Interview de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, dans "le Monde" du 6 septembre 1994, sur la situation en Algérie, le bilan de l'aide au Rwanda, l'état des négociations sur la Bosnie et l'élargissement de l'Europe.

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Média : Le Monde

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Le Monde : Successivement, MM. Mitterrand, Balladur et vous-même venez de vous exprimer sur la politique étrangère de la France. Comment ne pas avoir l'impression qu'il y a, dans ce domaine, une sorte de concurrence au sommet de l'État ?

Alain Juppé : Le Président de la République, le Premier ministre, le ministre des affaires étrangères s'expriment sur la politique extérieure… Quoi de plus normal ? Il est vrai qu'un nombre grandissant de responsables politiques se trouvent tout d'un coup un goût de plus en plus marqué pour les affaires extérieures. Tant mieux ! Ce qui compte, c'est que les prises de position et les déclarations soient cohérentes. Or, de ce point de vue, je crois pouvoir dire que les choses se passent bien. Entre le Président de la République, le Premier ministre, le ministre des Affaires étrangères, bien sûr. D'autres ministres sont associés en fonction des dossiers et des circonstances, le ministre de la Défense, le ministre de l'Intérieur, et d'autres encore. Je ne vois, pour ma part, aucun dysfonctionnement dans l'appareil d'État, dans la chaîne qui permet de passer de la proposition à la décision, puis à l'exécution. Qu'il s'agisse de la Bosnie, du Rwanda ou bien encore du GATT, la France a parlé d'une seule voix.

Le Monde : Quant à l'Algérie, les propos de M. Pasqua correspond-t-il à ce discours commun entendu à l'occasion de la réunion annuelle des ambassadeurs de France ?

Alain Juppé : J'ai entendu tout récemment, M. Pasqua, s'exprimer sur une radio au sujet de l'Algérie et je l'ai trouvé totalement en phase avec ce que le Premier ministre a dit à plusieurs reprises. À savoir que notre première préoccupation est la protection de nos nationaux et le refus de toute implantation terroriste sur le territoire national. Que, d'autre part, le destin de l'Algérie appartient aux seuls Algériens. La France est là pour donner, le cas échéant, son avis. À savoir qu'il n'y a pas d'autre solution au drame actuel que dans la réconciliation du peuple algérien, un dialogue politique débouchant sur des élections. Voilà la politique de la France.

Le Monde : Si les déclarations de M. Pasqua ces dernières semaines n'avaient pour objectif que de veiller à la sécurité intérieure, n'ont-elles pas quand même été largement perçues comme un message de politique étrangère qui n'allait pas exactement dans le sens que vous dites, celui de la réconciliation nationale ?

Alain Juppé : C'est le passé. Je ne l'ai pas ressenti ainsi. Qu'il y ait dans les déclarations du ministre de l'Intérieur une connotation plus sécuritaire, c'est son métier. Cela ne m'a en aucune manière choqué, dès lors qu'il s'agit de lutter contre toutes les menées terroristes sur notre territoire. Je considère qu'il n'y a pas de solution toute sécuritaire au drame de l'Algérie. Il faut une solution politique. Il faut voir s'il existe, hors ceux qui refusent le dialogue et mènent le terrorisme, d'autres forces politiques prêtes à dialoguer avec le pouvoir en place.

C'est ma position constante depuis plus d'un an. J'avais dit en août 1993 : « Le statut quo n'est plus possible. » Le statu quo, c'était, à l'époque, pas d'accord avec le FMI, pas de dévaluation du dinar, pas de réformes des structures de l'économie algérienne. Sur ce plan, il y a eu beaucoup de changement. Le statu quo, c'était aussi une situation politique où le dialogue n'existait pas et où le seul salut était recherché dans la seule politique du gros bâton. Je continue à penser que, pour que l'Algérie s'en sorte, il faut qu'elle trouve le moyen d'engager un dialogue avec toutes les forces qui acceptent de laisser les Kalachnikovs au vestiaire, afin de trouver la voie d'un processus démocratique aboutissant à des élections.

