Déclaration de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, sur l'évolution de l'Alliance atlantique et l'organisation future de la sécurité européenne, Paris le 21 janvier 1994.

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Circonstance : 46ème session de l'IHEDN (Institut des hautes études de défense nationale).

Texte intégral

Je suis à la fois heureux et impressionné de me trouver devant un tel auditoire. Bien que je n'aie jamais été moi-même jusqu'à présent auditeur de l'Institut, j'en connais toute l'importance et il est sans doute inutile de la souligner. Les structures qui permettent dans notre pays de rassembler, pour une période relativement longue, des cadres militaires, des hauts fonctionnaires, des hommes politiques, des représentants de nos entreprises publiques ou privées, des syndicalistes, des journalistes, sont suffisamment rares pour ne pas souligner l'exemplarité de l'IHEDN de ce point de vue. J'aurais aimé le dire plus tôt devant votre auditoire, mais vous m'avez dit, mon Général, que mon exposé tombait à point nommé dans le déroulement de cette session.

Sécurité européenne

Je voudrais vous parler, évidemment du point de vue du Quai d'Orsay, d'un des sujets qui est certainement au cœur de votre propre travail et de votre propre réflexion, c'est-à-dire de l'organisation future de la sécurité européenne. Je connais la règle du jeu : après un exposé que j'essaierai de ne pas trop prolonger, je suis bien sûr prêt à répondre à vos questions sur ce thème général ou, de façon plus large, sur les questions de politique étrangère et les grands sujets qui sont aujourd'hui nombreux et particulièrement chauds.

Alliance atlantique (Sommet)

Pour aborder cette question de l'organisation future de la sécurité européenne, je voudrais partir de ce qui s'est passé il y a une dizaine de jours à peine à Bruxelles, le 10 et le 11 janvier derniers, à savoir le Sommet de l'Alliance qui a réuni seize chefs d'État et de gouvernement. Ce Sommet de Bruxelles a été un bon Sommet – c'est une formule diplomatique convenue, j'ai rarement entendu dire dans la bouche des ministres des Affaires étrangères qu'une réunion internationale avait été mauvaise –, mais je crois que cette fois-ci cela correspond tout à fait à la réalité, car ce Sommet a marqué un réel progrès dans la convergence de vues entre alliés nord-américains et européens. La Déclaration finale du 11 janvier reflète cette convergence dans un sens qui est tout à fait conforme aux objectifs et aux intérêts de la France. Et cela dans trois domaines principaux, que je vais rapidement évoquer : l'identité européenne de défense, tout d'abord. L'adaptation de l'Alliance à ses nouvelles missions ensuite et, en troisième lieu, en reprenant une expression peut-être un petit peu ancienne, ce que j'appellerai la politique à l'Est, qui est devenue aujourd'hui le Partenariat pour la paix.

Identité européenne de sécurité et défense

Ce Sommet a réaffirmé la validité du lien transatlantique et de la fonction première de l'Alliance, telle qu'elle s'exprime notamment dans l'article 5 du Traité de l'Atlantique nord, à savoir la défense collective, tous deux nécessaires sur un continent dont il est inutile de souligner l'instabilité et l'imprévisibilité.

Deux mois après l'entrée en vigueur du Traité sur l'UE, notre premier objectif était donc de voir affirmer par les Seize, sans ambiguïté et sans réserve, la capacité de l'Europe à développer ses responsabilités en matière de défense et à se doter, à terme, d'une défense commune. Cet objectif a été atteint, puisque la déclaration du Sommet reproduit le texte exact de Maastricht sur le développement de l'identité européenne de sécurité et de défense. Il faut dire que ce n'était pas acquis d'avance, quand on sait ce qu'a été, sous la précédente administration en particulier, la réaction américaine sur ce sujet.

