Interview de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, à l'agence Itar-Tass le 19 mai 1994, sur les relations franco-russes, la guerre en Bosnie, la sécurité européenne, le projet de partenariat pour la paix et l'élargissement de l'Union européenne à l'Europe de l'Est.

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Circonstance : Voyage officiel de M. Juppé en Russie les 19 et 20 mai 1994

Média : Presse étrangère

Texte intégral

Q. : Quel est le but de votre visite en Russie le 19 mai ? Quels dirigeants russes pensez- vous rencontrer à Moscou et quels sujets allez-vous traiter avec eux ? 

R. : Comme vous le savez, les contacts entre les dirigeants russes et français sont constants c'est devenu une tradition d'ailleurs fixée dans le traité de 1992, mais une tradition que je crois plus que jamais nécessaire, compte tenu des responsabilités que nous avons en commun, en tant que membres permanents du Conseil de sécurité, et du rôle très positif que nous pouvons jouer ensemble pour le maintien de la paix et de la stabilité en Europe. Depuis que j'occupe mes fonctions, j'ai toujours été convaincu de la nécessité d'intensifier ce dialogue entre nos deux pays. Je rappellerai simplement qu'au cours de l'année qui vient de s'écouler, j'ai rencontré à plusieurs reprises mon homologue Andrei Kozyrev, sans parler des conversations téléphoniques. Les 20 et 21 octobre derniers, alors que nous célébrions le centenaire de l'Alliance franco-russe, avec l'escale de la Flotte russe à Toulon, j'ai eu le plaisir d'accueillir M. Kozyrev en visite officielle à Paris. Par la suite, les 1er et 2 novembre 1993, j'avais accompagné à Moscou le Premier ministre, M. Balladur.

À l'occasion de ce nouveau voyage, j'aurai bien entendu des entretiens politiques avec le ministre russe des Affaires étrangères. Je compte également pouvoir m'entretenir avec votre Président, votre Premier ministre, le ministre de la Défense, les Présidents des Assemblées. Chacun peut imaginer quels seront les principaux thèmes de ces entretiens. Outre le bilan de nos relations bilatérales, nous évoquerons les principaux dossiers internationaux du moment, à commencer bien sûr par la crise en Bosnie. Nous parlerons aussi de l'avenir de l'Europe, sous toutes ses formes, qu'ils s'agissent des relations économiques et commerciales, de la sécurité et de la stabilité du continent.

Mais j'aimerais aussi mieux me rendre compte par moi-même des changements en profondeur que connaît votre pays. C'est ainsi que je me rendrai le 20 mai à Nijni-Novgorod, l'ancienne Gorki, qui était il y a peu de temps encore interdite aux visiteurs étrangers. J'irai ensuite à Saint-Pétersbourg, ville prestigieuse, chargée d'histoire, mais aussi grande métropole dynamique, ouverte sur l'avenir. Voilà donc la Russie que je m'apprête à visiter au cours de ces trois jours : un pays qui demeure l'une des grandes puissances de ce monde, riche de ses traditions culturelles comme de ses capacités de renouveau qui dépendent avant tout, j'en suis convaincu, des hommes qui la composent. 

Q. : Jusqu'à aujourd'hui, tous les efforts diplomatiques se sont révélés insuffisants pour mettre fin à la guerre en Bosnie. Pourquoi doit-on croire au succès de la prochaine rencontre quadripartite au sommet ? À votre avis, quels moyens resteraient à la disposition de la communauté internationale, si les belligérants en Bosnie ne se plient pas aux décisions prises lors de cette rencontre ?

R. : Il est évident qu'à ce jour, le bilan des efforts, pourtant non négligeables, de la communauté internationale est loin d'être satisfaisant. Pour autant, nous sommes placés devant une alternative simple: opérer rapidement une percée diplomatique ou assister à un regain des hostilités qui rendrait la situation encore plus difficile à contrôler et ferait courir des risques accrus au dispositif de la FORPRONU et des organisations humanitaires.

À cet égard, la réunion de Genève, qui répond à une demande de la France, fait apparaître un élément nouveau tout à fait significatif.