Le Monde : Il y a eu, en 1991, des élections en passe d'être remportées par les islamistes. Elles ont été interrompues et, à ce moment-là, on n'a pas entendu la France protester…

Alain Juppé : Je n'étais, alors, pas à ce poste. Mais c'est le passé. Je voudrais souligner qu'une nouvelle tentative de dialogue politique a été récemment amorcée à Alger. C'est difficile puisque certaines forces refusent encore d'y participer, mais cela va dans la bonne direction, et on peut espérer, compte tenu notamment de certains clivages dans la mouvance islamique, qu'un jour ces tentatives puissent réellement déboucher. C'est aux autorités algériennes de dire dans quelle limite et avec qui ce dialogue peut être conduit et aux diverses forces politiques algériennes de déterminer les conditions de leur participation. Pour négocier, il faut cesser de tuer. Cela acquis, je n'ai aucune préférence, c'est aux Algériens de choisir.

Le Monde : Il semble que la France ne soit pas tout à fait en phase avec ses partenaires européens et américains ?

Alain Juppé : Qu'il y ait eu des divergences d'appréciation entre les différents pays européens, entre ceux-ci et les États-Unis, c'est vrai. Une des tâches que nous nous sommes assignées a été de faire comprendre un peu mieux la situation, puisque nous avons la prétention, sur le dossier algérien, d'avoir une certaine expérience pour expertise. Je pense que des progrès ont été réalisés. Il y a un an, les Douze considéraient que moins on en faisait pour l'Algérie, mieux cela valait. Nous les avons convaincus qu'une des manières de contribuer à la stabilité de l'Algérie et à son redressement était de l'aider financièrement. Les décisions ont été prises dans ce sens dès lors qu'Alger a fait preuve d'esprit de coopération, en parvenant notamment à un accord avec le FMI. Des crédits importants ont été dégagés : plusieurs centaines de millions d'écus par l'Union européenne.

De même, nous avons expliqué à nos partenaires européens que, quelle que soit la législation du droit d'asile en vigueur chez eux, il y a des déclarations politiques appelant au terrorisme qu'on ne peut pas indéfiniment laisser se développer. Des mesures ont été prises, contre Rabah Kébir en Allemagne par exemple. Avec les États-Unis, il y a aussi un effort de discussion à faire, car il est vrai que dans certains milieux américains on se disait : après tout, l'arrivée du FIS au pouvoir est inéluctable, pourquoi la retarder ? Nous avons expliqué tous les dangers que cela représentait, l'effet de contagion, les risques de déstabilisation globale. J'ai l'impression que là aussi on se comprend mieux. Je tiens beaucoup à ce que la France ne fasse pas cavalier seul dans l'affaire algérienne.

Le Monde : Des islamistes qui « soutiennent une organisation qui se livre au terrorisme » ont été placés en résidence surveillée puis expulsés. Maintenant, ils sont libres de leurs mouvements. À quoi tout cela aura-t-il servi ?

Alain Juppé : Le Premier ministre et le ministre de l'Intérieur ont dit à plusieurs reprises, et cela ne date pas du mois d'août, que nous ne laisserons pas le territoire français se transformer en base arrière du terrorisme. Des mesures similaires avaient déjà été prises récemment à l'encontre d'un mouvement kurde, le PKK. Ce n'est pas une nouveauté. Je n'ai pas de commentaire à faire au-delà de ce que je constate : des terroristes – ou présumés tels – ne sont plus sur le territoire national. C'était l'objectif, il est atteint.

Le Monde : Les personnes concernées ont très mal pris l'annonce du changement de procédure pour la délivrance des visas français en Algérie. Cela revient à suspendre temporairement cette délivrance. Après la fermeture de la frontière algéro-marocaine, comment éviter que les Algériens n'aient le sentiment d'être de plus en plus isolés ?

Alain Juppé : De la part de la France, il ne s'agit en aucune manière d'une fermeture de frontière. Je conteste tout à fait cette présentation des choses. Le 3 août, trois gendarmes et deux agents consulaires Français ont été assassinés. Les précautions prises n'ont pas permis de l'éviter. Dans les bureaux de nos consulats à Alger, à Oran, à Annaba, plusieurs dizaines de fonctionnaires qui travaillent à la délivrance des visas peuvent connaître le même sort. Le gouvernement a-t-il le droit de prendre un tel risque ? Non !

Il fallait choisir : ou bien continuer à exposer ces Français en maintenant la même procédure pour les visas, ou bien mettre ces fonctionnaires en sécurité et donc trouver une autre procédure. Je reconnais que pendant une période de transition cela va poser quelques problèmes. Nous installons à Nantes – où se trouvent les services de la circulation des étrangers – une cellule chargée de traiter les demandes de visa adressées par voie postale. Ces demandes seront instruites selon les modalités habituelles, il n'y aura pas de nouveaux critères, et, lorsque l'accord aura été donné, les consulats, qui restent ouverts – sauf pour l'instruction des demandes –, apposeront le visa sur le passeport. Pendant quinze jours, un mois, cela pourra allonger les délais. Mais, je le répète, notre devoir était de ne pas exposer nos propres agents.