Il a en outre été convenu que l'UEO et l'OTAN se consulteront désormais en cas de crise. Des décisions à prendre en commun s'il y a lieu, pourront être adoptées lors de réunions conjointes des conseils des deux organisations. Là encore, ce n'était pas acquis lorsqu'il s'est agi de préparer le Sommet de l'Alliance, un débat est né avec certains de nos partenaires. Nous avions souhaité que l'UEO en discute, en son propre sein, entre ses membres, avant que l'Alliance elle-même n'en délibère. Il paraissait normal que les Européens puissent ainsi faire preuve d'une solidarité particulière. Or on nous avait suggéré de commencer par faire une réunion de l'Alliance pour préparer la réunion de l'UEO afin de préparer la réunion de l'Alliance. Vous voyez que les choses étaient encore un petit peu difficile ! Nous sommes arrivés, malgré tout, à avoir cette concertation entre les membres de l'UEO.

Nous avons, enfin, obtenu que soit souligné le rôle important que peuvent jouer, dans la défense commune, des forces proprement européennes, sur le modèle du Corps européen. Sur tous ces points, je crois qu'on peut parler d'une évolution très appréciable de la nouvelle administration américaine, et la déclaration de Bruxelles a marqué un progrès indéniable.

Alliance atlantique

Deuxième grand sujet : l'adaptation de l'Alliance à ses nouvelles missions. La crise yougoslave et la perspective, hélas, qu'il ne faut pas complètement écarter, de crises similaires en Europe, qui ne mettent pas directement en jeu les mécanismes traditionnels de l'Alliance au titre de l'article 5 que je rappelais tout à l'heure, ont illustré, au cours des mois passés, la nécessité de cette adaptation, particulièrement dans le domaine du maintien de la paix. Elle est maintenant reconnue comme indispensable, elle prendra en compte la possibilité que des forces soient utilisées tantôt par l'OTAN, tantôt par l'UEO, et elle ménagera la possibilité que des pays tiers puissent participer a ses opérations.

De ce point de vue, la proposition américaine de groupes de forces interarmées, "Combined Joint Task Forces" dans l'expression américaine, introduit un assouplissement des structures et des procédures de l'OTAN. Au titre des nouvelles missions de l'Alliance, des éléments d'état-major pourraient être pré-désignés auprès des grands commandements alliés, comme noyaux de forces interarmées, qui ne répondraient plus, alors, aux procédures classiques de la chaîne de commandement de l'Alliance telle que nous la connaissons.

Pour des opérations où il serait constaté que les États-Unis ne veulent pas, pour des raisons qui leur incombent, s'engager significativement, ces groupes de forces pourraient être, non seulement mis à la disposition de l'Union de l'Europe occidentale, mais. dans ce cas, placés sous son commandement, ce qui a été explicitement accepté, et non plus sous l'autorité du SACEUR.

Les États-Unis ont donc fait un pas important en avant en admettant la modification de la chaîne de commandement classique, ce qui, là encore, n'était pas évident. Le montage de certaines interventions de l'OTAN dans la crise yougoslave, à la mise en œuvre de l'embargo sur l'Adriatique, a montré que ce raisonnement n'était pas admis d'emblée. Nous avons accueilli positivement cette évolution, et nous souhaitons en examiner maintenant les modalités d'application. Le Conseil atlantique de juin 94 développera ce concept de groupes de forces interarmées, au vu de travaux qui sont actuellement conduits en coordination avec l'UEO pour en préciser les conditions d'application.

OTAN (Adhésion des pays d'Europe centrale et orientale)

Troisième grand enjeu de ce Sommet de l'Alliance, après l'affirmation de la légitimité de l'identité de défense européenne et l'adaptation de l'Alliance à ses nouvelles missions, c'est évidemment la politique à l'Est, et la nécessité de répondre à l'attente, qui est maintenant en train de devenir l'angoisse, exprimée par un certain nombre de pays d'Europe centrale et orientale. Nous devions, à cet égard, éviter deux écueils :

– le premier, c'était d'ignorer cet appel, d'ignorer ce vide de sécurité qui est ressenti comme tel par ceux qu'on appelle les PECO (pays d'Europe centrale et orientale), perception ravivée par les développements électoraux dans certains pays voisins, je pense évidemment à la Russie.

