Texte intégral
Le Point : Quel bilan tirez-vous de votre action au bout de dix-huit mois ? Que regrettez-vous de n'avoir pas fait ?
Édouard Balladur : La France commence à aller mieux, tout simplement. Vous vous rappelez certainement qu'il y a dix-huit mois elle était en récession, que le chômage augmentait de vingt mille à trente mille par mois, que le déficit budgétaire augmentait également, comme les déficits sociaux. Notre système judiciaire était contesté, le sentiment de l'insécurité se répandait. Pesait sur notre pays une atmosphère lourde faite d'insatisfaction du présent, de pessimisme devant l'avenir.
Les choses vont mieux, la croissance est de retour, les déficits diminuent. Quatre-vingt-dix mille emplois supplémentaires ont été créés depuis le début de l'année, pour la deuxième fois consécutive le chômage a diminué le mois dernier, les jeunes formés au sein des entreprises sont plus nombreux, la sécurité est mieux assurée, la lutte contre le terrorisme également. La France a surmonté l'épreuve du GATT, joué un rôle actif pour stimuler les bonnes volontés aussi bien en Bosnie qu'au Rwanda, au service de la paix.
Tout n'est pas encore satisfaisant, certes pas. Il s'en faut même de beaucoup, et tout n'a pas été fait non plus. Puisque vous m'invitez à exprimer un regret, je considère que notre système de formation de la jeunesse en vue de l'emploi et d'incitation des entreprises à recruter des jeunes n'est pas assez efficace. J'ai essayé de l'améliorer, mais cela n'a été ni compris ni accepté. Il faut absolument imaginer des solutions efficaces qui recueillent un consentement général.
Le Point : Quelle réforme vous satisfait le plus ?
Édouard Balladur : Comment le dire ? Beaucoup ont été faites dans tous les domaines, de l'économie, de la protection sociale, des retraites, de la justice, de la sécurité, du contrôle de l'immigration clandestine, de l'école. Je pense que la plus indispensable immédiatement était la réforme des retraites, faute de quoi notre système de protection sociale était menacé de faillite.
Le Point : dans votre « Dictionnaire de la réforme », en 1992, vous écriviez : « Quels risques acceptent-ils de courir dans l'immédiat pour mettre en œuvre les convictions qu'ils entendent défendre ? Voilà à quelle aune juger les hommes politiques. » À cette aune, n'avez-vous pas été trop prudent, comme le suggèrent certains, y compris au RPR ?
Édouard Balladur : Que devais-je faire de plus, et d'ailleurs que me propose-t-on ? J'entends beaucoup plus de protestations dès qu'il s'agit de modifier les structures de la société que de propositions pour aller plus vite et plus loin. Quant aux risques que l'on accepte de courir, il faut les assumer, mais à condition que ce soient des risques efficaces, c'est-à-dire qui permettent véritablement de changer la face des choses et qui ne se traduisent pas par la violence et un retour en arrière. Et si la France va mieux, nous devons bien y être pour quelque chose.
Le Point : Vous avez dit et répété que rien ne pouvait se faire sans l'adhésion du peuple. L'urgence n'exige-t-elle pas parfois de le violenter un peu ? Ainsi, vous avez entrepris la réforme de la protection sociale. Ne fallait-il pas des changements plus brutaux que progressifs ?
Édouard Balladur : Nous voilà au cœur à la fois d'une politique de réforme et de la gestion de la société française. Je ne crois pas à la violence, ni à la brutalité. Une nation est un corps vivant qui a ses habitudes, ses structures, ses mécanismes. Il faut le faire évoluer, ce qui suppose d'abord une évolution dans les esprits ; cela suppose le rassemblement de toutes les énergies. Pour cela, il faut susciter l'adhésion et donc convaincre.
Je le répète : de quels changements plus brutaux que progressif s'agit-il ? Diminuer la protection sociale dans une période de chômage ? Prétendre bouleverser le système scolaire au risque d'une paralysie dangereuse compte tenu de l'état psychologique de notre pays ?
Mon choix est fait : je suis partisan de réformes profondes dans notre société, mais de réformes progressives et donc expliquées et admise par tous. Il faut du temps, c'est vrai, mais c'est du temps utilement employé.
