Texte intégral
Gorazde
J'imagine que ce qui vous intéresse le plus et je le comprends, c'est la situation en Bosnie. Je ne reviendrai pas sur ce que j'ai dit hier sur l'analyse des récents événements et de ce qui s'est passé notamment à Gorazde. Je voudrais simplement exprimer ma surprise quand je vois, ici ou là, que l'on trouve le gouvernement français moins ferme sur Gorazde qu'il ne l'a été sur Sarajevo. Je ne crois pas que cela corresponde ni à notre état d'esprit, ni à la réalité.
La conduite des opérations de Gorazde relève de la responsabilité de la FORPRONU, du représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, de l'Alliance atlantique. Le dispositif était parfaitement en place pour fonctionner dans le même esprit. Il n'a pas fonctionné ainsi et j'ai eu l'occasion de dire publiquement que cette affaire avait été, de mon point de vue, mal gérée. Pourquoi ? Parce que la riposte aérienne dans les premières heures de l'offensive serbe n'a pas été à la hauteur de l'agression ; les frappes aériennes ont été en réalité homéopathiques, ce qui a été interprété comme un contre-signal, bien entendu, par les Serbes. Deuxièmement, l'analyse de la situation par les responsables sur le terrain et notamment par le représentant spécial des Nations unies, a été beaucoup trop optimiste sur la capacité, notamment, à obtenir un accord de cessez-le-feu avec les Serbes.
Ces erreurs sont factuelles, tout le monde peut les constater ; il faut en tirer les leçons, je ne vais m'y attarder trop longtemps, je préfère maintenant me tourner vers l'avenir. Qu'essayons-nous de faire ? Nous déployons notre action sur trois plans :
Gorazde (cessez-le-feu)
Tout d'abord, Gorazde. Il faut à tout prix obtenir le cessez-le-feu à Gorazde et la remise en cause du fait accompli. Les nouvelles se succèdent et se contredisent, un cessez-le-feu avait été signé avant-hier soir, il n'a pas été respecté, je n'ai pas les dépêches de la dernière heure, mais au début de la matinée, on pouvait constater qu'il ne l'était toujours pas. À la demande de la France, le Conseil de sécurité va procéder cet après-midi à 15 heures de New York à l'examen du projet de résolution que nous avons préparé, qui enjoint les Serbes de cesser le feu, de se retirer et qui prévoira le déploiement d'un détachement de la FORPRONU sur le terrain pour s'assurer du respect du cessez-le-feu et faciliter l'acheminement de l'aide humanitaire. La FORPRONU a pris les dispositions pour que ce détachement puisse se mettre en route dès lors que les conditions préalables que nous avons fixées, c'est-à-dire cessez-le-feu, retrait des troupes serbes et respect du statu quo à Sarajevo, auront été assurées. La France est prête, si ces conditions sont remplies, à participer à ce détachement de la FORPRONU. Nous allons voir dans les toutes prochaines heures comment les choses évoluent. À Sarajevo, on est revenu à une application des dispositions de l'ultimatum après les prises de contrôle d'armes lourdes qui avaient eu lieu dans la journée d'hier et contre lesquelles nous avions immédiatement réagi en demandant à la fois à la FORPRONU, aux Nations unies et à l'Alliance d'en tirer toutes les conclusions indispensables si les Serbes ne revenaient pas sur leur comportement.