C'est en effet, la première fois depuis l'éclatement du conflit bosniaque, voilà deux ans, que les États-Unis, la Russie et l'Union européenne adoptent les grandes lignes d'un projet de règlement de paix, basé sur le plan d'action de l'Union européenne et les accords de Washington.

L'accord de nos différents pays sur le maintien de l'intégrité de la Bosnie sous la forme d'une Union, accordant aux trois communautés une large autonomie, et la réaffirmation, notamment par les États-Unis, de la validité des pourcentages de répartition territoriale permettant de créer des entités viables, constituent des développements tout à fait significatifs.

De plus, le principe d'une subordination de la suspension graduelle des sanctions à la mise en œuvre effective et de bonne foi d'un accord de paix a été retenu.

J'ai eu l'occasion, à plusieurs reprises, de me féliciter du rôle positif joué par la Russie dans les efforts de paix. Votre pays, désormais associé à part entière au groupe de contact, pourra jouer un rôle de premier plan dans les tentatives de la communauté internationale pour mettre un terme au conflit.

À partir de ces orientations, le groupe de contact doit désormais reprendre l'attache de l'ensemble des protagonistes, sa tâche prioritaire étant d'aboutir rapidement à des propositions concrètes, en vue d'une cessation globale des hostilités et d'un règlement territorial, ces deux objectifs étant indissociables.

Il est clair que les grandes puissances n'ont pas les moyens d'imposer une solution qui serait rejetée par les parties sur le terrain, mais le résultat de la Conférence de Genève offre une chance supplémentaire et peut-être ultime - à la paix. Le risque est réel, malgré l'accalmie trompeuse qui prévaut actuellement sur le terrain, de voir à nouveau, faute d'accord politique, les combats reprendre et gagner en intensité. 

Or, les responsables des différentes communautés doivent être conscients que les pays contributeurs de troupes comme la France – qui entretient plus de 6 000 hommes sur le terrain – ne maintiendront pas cet effort si aucune perspective politique ne se dessine dans les mois à venir.

Q. : Votre visite se déroulera à une semaine de la Conférence internationale de Paris sur le pacte de stabilité en Europe. Comment pourriez-vous expliquer à nos lecteurs russes l'essentiel de cette initiative de M. Balladur ?

R. : Le projet de Pacte de stabilité en Europe, proposé par le Premier ministre français dès sa nomination en avril 1993, repris par l'Union européenne qui en a fait l'une de ses premières initiatives de politique étrangère et de sécurité commune, doit être situé dans le contexte qui l'a inspiré.

L'Europe a été animée en 1989 d'un grand espoir de liberté, de démocratie et de progrès. Les événements survenus alors semblaient lui offrir une chance unique de surmonter ses divisions historiques et de revenir au premier plan de la scène internationale. Ce défi exaltant s'est révélé difficile à relever. La transition est plus lente et coûteuse qu'il n'avait été prévu, la crise économique a fait croître le chômage, le drame de l'ex-Yougoslavie a montré que la paix en Europe n'était pas acquise.

Aussi avons-nous estimé qu'il appartient à tous les Européens de travailler à l'organisation d'un continent uni, démocratique et connaissant une paix durable. Pour y parvenir, deux lignes d'actions complémentaires devraient être poursuivies constituer des pôles de stabilité et les insérer dans un ensemble européen cohérent.

À un pôle de stabilité à l'Ouest doit correspondre un autre pôle à l'Est, c'est-à-dire en Europe centrale et orientale. Nous pensons qu'il doit reposer sur deux éléments indissociables. Le premier est la réaffirmation de l'intégrité territoriale des États et de l'inviolabilité des frontières et l'assurance que chaque individu, fut-il membre d'une minorité nationale, voit ses droits reconnus selon les principes posés par les Nations unies, la CSCE et le Conseil de l'Europe. Le second est l'établissement d'un réseau étroit de relations de bon voisinage qui pourrait s'insérer dans une réelle coopération régionale.

