un autre débat qui est né sur la commémoration du débarquement : faut-il inviter ou on les allemands ; quelle est votre opinion ?

Raymond Barre : C'est un sujet extrêmement difficile. Je crois madame, que puisque l'on commémore le débarquement qui consistait à libérer la France et le continent européen de l'Allemagne, de la contrainte exercée par l'Allemagne, c'est une commémoration qui doit se faire entre les alliés. Mais il ne faut pas que cette commémoration ignore ce qui s'est passé depuis, c'est-à-dire la réconciliation franco-allemande et le fait que l'Allemagne est devenue une grande démocratie et notre partenaire principal au sein des grandes nations du monde. Par conséquent je souhaiterais pour ma part qu'il y ait une commémoration spéciale, franco-allemande qui soit un hommage rendu aux morts des deux côtés de cette grande bataille, et que c'est dans le respect de ces morts que nous puissions envisager un avenir qui est fondé sur la réconciliation, l'entente et la coopération.

Christine Fauvet-Mycia : Pour terminer ce Forum, un rituel : quel est le plus grand regret de votre carrière politique ?

Raymond Barre : Moi je ne regrette jamais rien. Il faut toujours regarder devant soi, ne jamais regarder ce qui s'est passé. Vous savez il y a le proverbe anglais bien connu : on ne pleure pas sur le lait répandu. Il peut y avoir, derrière, le lait répandu, mais l'essentiel c'est de regarder l'avenir, de se fixer des objectifs, et de faire preuve d'espoir, de confiance et d'espoir. C'est ce que j'essaie de faire.

Christine Fauvet-Mycia : M. Barre, merci, notre prochain invité sera Claude Bartolone, député socialiste de Seine Saint-Denis et bras droit de Laurent Fabius.