Le Monde : La capture de Carlos à Khartoum a laissé supposer que le Soudan pourrait obtenir de la France quelques compensations. La politique française n'a-t-elle vraiment pas changé à l'égard du Soudan ?

Alain Juppé : Les autorités soudanaises ont expliqué qu'il n'y avait aucune contrepartie et j'ai dit que nous gardions vis-à-vis du Soudan la même attitude extrêmement prudente. Ce n'est pas sur une seule opération que l'on peut réaliser le jugement porté sur un régime qui viole allègrement les droits de l'homme, qui mène une guerre sans pitié à toute une partie de sa population, dans des conditions souvent horribles, et qui est accusé par un grand nombre de pays voisins de favoriser les mouvements islamistes les plus extrémistes.

La France n'a pas lâché l'Afrique

Le Monde : Bien des critiques de l'opération « Turquoise » au Rwanda se sont tues, mais on reproche encore aux Français de n'avoir pas mis la main sur des responsables des massacres.

Alain Juppé : L'opération a été parfaitement maîtrisée de bout en bout et a abouti à des résultats positifs. Elle a permis, au moment où les combats faisaient rage au Rwanda, de mettre à l'abri des massacres un million et demi de personnes qui se sont réfugiés dans la zone humanitaire sûre, en plus de la population locale, et d'éviter l'exode de cette population. L'intervention a été de bout en bout strictement humanitaire. Il n'y a eu aucune espèce de dérapage. Cette opération a eu par ailleurs un effet d'entraînement incontestable. D'abord sur le plan humanitaire. La communauté internationale s'est effectivement mobilisée, trop tard, certes, mais elle l'a fait quand même.

Autre effet : la constitution de la MINUAR II. Début juin, le secrétaire général des Nations unies nous expliquait qu'il fallait au minimum six mois avant de faire arriver 1 000 hommes au Rwanda. Nous avons exercé une pression quotidienne, à la fois à New York sur le secrétaire général, sur les pays contributeurs potentiels, sur nos partenaires. Tout cela a incontestablement accéléré le processus. Enfin, la relève s'est faite dans de bonnes conditions et l'exode annoncé par tout le monde ne s'est pas produit. Ce succès est bon pour l'image de la France en Afrique et démontre, s'il en était besoin, que la France n'a pas lâché ce continent.

Nous sommes allés là-bas pour protéger les populations. Nous n'avions pas le mandat d'arrêter qui que ce soit. Nous avons rassemblé des informations, nous les avons transmises aux Nations unies. Il y a plus d'un mois, l'ONU a désigné un enquêteur spécial ; une commission d'enquête a été constituée. À eux de faire le travail, de traduire les responsables devant un tribunal international si c'est nécessaire. La France apportera sa contribution à leur action.

Le Monde : La cohésion entre les grandes puissances à propos de la Bosnie ne vous paraît-elle pas quelque peu ébranlée par les déclarations de M. Kozyrev, après ses récentes rencontres avec les dirigeants serbes de Belgrade et de Pale ?

Alain Juppé : Ce n'est un secret pour personne que les points de vue ne sont pas les mêmes. Les Russes sont beaucoup plus sensibles à ce qu'ils peuvent entendre à Belgrade, les Américains beaucoup plus sensibles à ce qu'ils entendent à Sarajevo. Tout notre travail a consisté précisément à essayer de faire tenir tout cela ensemble. Il va falloir vraisemblablement recommencer à rapprocher les points de vue et c'est la raison pour laquelle je suis a priori favorable à une nouvelle réunion du groupe de contacts (États-Unis, Russie, Grande-Bretagne, France, Allemagne).