Zones de sécurité
Deuxième niveau d'action de la France, – je lis ici ou là d'ailleurs que c'est une proposition américaine, tant mieux, je voudrais simplement rappeler que c'est dans [illisible] de ce que nous demandons depuis un an maintenant – sanctuariser [mots illisibles] les zones de sécurité. Cela veut dire un périmètre de protection, définir des règles d'engagement précises des forces des Nations unies et des forces de l'Alliance atlantique ; cela veut surtout dire ce que j'ai réclamé en vain lors du Sommet de l'Alliance atlantique en juillet dernier, que l'on étende la notion de protection aérienne et de frappe de protection des troupes à la protection des populations. Je n'avais pas pu obtenir cela dans ce débat dont je me souviens parfaitement, parce que les Américains et beaucoup de nos alliés y étaient hostiles. On y vient maintenant, je m'en réjouis, il faut le faire vite. Il faudra que dans l'hypothèse où ces dispositions ne seraient respectées, la riposte soit rapide et proportionnée. C'est-à-dire pas comme à Gorazde. Ceci fait l'objet actuellement de discussions à Washington et bientôt dans les instances de l'Alliance. La seule chose sur laquelle je voudrais insister, c'est que dans ce cadre il va de soi qu'une étroite coordination doit être maintenue entre la FORPRONU et l'Alliance. Car les frappes aériennes doivent prendre en considération la situation sur le terrain. La situation sur le terrain, c'est les troupes de la FORPRONU ; il y en a dans les zones de sécurité, il n'y en avait pas à Gorazde – il y en aura peut-être ce soir ou demain – il y en a à Bihac, à Tuzla, à Srebrenica, évidemment à Sarajevo, donc il faut que les décisions soient très étroitement coordonnées, je le répète, entre ONU, FORPRONU et Alliance atlantique.
Sommet sur la Bosnie-Herzégovine
Enfin, troisième niveau d'action, la recherche de la solution politique et de la position commune entre les grandes puissances. Là aussi, on avance un petit peu ; des contacts sont actuellement en cours à Moscou, entre les représentants russes, ceux des Nations unies, de l'Union européenne et sans doute des représentants américains. Je viens de lire une dépêche disant que M. Eltsine et Clinton étaient d'accord pour un sommet sur la Bosnie d'ici un mois, délai qui me paraît un peu long enfin, enfin, il est vrai que ce sommet sera un sommet conclusif, s'il a lieu et que tout doit être préparé dans l'intervalle par des réunions à niveau soit des experts, soit au niveau ministériel.
Sur quelle base ? Je ne reviens pas sur ce que j'ai eu l'occasion de déclarer hier à propos de l'actualité du plan d'action de l'Union européenne enrichi par l'accord croato-musulman du 18 mars dernier et par l'accord de cessez-le-feu dans les Krajina. J'observe d'ailleurs que ces deux cessez-le-feu tiennent ; les choses évoluent bien dans ces secteurs-là, je voudrais simplement mettre l'accent à propos de cette position commune sur la carte. Mon idée, j'espère la faire partager, je m'en suis entretenu hier longuement avec Douglas Hurd, pour Andreï Kozyrev, et Warren Christopher, c'est de mettre l'accent sur la carte. Les pourcentages ont été agréés. Il faut que nous demandions aux parties de nous confirmer, une fois encore, que ces pourcentages sont bien acceptés. Je les rappelle, vous les connaissez 17,5 pour les Croates, 33,3 pour les Musulmans et le solde, c'est-à-dire la moitié environ, pour les Serbes. Il nous a toujours été assuré, avec la plus grande clarté, la plus grande netteté, que l'accord croato-musulman était compatible avec ces pourcentages, qu'il ne les remettait pas en cause. Il faut d'abord les faire confirmer et ensuite il faut absolument que l'on passe de ces principes, qui ont trait à la quantité, à une carte, qui traite le problème de ce que l'on appelle la qualité. Lorsque l'ultimatum a été lancé au début du mois de février, la diplomatie américaine avait indiqué qu'elle se donnait un délai de quelques jours, voire de quelques semaines, pour obtenir la réponse des Musulmans sur ce point, c'est ce que l'on appelait la "Bottom Line".