– et puis le deuxième écueil à éviter, c'était qu'un élargissement prématuré de l'Alliance – et quand je parle d'élargissement, je parle d'adhésion à titre plein et entier – n'aboutisse à un double résultat fâcheux : le premier, d'affaiblir l'Alliance elle-même, et le deuxième, de donner l'impression d'encercler ceux qui en auraient été exclus. On a parlé je sais, à l'occasion de ce Sommet, d'un "Yalta II", sous prétexte que les chefs d'État et de gouvernement auraient reculé devant le froncement de sourcils de la Russie. Je me demande si le vrai "Yalta II" n'aurait pas été de reconstituer deux blocs antagonistes en refaisant passer une nouvelle frontière et en isolant la Russie. L'idée était donc de rassurer les uns sans exclure les autres, ce n'était pas facile, et cela ressemblait même, d'une certaine manière, à la quadrature du cercle.

La réponse qui a été apportée par l'Alliance me semble, pour l'immédiat – peut-être pas dans la durée, mais pour aujourd'hui – adaptée. Elle n'est pas exclusive d'autres propositions visant à prendre en compte les aspirations à la stabilité et à la sécurité des nouvelles démocraties. Nous avons en effet réaffirmé que, selon les dispositions de l'article 10 du Traité de Washington, l'Alliance reste ouverte à d'autres États européens susceptibles de favoriser le développement des principes du Traité et de contribuer à la sécurité de la région de l'Atlantique nord. Donc la porte à de futures adhésions n'a pas été fermée. Un tel élargissement de l'OTAN aux États démocratiques à l'Est a été envisagé favorablement dans son principe, dans le cadre d'un processus évolutif tenant compte, notamment, des développements qui interviendront en Europe dans le domaine politique et dans celui de la sécurité.

Partenariat pour la paix

Dans ce contexte d'ouverture à terme, le partenariat pour la paix, qui est une proposition d'origine américaine, a permis de répondre à la question qui nous était posée, notamment par les pays du groupe de Visegrad, sans précipitation, sans fixer de critères, et sans établir de discrimination. Ce partenariat, qui est un concept souple pour l'instant, offrira à tous les pays de l'Europe de l'Est et de la CSCE, en fonction de leur intérêt et de leurs aptitudes, une gamme d'activités déjà prévues dans le cadre du conseil de coopération nord-atlantique, ce qu'on appelle le COCONA ou le NACC, selon la langue que l'on utilise.

Quelles sont ces activités ? L'aide à la formation militaire, des exercices communs. Le montage éventuel d'opérations de maintien de la paix en commun et, à l'heure actuelle, nous sommes en train de travailler très concrètement – à Mons, puisque c'est là qu'a été établi le groupe de coordination du Partenariat pour la paix à la concrétisation de ce concept.

Vis-à-vis des pays d'Europe centrale, le Partenariat pourra utilement compléter la CSCE, l'UEO ou le Pacte de stabilité. J'en dirai un mot tout à l'heure. Cette dernière initiative française, qui est devenue maintenant une action commune de l'Union européenne, a d'ailleurs été saluée par les Seize de l'Alliance atlantique. Voilà les progrès accomplis le 10 et le 11 janvier dans les trois grandes directions que je viens d'évoquer.

Rapports France – OTAN

Quelles peuvent en être les conséquences pour la France ? Il serait normal que, tout en gardant la place particulière qui est la sienne dans l'OTAN – de ce point de vue, aucune réintégration, sous quelque forme que ce soit, n'est à l'ordre du jour, – notre pays voit son rôle s'accroître dans l'Alliance, à la mesure des nouvelles activités auxquelles il contribue très largement. La France y est d'autant plus préparée, que sont affirmés le primat du Conseil atlantique, en tant qu'organe détenteur de la décision politique, et un contrôle effectif de ses autorités politiques sur les nouvelles missions.

Dès lors, au fur et à mesure de cette mutation importante de l'Alliance, ne serait-il pas naturel qu'au cas par cas, en fonction de l'ordre du jour, le Chef d'état-major des armées puisse participer au Comité militaire, comme le fait déjà son représentant pour les questions de maintien de la paix – nous l'avons fait pour l'ex-Yougoslavie –, ou que le ministre de la Défense puisse se joindre au ministre des Affaires étrangères pour certaines sessions du Conseil de l'Alliance consacrées à ces nouvelles missions, ou à ces nouvelles modalités d'intervention ? Ces participations, en parfait accord avec le principe de l'autonomie de décision française, consacreraient le rôle des autorités politico-militaires de l'Alliance pour leurs nouvelles missions.