Il va de soi que la Russie, que l'Union européenne souhaite considérer comme son grand partenaire sur le continent européen, a un rôle important à jouer dans ce projet. Elle a un intérêt stratégique à pouvoir compter sur un environnement stabilisé à l'Ouest, et à participer à une initiative visant à donner une impulsion politique aux principes et aux procédures de la CSCE qui sera le dépositaire des engagements pris durant le processus du Pacte de stabilité. La Russie a également un intérêt direct à un exercice qui pourrait contribuer à une amélioration de la coopération avec ses voisins immédiats, par exemple les États baltes.

La Conférence inaugurale de Paris les 26 et 27 mai à laquelle sont invités tous les pays participants de la CSCE, lancera la conférence sur la stabilité en Europe. Elle consistera en un processus diplomatique évolutif qui prendra la forme de tables de négociation bilatérales ou à caractère régional. Il aura pour objectif la conclusion d'accords bilatéraux en prenant en compte ceux qui sont en cours de négociation, et l'examen des aspects régionaux de bon voisinage entre l'ensemble des pays concernés. Les parties pourront librement désigner des « modérateurs » dont l'objectivité sera à la fois une garantie et un soutien pour les parties. Ces modérateurs pourront être l'Union européenne, une institution, ou des pays participants de la CSCE.

Les accords qui seront conclus par les parties seront regroupés dans un Pacte de stabilité que signeront tous les participants à la Conférence, apportant ainsi un soutien décisif à la validité de ces accords. L'ensemble du processus devra, par le caractère solennel du Pacte et par le dialogue qu'il aura contribué à mettre en place, avoir une influence sur la stabilité et la cohésion politique et économique du continent européen.

Q. : Certains milieux politiques russes et une partie de l'opinion publique de notre pays font preuve de craintes devant le rapprochement des pays de l'Europe centrale et orientale avec l'OTAN, en constatant en même temps, que les instances de l'UEO n'envisagent même pas d'associer la Russie à cette organisation. N'existe-t-il pas une perspective de risque d'isolement de la Russie, de réapparition d'une sorte de bloc anti-russe et donc d'une nouvelle division du continent européen, apte à rappeler l'époque de la « guerre froide » ?

R. : Aucune politique de sécurité en Europe ne peut être fondée sur l'isolement de la Russie. La Russie demeure et demeurera une grande puissance, non seulement à l'échelle européenne, mais à l'échelle mondiale comme le montre son statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU.

La porte du partenariat pour la paix de l'OTAN est grande ouverte à la Russie. Ce choix n'était pas évident, car l'entrée d'une grande puissance dans cette enceinte en modifiera la physionomie. Nous avons néanmoins soutenu cette option dès le début, et nous souhaitons que la participation de la Russie soit aussi active que possible. Le partenariat offre un cadre adéquat à cette participation parce qu'il a une dimension « sur mesure » qui permet à chaque partenaire de demander -et d'offrir- ce qu'il veut pour l'objectif commun de sécurité.

Le problème des relations avec l'UEO est différent. Le statut d'association à l'UEO s'inscrit dans une logique d'élargissement de l'Union européenne. Pour autant, nous venons de souligner, à l'occasion de la session ministérielle de l'UEO le 9 mai dernier, l'importance du développement du dialogue et des échanges d'informations entre l'UEO et la Russie sur des questions d'intérêt commun.

Tout ceci conduit à un réseau très étroit de relations destinées à se compléter, à se renforcer mutuellement. Il n'y a là aucune logique de nouvelle partition de l'Europe, au contraire nous sommes en train de mettre en place, peu à peu, un dispositif ou chacun contribuera, à la mesure de ses capacités, à un système collectif de sécurité plus à même d'assurer la stabilité de notre continent.

Q. : En Europe centrale et orientale la notion de "prospérité" est souvent liée à l'Union européenne. Les États de la région, notamment la Russie et d'autres républiques de l'ex-URSS, pourront-ils adhérer à l'Union européenne dans l'avenir prévisible ?

R. : Il est vrai que l'Union européenne, malgré les difficultés conjoncturelles qu'elle traverse actuellement, représente un espace de prospérité économique et de progrès social C'est pourquoi les pays d'Europe centrale et orientale se sont naturellement tournés vers l'Union européenne. De 1989 à 1992, leurs échanges commerciaux avec les Douze ont doublé. Les accords d'association qu'ils ont conclus avec l'Union vont renforcer cette tendance et conforter la transition de leurs économies.