J'ai fait remarquer hier que je n'avais toujours pas la réponse en ce qui me concerne. Donc, si les parties ne sont pas capables d'apporter une réponse à cette question, il faudra que les experts des grandes puissances mettent sur la table des propositions. Vous savez que c'était cette logique que nous avions adoptée lorsque le plan d'action européen a été mis au point, nos partenaires avaient longtemps traîné les pieds et ils avaient fini par entrer dans cette logique consistant à dire : si les parties n'arrivent pas à se mettre d'accord, il faut que ce soit les puissances internationales qui les aident en mettant sur la table une carte. L'initiative n'avait pas abouti, on le sait, du fait de l'absence de participation des Russes et des Américains. Il faut reprendre cette tentative, avec les Russes et les Américains, cette fois-ci, pour définir cette position commune.
Voilà ce que nous sommes en train de faire sur les trois niveaux : le très court terme à Gorazde ; le court terme aussi sur les autres zones de sécurité, et le court-moyen terme sur la solution politique et la nécessité d'un partenariat de négociations ; permettez-moi de rappeler, là encore, que c'est une idée que nous avons lancée il y a un certain temps, réactualisée fortement il y a 15 jours par la voix du Président de la République et par la mienne. Je la vois cheminer, nous allons multiplier nos efforts pour que ce cheminement s'accélère.
Frappes aériennes
Q. : En dehors de la protection des zones de sécurité, serait-il envisagé des frappes sur les dépôts de munitions en dehors de ces zones ?
R. : Je suis extraordinairement, non pas surpris, mais intéressé de voir à quel point les stratèges en chambre veulent faire monter les enchères. On va frapper sans dire ce qu'on veut à la clef. Que se passera-t-il le lendemain ? La frappe aérienne n'a de sens que si elle est dans un projet politique. À Sarajevo, cela avait un sens, parce que l'on disait voilà ce qu'on vous demande : plus de bombardements, plus d'armes lourdes dans un tel périmètre, vous avez tant de jours, si vous ne les respectez pas, on frappe. Il faut adopter la même logique dans les autres zones de sécurité. Mais l'idée d'aller frapper tous azimuts partout sur le territoire de la Bosnie pour demander quoi ? Pour faire quoi après ? Cela ne me paraît pas une idée opérationnelle.
Zones de sécurité
Q. : Vous voulez dire qu'il peut y avoir des ultimatums sur les autres zones de sécurité ?
R. : Mais ce qu'on est en train de lancer, quand je dis sanctuariser les zones de sécurité, c'est, sans le nom, un ultimatum…
Q. : Il manque la date…
R. : Oui, mais la date est immédiate dans ce cas précis, la sanctuarisation des zones de sécurité, c'est immédiat.
Q. : Mais ça, c'est la solution qu'on a effectivement dans les textes…
R. : Non, on ne l'a pas justement dans les textes, parce que la France n'a pas été entendue. On n'a pas le périmètre premièrement et, deuxièmement, on n'a pas la notion – c'est là qu'il faut changer les choses – d'intervention aérienne pour protéger les populations. Vous savez très bien que je ne l'ai pas obtenu à Athènes l'année dernière après un long débat. Nous avons pour l'instant, simplement, la protection des troupes…
Q. : Oui, mais une expression assez ambiguë…
R. : Ambiguë justement, mais moi, j'avais une interprétation…
Q. : Vous l'aviez interprétée positivement.
R. : Oui, je l'avais interprétée positivement, mais en fait je n'étais pas suivi ; il faut dire la vérité. Aujourd'hui, il faut vraiment préciser le concept sur ce point, le concept de périmètre, le concept d'armes lourdes et dire très clairement que si ceci n'est pas respecté, sans délai, immédiatement, on fait une frappe proportionnée et non pas sous-proportionnée comme ça a été le cas à Gorazde.