La réforme n'est pas une question de mots, mais de résultats. La France va-t-elle mieux ? Si la réponse est oui, comme je le crois, et si notre action n'est pas étrangère à ce mieux, comme je le crois aussi, que vous dire d'autre ? Que nous allons poursuivre les réformes sans désemparer, comme le montrera le vote du budget, tout entier tourné vers l'emploi, le vote des lois sur l'aménagement du territoire, sur la sécurité, sur la justice, la mise en place du contrat pour l'école, les suites à donner au questionnaire de la jeunesse, la préparation de la présidence française de l'Union européenne.
Le Point : Combien de mois « utiles » reste-t-il au gouvernement ?
Édouard Balladur : Tous le seront jusqu'au dernier moment, jusqu'au début du mois de mai 1995. Personne ne peut arrêter la marche des évènements, auxquels il est de la responsabilité d'un gouvernement de répondre à tout moment.
Le Point : Pour le deuxième mois consécutif, les chiffres du chômage baissent. Pensez-vous que la courbe est en train de s'inverser durablement ?
Édouard Balladur : Je le pense. J'aurais d'ailleurs l'occasion de préciser mes vues à ce sujet. On a trop dit que la croissance n'était plus productrice d'emplois. Cela n'est pas vrai : une bonne politique économique se traduisant par une croissance suffisante doit créer des emplois. Souvenez-vous que de 1987 à 1989, à la suite de toutes les réformes que nous avions opérées, huit cents mille emplois supplémentaires ont été créés grâce à la croissance. Si nous retrouvons la croissance et une croissance de 3 % en 1995, alors nous verrons se multiplier les créations d'emplois, mais la route devant nous sera longue. Il faudra plusieurs années avant que nous parvenions à un taux de chômage qui soit de l'ordre de celui de nos grands voisins, c'est-à-dire 8 % environ. C'est l'objectif que nous devons nous fixer sans nous dissimuler les difficultés. Mais il faut le vouloir.
Le Point : Pourquoi l'inversion de la courbe du chômage semble-t-elle beaucoup plus difficile à obtenir en France qu'à l'étranger ?
Édouard Balladur : Parce que les obstacles sont plus nombreux en France qu'ailleurs, à cause de la formation professionnelle insuffisante, de la lourdeur des mécanismes législatifs et réglementaires, du poids des charges pesant sur les salaires. C'est pourquoi nous avons agi dans ces trois directions l'an dernier et nous continuons à le faire. Le développement de l'apprentissage, le transfert des cotisations familiales à la charge de l'État, l'assouplissement de l'organisation du travail, toutes ces mesures, jointes à une croissance retrouvée, devrait nous permettre de rejoindre, pour l'emploi, les pays à situation économique comparable.
Le Point : Considérez-vous que le vote du budget va être un moment-clé de l'automne ?
Édouard Balladur : Bien entendu, comme chaque année. C'est dans le budget que seront retracées les grandes orientations de la politique économique et sociale de l'année prochaine, avec l'ensemble des mesures permettant de stimuler la croissance et de développer l'emploi.
Le Point : Quel message politique voulez-vous faire passer à travers les orientations budgétaires ?
Édouard Balladur : Que le temps de la facilité n'est pas venu ; que la France ne peut s'accommoder du maintien d'un déficit budgétaire aussi important que celui que nous avons trouvé, le triple de celui que nous avions laissé en 1988 ; que, si nous voulons faire baisser les taux à long terme pour soutenir la croissance, nous devons faire baisser les déficits ; que si nous ne prenons garde, le poids de l'endettement – les intérêts de la dette représentant déjà le second budget de l'État – nous enlèvera toute marge de manœuvre. Le message politique est clair : retrouver la maîtrise des dépenses publiques pour mieux assurer la croissance et l'emploi, ce qui suppose des réformes de structure – car, pour dépenser moins, il faut s'organiser mieux – et que chacun accepte le changement.
Le Point : Redoutez-vous une guérilla parlementaire ?
Édouard Balladur : Non, jamais le soutien de la majorité n'a fait défaut au gouvernement. Ce sera le dernier budget de la dernière session parlementaire avant l'élection présidentielle. Les parlementaires savent mieux que d'autres que les élections ne se gagnent que par l'union.
Le Point : Le projet de privatisation de Renaud suscite déjà une polémique. Est-elle pour vous stratégique et donc urgente ?