Un élément incontestablement nouveau est intervenu à la fin du mois de juillet : pour la première fois les autorités de Belgrade tiennent un langage clair, affirmant accepter le plan de règlement proposé par les grandes puissances le 5 juillet à Genève, condamner le refus que lui opposent les serbes de Bosnie et, pour marquer leur réprobation, imposer à ces derniers un embargo. Les Russes estiment qu'il faut immédiatement récompenser les Serbes de Belgrade ; les Américains disent : attention, il faut vérifier cet embargo et voir s'il est solide. Je pense pour ma part que ce n'est pas simplement un jeu de la part des autorités de Belgrade, mais qu'il ne faut pas pour autant leur faire confiance les yeux fermés. Confirmons d'abord que nous sommes décidés à renforcer les sanctions contre les Serbes de Bosnie (gel des avoirs financiers, etc.) et à alléger les sanctions sur Belgrade si le Président Milosevic nous donne des assurances sur le contrôle de sa frontière avec la Bosnie. Un premier projet de résolution renforçant les sanctions est actuellement sur la table du Conseil de sécurité des Nations unies, l'idée étant qu'il ne s'appliquerait pas à Belgrade. Pour l'autre résolution, il semble que M. Kozyrev n'ait pas obtenu l'accord de Milosevic à la mise en place d'un dispositif de contrôle militaire à la frontière. Le Président de la Serbie a toutefois fait des déclarations ambiguës, dans lesquelles il n'a pas totalement exclu un dispositif diplomatique de contrôle.

Le Monde : Combien faudrait-il d'observateurs pour surveiller la frontière efficacement ?

Alain Juppé : Si vous voulez surveiller les sentiers de montagne, sans doute plusieurs centaines. Si vous voulez surveiller les quelques dizaines de points de passage par route – et des camions transportant du fioul, cela ne passe pas dans la montagne –, il en faut beaucoup moins.

Le projet de résolution qui a été préparé pour le cas où la Serbie accepte un contrôle de sa frontière prévoit une première étape de la levée des sanctions actuellement en vigueur contre Belgrade, que nous avons définie très précisément : réouverture de l'aéroport de Belgrade au trafic international, reprise des relations culturelles et sportives. Les Américains sont d'accord, les Russes disent qu'il faut aller plus loin et commencer à lever les sanctions contre la Serbie sans lui imposer de surveillance de sa frontière.

J'ai déjà évoqué à Genève le 30 juillet, avec le soutien britannique et russe et une forte réticence américaine, un autre élément sur lequel nous pouvons jouer : l'aspect institutionnel d'un règlement. Le plan international prévoit jusqu'à présent essentiellement une carte des parties du territoire bosniaque revenant aux différentes communautés, qui n'est pas modifiable, sauf accord mutuel entre les parties.

Le Monde : La carte n'est pas modifiable par le groupe de contact ?

Alain Juppé : Non.

Le Monde : M. Kozyrev l'a pourtant laissé entendre après ses entretiens avec les Serbes de Pale…

Alain Juppé : M. Kozyrev a signé notre plan. Il a pris un engagement. Le groupe de contact ne reverra pas la carte ; seules des modifications par accord mutuel entre les parties sont envisageables. Ce sur quoi nous ne sommes pas allés assez loin, c'est l'aspect institutionnel. Il y a là un point à éclaircir et c'est la raison pour laquelle une réunion du groupe de contact pourrait être utile. On a accepté (ce sont les Américains eux-mêmes qui l'ont proposé) une confédération entre l'entité croato-musulmane de Bosnie et la Croatie. Au sein de cette future Bosnie, pourquoi ne réserverait-on pas un certain parallélisme de traitement à l'entité serbe ? Pourquoi ne pas lui reconnaître la possibilité de se considérer elle aussi avec la Serbie, sans remettre en cause l'unité de la Bosnie Herzégovine en tant qu'État ? Je pense qu'il y en a un élément de négociation qui pourrait constituer ce signal vis-à-vis des Serbes de Belgrade qu'attend M. Kozyrev.

De mon point de vue, la négociation n'est pas bloquée ; essayons de voir si nous pouvons franchir une nouvelle étape à l'occasion d'une réunion à Genève. L'alternative, c'est de laisser se dissocier le groupe de contact. Dans ce cas nous nous retrouverons au mois d'octobre avec un congrès américain qui demandera une levée de l'embargo sur la fourniture des armes à la Bosnie. Nous avons toujours dit que ce n'est pas une bonne solution. Ce serait la solution du désespoir, l'ultime recours si tout le reste échouait…

Hypothèse d'un retrait de la FORPRONU

Le Monde : Vous avez dit pendant longtemps que, puisque ce n'était pas une bonne solution, vous n'en vouliez pas…