Conflit (gestion politique et militaire)
Q. : Ne craignez-vous que cela n'entraîne les troupes de l'ONU dans la logique d'une guerre ?
R. : Il faut bien marquer les choses, que je me fasse bien comprendre. Quand je dis qu'il n'y a pas de solution militaire, qu'il n'y a qu'une solution politique, je ne dis pas qu'il ne faut pas utiliser la force. Je dis qu'il faut utiliser la force pour faire respecter un certain nombre d'objectifs et que, simultanément, il faut dérouler le processus politique. On ne peut pas accepter que des résolutions internationales soient bafouées comme elles le sont à Gorazde et que les populations soient bombardées comme elles le sont à Gorazde. Dans ce cas-là, il faut frapper et il faut frapper fort, parce que des exigences ont été posées et personne ne peut les refuser ; je rappelle que les Russes ont voté les résolutions relatives aux zones de sécurité. Cela, il faut le faire, le faire vite et le faire fort. Pour le reste, il faut poursuivre la voie diplomatique.
Forpronu
Q. : Pour une sanctuarisation efficace des zones de sécurité, faut-il préciser de nouvelles règles au niveau de l'OTAN, ou avez-vous besoin d'une résolution du Conseil de sécurité ?
R. : Je ne pense pas qu'il soit besoin d'une résolution du Conseil de sécurité ; les résolutions existent, 824, 836. Pour Sarajevo, on n'a pas eu besoin d'une résolution du Conseil de sécurité ; il faut préciser les règles d'emploi. J'ajoute que pour ces zones de sécurité, il faut également se poser la question, on l'a vu à propos de Sarajevo, du renforcement de la FORPRONU, car pour faire respecter l'exclusion des armes lourdes, seule manière d'éviter les bombardements, il faut les contrôler. Il faut donc renforcer la FORPRONU, soit par redéploiement, soit peut-être s'interroger sur le dispositif qui est actuellement entre Croates et Musulmans, puisque le cessez-le-feu tient. Je tiens cela sous forme interrogative, c'est évidemment aux militaires de l'apprécier. Ou également sur les 10 000 hommes qui sont dans les Krajina. Le mieux serait effectivement de renforcer en net, si je puis dire, la FORPRONU. Nous le demandons depuis longtemps.
ONU
Là aussi, je voudrais, comme je l'ai fait hier à l'Assemblée, pondérer un peu les jugements qui sont portés sur les uns et les autres. C'est vrai que Gorazde n'a pas été une affaire bien conduite, mais c'est vrai aussi que tirer sur les Nations unies et leurs représentants est un sport facile : les Nations unies n'ont pas d'argent et pas de troupes. Il faut leur donner de l'argent et des troupes. A ce moment-là, si elles ne font pas leur travail, on pourra valablement les critiquer, mais je rappelle que le Secrétaire général a demandé 7 500 hommes en soutien, en plus, pour la FORPRONU depuis juillet. Il ne les a toujours pas, sauf les mille soldats français qui sont venus en renfort précisément en juillet.
Action diplomatique internationale (Union Européenne, États-Unis, Russie)
Q. : Est-il envisagé d'étendre les zones de sécurité jusqu'à Maglaj ou d'autres agglomérations qui sont très sérieusement attaquées ?
R. : La situation aujourd'hui, sauf mauvaise information de ma part, est redevenue normale à Maglaj, mais on ne peut pas exclure, effectivement, que si d'autres foyers se déclaraient, on puisse étendre le concept. On va se trouver alors confrontés rapidement au problème du renforcement de la FORPRONU. C'est pour cela que je dis : pas de solution militaire, simplement une solution politique. Il ne faut pas tarder sur le processus diplomatique, on est au bord du gouffre en permanence. Plus on tarde à trouver une solution politique, plus on court de risques, de risques d'escalade de dérapage, de nouvelle agression ici ou là. Donc il faut vraiment aller plus vite qu'on ne le fait dans la recherche de cette solution. Les Russes et les Américains acceptent de parler ensemble, les Douze sont prêts à ce dialogue, allons-y maintenant, vite. On me dit, est-ce que ce sera efficace ? Je pense que le jour où M. Eltsine, M. Clinton, M. Mitterrand, M. Major, quelques autres diront aux Musulmans, aux Serbes et aux Croates : voilà, maintenant, il faut un accord, cela aura du poids.