Organisations européennes de sécurité

Je voudrais maintenant évoquer, après cette rapide analyse du Sommet des 10 et 11 janvier, en quoi cette évolution de l'Alliance peut faciliter la distribution des tâches entre les autres institutions existant en Europe, et qui traitent de problèmes de sécurité. On parle beaucoup de cette nouvelle architecture de sécurité de l'Europe. Il faut parfois avoir une bonne vision pour en déceler précisément les contours. Je pense néanmoins qu'un certain nombre d'idées se dégagent. Les clarifier sera en tout cas l'une des tâches prioritaires de notre diplomatie dans les années à venir.

ONU

Au sommet – je crois qu'il est très important de le rappeler – doivent continuer à se situer les grandes organisations qui ont seules compétences pour dire le droit, et sont seules à même de décider de l'utilisation de la force, c'est-à-dire : l'Organisation des Nations unies et son Conseil de sécurité, dans lequel la France siège, comme membre permanent.

CSCE

Ou les organisations régionales qui, au titre même du chapitre 8 de la Charte des Nations unies, ont des compétences en ce domaine, je pense en particulier à la CSCE. La CSCE demeure, de ce point de vue, indispensable pour intégrer la Russie et encadrer le rôle éventuel de ce pays dans la CEI.

La tentation en Russie, nous avons pu l'observer dans les déclarations faites ici ou là depuis les récentes élections, serait que la Russie s'érige en gendarme exclusif et autonome de ce qu'on appelle à Moscou "l'étranger proche", sans que d'ailleurs ait été défini le concept de la proximité, ce qui inquiète tout particulièrement les États baltes, comme vous le savez.

Nous ne pouvons dire que "dans la CEI, la Russie a une sorte de délégation générale et permanente des Nations unies et de la CSCE pour maintenir l'ordre". Toute opération de maintien de la paix doit s'adosser à une décision de caractère politique, que seul le Conseil de sécurité ou la CSCE peuvent prendre. Il nous apparaît donc, très important de réaffirmer la vocation politique de ces deux institutions.

Alliance atlantique

Deuxième grand cercle, si je puis dire, dans cette architecture, en allant, vers le centre : l'Alliance atlantique renouvelée, assumant de nouvelles responsabilités dans les opérations de maintien de la paix, peut dégager des modes d'organisations plus souples et plus originaux que ceux auxquels nous étions habitués jusqu'en 89, je viens d'en parler.

UEO

Enfin, l'UE avance résolument sur la voie qu'elle s'est tracée à Maastricht, avec précisément l'UEO comme composante de défense. En application de la déclaration relative à l'UEO, cette organisation a déjà apporté sa contribution spécifique à la préparation du Sommet de l'Alliance. Une réunion conjointe du Conseil permanent de l'UEO et du Conseil de l'Atlantique nord s'est tenue le 14 décembre, et a permis d'exprimer les vues concertées des Européens sur les sujets qui les intéressaient au premier chef. Ce processus de consultations se poursuivra sur l'identité européenne, dans la double perspective des sessions ministérielles de l'UEO en mai et de l'OTAN en juin. Ces réflexions ont déjà abouti à établir un principe : le droit qu'ont les Européens d'utiliser, dans le cadre de l'UEO, des moyens qu'ils mettent à la disposition de l'Alliance, sans que cette utilisation soit soumise à des conditions qui donneraient à une éventuelle intervention européenne un caractère subsidiaire.

Les modalités des relations entre l'UEO et l'Union européenne ont déjà été arrêtées. L'Espagne devrait assurer la présidence conjointe des deux organisations en juillet 1995. Nous avons ainsi tiré les conséquences de traité de l'Union sur les capacités opérationnelles de l'UEO, c'est-à-dire notamment le Corps européen. Je me réjouis particulièrement à cet égard, de la volonté espagnole de rejoindre l'état-major multinational et cette force européenne, aux côtés de la France, de la Belgique et de l'Allemagne. Nous y voyons une manifestation de confiance en nous-mêmes, Européens, pour exprimer avec sérénité notre volonté d'exercer pleinement nos responsabilités dans un cadre européen, naturellement compatible avec une Alliance solide et rénovée.