Édouard Balladur : C'est une polémique proprement politique et qui ne repose sur rien. Là aussi ma méthode de réforme trouvera à s'appliquer : nous n'avons jamais décidé de privatisation contre le sentiment des entreprises. Il s'agit, pour Renault, de lui permettre de vivre dans l'économie internationale en nouant les alliance indispensables et en mettant fin à une alliance destinée sous les précédents gouvernements, qui ont rétrocédé à un groupe étranger 20 % du capital de Renault sans qu'on en voie aujourd'hui l'avantage. Nous procéderons donc progressivement, en refrancisant Renault, l'État demeurant majoritaire, le personnel se voyant offrir de devenir actionnaire, la direction de l'entreprise étant invitée à conclure des accords pour que les droits acquis par le personnel soient respectés. L'on verra alors que l'entrée du capital privé, c'est-à-dire celui de l'épargne de tous les Français, dans le capital de Renault est le meilleur moyen de rendre Renault aux Français comme à ses salariés.
Le Point : Engageriez-vous d'autres privatisations d'ici à la fin de l'année ?
Édouard Balladur : Si cela semble possible, oui !
Le Point : Quelle inquiétude avez-vous pour la France dans les mois à venir ?
Édouard Balladur : Je ne suis pas inquiet. Je suis attentif. Il y a des risques en France, en Europe, hors d'Europe. Ils sont de nature diverse et mettent en cause, à des degrés divers, l'autorité de l'État, la sécurité des Français, le prestige de la France. Nous devons être en mesure d'y faire face à tout moment. C'est ce que nous avons fait dès le début et qui s'est manifesté encore davantage depuis quelques semaines.
Le Point : Ce passage à Matignon a-t-il modifié votre regard sur la politique française ?
Édouard Balladur : Non, pas fondamentalement. Notre vie politique est beaucoup plus simple qu'on ne le croit et, grâce au ciel, nous avons des institutions robustes qui permettent de faire face à l'imprévu. Finalement, c'est l'opinion des Français qui l'emporte : cela s'appelle la démocratie.
Le Point : Considérez-vous, par exemple, que les partis sont de plus en plus archaïques ?
Édouard Balladur : Non. Le monde a beaucoup changé. Tous, partis, syndicats, élus, associations, nous devons nous adapter à faire des efforts afin d'imaginer les meilleures solutions pour l'avenir, sans répéter les vieilles formules. Tous s'y emploient, il est vrai, avec un bonheur inégal.
Le Point : Comment jugez-vous la majorité ?
Édouard Balladur. Je n'ai pas à juger la majorité. L'important, c'est la façon dont elle me juge. Elle m'a constamment soutenu, ce dont je lui suis reconnaissant. Nous avons passé un contrat lors de ma déclaration de politique générale, il y a dix-huit mois. Elle l'a respecté, je l'ai respecté également. Reportez-vous à mes engagements, pris pour cinq ans. Déjà, la plupart ont été tenus.
Le Point : Et le RPR ?
Édouard Balladur : Les idéaux qu'il défend sont les miens, le général de Gaulle est notre modèle et notre inspirateur. Je m'y sens bien.
Le Point : Estimez-vous qu'il y a encore une gauche et une droite ? Si oui, qu'est-ce qui les différencie ?
Édouard Balladur : Oui, je le crois. Bien entendu, tout français de bonne foi veut que son pays soit puissant, prospère, respecté, qu'il défende la liberté, que la plus grande justice possible y règne, que l'avenir de la jeunesse soit assuré et que les nations d'Europe sachent construire ensemble une organisation capable de maintenir la paix sur notre continent.
Les différences, c'est dans le choix des moyens qu'on les trouve : plus ou moins de liberté, plus ou moins de réglementation, plus ou moins d'intervention de l'État, plus ou moins de décentralisation. Cependant, il peut arriver que les moyens utilisés est une répercussion sur les fins que l'on poursuit : on défend mieux la paix s'il en est militairement plus fort ; on défend mieux la liberté et les droits de l'homme si l'on évite que immigration excessive ne diffuse l'inquiétude dans la société ; on défend mieux la nation et aussi l'Europe si l'on fait en sorte que sur les sujets essentiels chaque nation puisse faire valoir ses intérêts vitaux ; on défend mieux l'emploi en résistant à la démagogie : travailler moins pour le même salaire, c'est le plus sûr moyen d'accroître le chômage.
Le Point : Quelle définition politique donneriez-vous de vous-même ?
Édouard Balladur : Un patriotisme attaché à la solidarité entre les nations, en premier lieu européennes ; un souci de la justice qui ne fasse pas obstacle à l'indispensable capacité individuelle d'agir et de créer, un goût très vif de la liberté, celle des autres, la mienne.
Le Point : Quel bilan tirez-vous de cette cohabitation ?