Au sommet de Copenhague, les Douze ont reconnu une vocation à l'adhésion pour les pays d'Europe centrale et orientale qui lui sont ou lui seront liés par un accord d'association. Toutefois, la construction d'une Union européenne à Douze, bientôt à Seize et, plus tard, à Vingt ou plus soulève une question qui est pour la France fondamentale : c'est celle du fonctionnement des institutions européennes. Notre première échéance, sur ce plan, c'est la Conférence intergouvernementale de 1996 qui devra trouver les solutions nécessaires pour assurer un bon fonctionnement des mécanismes institutionnels.

Si les membres de l'Union doivent, sur le plan institutionnel, mettre leur maison en ordre, il faut aussi que les pays d'Europe centrale et orientale règlent leurs différends en concluant des accords de bon voisinage. Tel est précisément l'objet du Pacte de stabilité que je viens d'évoquer.

J'ajoute que l'objectif de l'Union européenne avec l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale, n'est pas la création d'un ensemble économique fermé sur lui-même. L'Union est en train de nouer des liens contractuels avec l'ensemble des Républiques de la CEI. Un accord de partenariat et de coopération avec l'Ukraine a été paraphé le 23 mars dernier. Un accord du même type sera prochainement conclu avec la Russie, de même qu'avec la Biélorussie, la Moldavie et la Kirghizie. Ces accords, qui comportent des dispositions importantes dans le domaine politique mais aussi en matière commerciale et d'établissement, vont conforter et amplifier le rapprochement de l'Union européenne et de la CEI. L'Union européenne est en effet devenue le premier partenaire commercial ensemble avec lequel ses échanges sont déficitaires. En ce qui concerne plus particulièrement la Russie, le marché communautaire est déjà ouvert aux exportations russes le déficit commercial global de l'Union s'explique avant tout par son déficit vis-à-vis de la Russie. Plus de 80 % des importations de l'Union en provenance de la Russie font l'objet d'un droit de douane nul et le tarif douanier moyen pondéré pour l'ensemble des produits industriels ne dépasse guère 1 %.

Par ailleurs, l'Union européenne est de loin le principal pourvoyeur d'aide de la CEI : elle a apporté près de 65 % de l'aide globale à la CEI entre 1990 et 1993. Dans tous les secteurs de la coopération, la Communauté et ses États membres ont procuré une part essentielle, parfois presque exclusive, de l'assistance à la CEI.

Il n'est donc pas nécessaire d'être candidat à l'adhésion pour bénéficier de liens étroits avec l'Union européenne, ce que montrent tant la structure actuelle des échanges, le niveau de l'assistance économique et financière que la mise en œuvre prochaine des nouveaux accords.

Q. : Comment appréciez-vous l'état actuel des relations franco-russes est quelle est la perspective de leur développement, tenant compte de la complexité de la situation actuelle politique et économique en Russie ?

R. : Les relations franco-russes sont de grande qualité. Je vous ai déjà parlé de notre volonté commune d'intensifier le dialogue politique, de coopérer activement pour la résolution des crises en Europe et dans le monde. Notre coopération culturelle déjà très fournie est appelée à se développer davantage : une saison théâtrale russe vient d'avoir lieu à Paris avec le soutien de mon ministère, qui a permis à des créateurs de talent ainsi qu'à leurs jeunes troupes d'acteurs de renouer avec une tradition d'échanges trop longtemps interrompue. L'ouverture de nos centres culturels à Moscou et Saint-Pétersbourg participe de ce même esprit. S'agissant de nos relations économiques, je crois qu'il y a des signes très encourageants, comme le montrent les coopérations industrielles qui se dessinent dans plusieurs secteurs. De nombreuses entreprises françaises conservent un intérêt très vif pour la Russie. C'est pourquoi il est important que nos deux gouvernements veillent à ce que les relations d'affaires entre la France et la Russie puissent s'effectuer dans les meilleures conditions possibles.