UEO (Adhésion des pays de l'Europe centrale et orientale)

Dans le prolongement de l'UE, nous souhaitons un renforcement, et ce sera mon avant-dernier point, des relations entre l'UEO et ses voisins de l'Est. À la suite d'une initiative franco-allemande, que nous avons lancée à Varsovie lors d'une réunion trilatérale avec notre collègue polonais, les Neuf ont décidé d'étudier un statut renforcé qui pourrait être proposé aux pays d'Europe centrale et orientale ayant vocation à devenir membres de l'UE. Nous avons expliqué que cette idée était complémentaire d'autres initiatives telles que le Partenariat pour la paix, et non pas exclusive, et la session ministérielle a décidé de la retenir dans son principe et de la mettre à l'étude. L'ouverture vers les pays d'Europe centrale est une priorité de l'Union européenne, priorité dont la légitimité n'est contestée par personne, notre démarche spécifiquement européenne ne peut être perçue comme créant de nouvelles divisions en Europe.

Nous allons maintenant définir ce statut d'association, qui sera nécessairement différent de celui qui a déjà été accordé à la Turquie, à l'Islande et à la Norvège, qui sont membres de l'OTAN, mais qui devrait permettre à nos voisins de l'Est de participer largement aux activités de l'UEO. Ce statut sera d'autant plus attractif que l'UEO se verra progressivement dotée, y compris par l'Alliance, de capacités performantes pour répondre aux nouveaux défis sur notre continent. Je suis convaincu que nos partenaires européens, et ceux du Forum de Consultation de l'UEO, nous aideront à aller de l'avant pour concrétiser l'initiative franco-allemande, dont je rappelle bien la logique : à Copenhague, en juillet dernier, nous avons pris un engagement vis-à-vis des pays d'Europe centrale et orientale, en leur disant : "vous avez vocation à entrer dans l'Union européenne". Dans l'intervalle, certains d'entre vous vont s'associer à l'Union européenne. Et de la même manière, nous disons à ces pays : "lorsque vous serez membres de l'UE, vous aurez vocation à entrer dans l'UEO, et dans l'intervalle nous vous proposons un statut d'association à l'Union de l'Europe occidentale." Je crois que cette analyse a le mérite de la logique et j'espère qu'elle pourra s'imposer dans les prochains mois.

L'ONU, son Conseil de sécurité : la CSCE, l'Alliance rénovée, adaptée à ses nouvelles missions, l'Union européenne et l'UEO – avec la possibilité de statut d'association pour les nouveaux membres – voilà cette architecture complexe, mais qui recèle des possibilités de complémentarité importantes que nous essayons de conforter mois après mois par nos initiatives diplomatiques.

Vous allez me dire que tout cela est évidemment bien joli, mais que face à cette esquisse d'organisation européenne de sécurité, les leçons du drame yougoslave nous incitent, ou devraient nous inciter à plus d'humilité. Et si j'en parle, c'est pour être cohérent avec moi-même. J'ai suffisamment expliqué à nos alliés américains, qu'il me paraissait incongru de réunir seize chefs d'État et de gouvernement pour parler de la sécurité en Europe, en faisant l'impasse sur ce qui se passe au cœur de l'Europe, dans l'ex-Yougoslavie.

Pacte européen

Avant d'aboutir à cette nouvelle architecture ainsi consolidée, il était en effet nécessaire – et nous progressons dans ce sens – de développer des actions d'urgence. Alors qu'il en était encore temps en Yougoslavie, le stade de la prévention a incontestablement été négligé. D'où l'intérêt de mécanismes adaptés au sein de la CSCE, et du règlement d'éventuelles questions de frontières et de minorités par la conclusion d'un réseau d'accords bilatéraux en Europe, et j'évoque à ce propos la proposition du Premier ministre, M. Balladur, sur le pacte de stabilité en Europe, qui a été reprise par nos partenaires européens et qui est devenue une action commune de l'Union. C'est donc, non pas là la volonté de créer une institution nouvelle, mais une tentative de procédure de prévention des conflits pour éviter que ne se reproduise ce qui s'est passé dans l'ex-Yougoslavie.