Édouard Balladur : Ce n'est pas encore l'heure du bilan. Elle viendra le moment venu, mais, si les choses continuent comme elles vont, j'espère que l'on pourra dire que durant ces deux années la France a vécu sur le plan politique une période apaisée, inspirée du respect des institutions, une période au cours de laquelle aucun déchirement politique inutile n'est venu compliquer l'œuvre de redressement indispensable. Je souhaiterais que l'on constate aussi que ce redressement a commencé et que déjà il produit des résultats, en somme, je vous le disais, que la France va mieux. Si j'ai accepté d'être Premier ministre, c'était parce que je ne voulais pas que la France attende deux années de plus pour commencer son redressement, en se déchirant dans des luttes intestines.
Le Point : Les reproches qui vous sont adressés de ne pas mener une politique suffisamment sociale vous semblent-ils justifiés ?
Édouard Balladur : Que l'amélioration du sort des hommes, et notamment des plus démunis, soit le but ultime d'une société civilisée, qui n'en conviendrait ? Le problème n'est pas là. Encore une fois, c'est le choix des moyens qui compte. Nous ne bâtirons pas une société plus juste sans avoir une économie plus robuste. C'est la condition de tout. C'est d'ailleurs bien ce qu'a fait le général De Gaulle en 1958 ; le redressement national, l'amélioration sociale ont été possible grâce aux progrès de l'économie et à la stabilité de la monnaie. Je le répète, tout est lié.
Quant à mon action personnelle, je rappelle que, par exemple, les grands textes sur la participation, ceux de 1967, de 1986 ou de 1994, ont été adoptés avec mon concours actif pour le premier et sur mon instigation pour les seconds ; que depuis dix-huit mois j'ai, en toute circonstance, chercher à améliorer le dialogue avec les organisations syndicales, les organisations professionnelles, les organisations d'enseignants ; que nos premières mesures ont été pour éviter la faillite de la protection sociale au prix de décisions difficiles et souvent coûteuses ; que les crédits de la politique de la Ville ont été doublés ; que, grâce à notre action, la progression du chômage est, on peut l'espérer, en voie de s'arrêter ; que des efforts considérables ont été faits pour la formation des jeunes. Que tout cela ne soit pas encore suffisant, qui le nierait ? Une société n'est jamais immobile, elle évolue sans cesse, il faut sans cesse faire face à des défis nouveaux. C'est un effort qui n'a jamais de fin, parce que la recherche de la justice n'en a jamais non plus. Simplement, c'est un effort qui ne peut être efficace que s'il est fondé sur une réalité qu'il faut construire, une société plus robuste, une économie plus dynamique, une nation plus rassemblée.
Le Point : Vos sondages de popularité sont particulièrement élevés ; il n'y a pas de précédent dans la Ve République. Qu'est-ce que vous comptez faire de ce « capital » dans les mois qui viennent ?
Édouard Balladur : Je pense, tout d'abord, qu'ils sont le résultat du sentiments qu'ont nos compatriotes que les choses commencent à s'améliorer et, en cela, ils sont, bien évidemment, réconfortants ; d'autres causes sont plus circonstancielles, telle que l'heureuse conclusion, malgré les risques assumés, de l'opération menée au Rwanda, en accord entre le Président de la République et moi-même, ou la lutte contre le terrorisme. Pour le reste, il est sans doute plus sage de ne pas fonder sur eux de conclusions permanentes.
Le Point : Ne craignez-vous pas que le débat présidentiel dans les huit prochains mois ne contrarie l'action du gouvernement ?
Édouard Balladur : Le débat présidentiel ou pré-présidentiel influe sur notre vie publique, c'est bien évident. Comment pourrait-il en être autrement ? Il permet également à chacun de proposer ses solutions pour améliorer la situation de notre pays. C'est donc un débat qui peut être fructueux et utile. Pour ma part, je m'efforcerai de conserver l'esprit le plus ouvert possible pour accueillir toutes les suggestions et toutes les propositions, afin que, si nécessaire, elles inspirent l'action du gouvernement.
Le Point : Pensez-vous qu'il va vous être possible de vous tenir en dehors de ce débat jusqu'en décembre prochain, comme vous le souhaitez ? Les questions vont être de plus en plus pressantes et votre environnement aussi.
Édouard Balladur : Les questions seront peut-être pressantes, mais ma réponse sera la même que depuis dix-huit mois. Mais je suis sûr que vous ne vous découragerez pas.