L'absence de mécanismes efficaces de prévention des conflits, le défaut d'organisation des Européens, alors que le Traité sur l'Union européenne n'était pas encore entré en vigueur, le refus, aussi, de la communauté internationale d'adresser un message suffisamment dissuasif à l'agresseur serbe au tout début des hostilités, ont certainement contribué à la tragédie que nous connaissons dans l'ex-Yougoslavie.

Ex-Yougoslavie

Nous ne pouvons accepter, en revanche, le procès en inaction, ou pire, en indifférence, qui est régulièrement instruit contre l'Europe à propos de ce drame. C'est en effet l'Europe, et en son sein la France, qui s'est montrée la plus active sur tous les plans, qu'il s'agisse de notre présence sur le terrain – critiquée, mais chaque fois qu'on en évoque la fin, on en mesure les conséquences – l'aide humanitaire ou les initiatives diplomatiques. Le plan d'action adopté par les Douze, à la suite d'une initiative que j'ai prise en novembre dernier avec mon collègue allemand Klaus Kinkel, est aujourd'hui le seul projet de règlement de paix. À la demande de la France, le récent Sommet de l'Alliance atlantique a apporté son soutien à ce plan, en même temps qu'il réaffirmait sa détermination à soutenir l'action de la FORPRONU : protection aérienne, action à Tuzla et à Srebrenica.

Où en sommes-nous aujourd'hui ? Et bien, tout ceci est en train d'échouer, qu'il s'agisse de l'initiative diplomatique que nous avons prise – Genève n'a pas abouti il y a deux jours – qu'il s'agisse, même. de la mise en œuvre de la résolution 836 et de la planification des deux opérations de Tuzla et de Srebrenica. Pourquoi échouons-nous ?

D'abord, en ce qui concerne les suites à donner à la décision de l'Alliance atlantique, parce que son application se heurte à de multiples réticences. Deuxième raison d'échec du processus diplomatique, il faut avoir le courage de le dire aujourd'hui en des termes suffisamment clairs et précis : pourquoi l'initiative diplomatique tourne-t-elle court ? Parce que personne ne veut la paix, même pas ceux dont nous avons tous pensé, à juste titre, qu'ils étaient les victimes de la guerre et qui pensent qu'ils vont obtenir par la guerre ce qu'ils ne peuvent pas obtenir par la négociation.

C'est la raison pour laquelle j'ai dit hier, non pas par lassitude, car un ministre n'a pas le droit de se lasser bien entendu, qu'il fallait remettre à plat ce dossier de l'ex-Yougoslavie. Il faut que nous clarifions les scénarios possibles :

– Il y a un premier scénario qui gagne de plus en plus de terrain, qui est celui du départ. Il faut en mesurer les conséquences : c'est la catastrophe humanitaire assurée, et c'est l'embrasement général de la région. Alors il faudra désigner clairement les responsables : qui aura fait en sorte que le départ sera devenu inévitable, et qui portera donc la responsabilité de ce qui se passera après ?

– l'autre scénario serait celui d'une implication diplomatique plus forte de toutes les puissances, les Douze, les Américains et les Russes. Peut-être en tenant ce discours, en parvenant à convaincre nos partenaires, pourrons-nous essayer d'arrêter le massacre qui continue jour après jour.

Il vous paraîtra peut-être un peu étrange que j'aie terminé mon propos sur l'architecture de sécurité européenne, en parlant un peu longuement de l'ex-Yougoslavie, mais je me suis trop investi depuis dix mois maintenant dans cette affaire pour ne pas vous donner un peu le sentiment que j'éprouve au terme de cette première période et les quelques pistes que nous essayons d'explorer pour en sortir. Voilà, les réflexions que je voulais vous livrer et je suis prêt maintenant à répondre à vos questions sur des sujets que j'ai évoqués ou sur d'autres que j'aurai laissé de côté, et Dieu sait qu'ils sont nombreux. Je vous remercie de votre attention.