Alain Juppé : Je continue à dire qu'elle présente tellement d'inconvénients qu'il faut tout faire pour l'éviter. Elle est dangereuse pour les populations, pour la FORPRONU et pour l'équilibre général de la région. Toutefois, à Genève le 30 juillet, Britanniques, Français, Allemands et Russes ont accepté l'idée que, si rien de ce qui a été tenté une marche, si nous nous heurtons à une obstination infinie des protagonistes, alors peut-être il faudra en venir là. Nous avons ajouté que cela passait par un préalable absolu qui est le retrait de la FORPRONU. Il est exclu que nous acceptions une résolution du Conseil de sécurité sur ce sujet si l'on n'a pas auparavant réglé ce retrait dans le détail. Nous avons demandé une planification précise à l'état-major français, à la FORPRONU et à l'OTAN. C'est en cours, j'espère que nous l'aurons rapidement. Il faut surtout, à l'occasion de cette planification, mettre les différents responsables face à leurs responsabilités : que signifie cette hypothèse là pour Sarajevo, pour l'OTAN, pour les États-Unis ? On connaît le leur fameux slogan « lift and strike » (levé de l'embargo et frappes aériennes, NDLR). On frappe quoi ? Et après qu'est-ce qui se passe ?

Le Monde : Mais pourquoi ce que l'on a voulu éviter jusque-là deviendrait-il inévitable ?

Alain Juppé : Parce que l'alternative, c'est de rester indéfiniment dans la situation où l'on est, en prenant le risque que chaque mois un « casque bleu » soit tué. Nous l'avons toujours dit, nous ne resterons pas éternellement.

Le Monde : Comment considérez-vous les perspectives de l'élargissement de l'Union européenne à d'autres pays que l'Autriche, la Finlande, la Norvège et la Suède ?

Alain Juppé : Nous n'avons pas de réticences de principe à l'entrée de ces autres pays dans l'Union européenne. Nous-mêmes l'avons dit : il faut qu'ils entrent ; ce nouvel élargissement est l'enjeu majeur de la politique étrangère de la France dans les cinq ans qui viennent. Il pose évidemment de nombreux problèmes. D'abord quelles limites géographiques ? J'ai une vision très claire : il faut faire nettement le partage entre les pays qui ont vocation à entrer, puisqu'ils sont membres de la famille européenne, et ceux qui ont vocation à être des partenaires proches, comme l'Ukraine ou la Russie. Nous avons d'ailleurs fixé une liste assez précise des futurs adhérents : les trois pays Baltes, six pays d'Europe centrale et orientale, voire d'autres dans les Balkans, s'ils retrouvent la paix et la sérénité. Deuxième difficulté : comment éviter le risque de dilution de l'Union ? L'Europe ne doit pas devenir un vaste ensemble qui ne serait plus qu'une zone de libre-échange.

Enfin, est-ce que cette grande Europe peut fonctionner avec les mécanismes que nous avons mis au point pour les six, les neuf puis les douze ? Non. Le rendez-vous intergouvernemental de 1996 est donc essentiel pour définir ce que doit être l'Europe de l'an 2000 et ne pourra se limiter à un simple replâtrage. Nous commençons à y travailler en étroite collaboration avec les Allemands, qui président actuellement l'Union, et nous poursuivons durant notre présidence (au premier semestre 1995). À l'évidence, une telle Europe sera plus souple, plus diversifiée que celle d'aujourd'hui.

L'enjeu majeur des cinq ans qui viennent

Le Monde : N'est-il pas impossible, en effet, de demander à l'ensemble des pays cités de répondre, dans les dix ans à venir, à certains critères, dans le domaine monétaire entre autres ?

Alain Juppé : Précisément, tous les pays n'en seront pas capables ; l'Europe monétaire ne s'adresse qu'à certains d'entre eux. Le principe de cette différenciation est déjà posé dans le traité : le SME, Schengen ou le protocole social en offrent des exemples. Il y aura sans doute une Europe à solidarité économique forte, entre pays qui ont des développements très proches et puis d'autres qui seront un peu à la périphérie. De même, il y aura des pays qui, en matière de sécurité, seront plus fortement impliqués, je pense à ceux de l'Eurocorps par exemple.

Le Monde : Est-ce à dire que la France souhaite, après l'adhésion des Quatre, arrêter le processus d'intégration jusqu'à ce que ce soit fixés les mécanismes d'une Europe à plusieurs vitesses ? Les Allemands sont-ils d'accord ?

Alain Juppé : La réforme des institutions est un préalable à tout nouvel élargissement. C'est très clair dans les conclusions du Conseil européen de Corfou. Il y a évidemment la campagne électorale en Allemagne. Mais les Allemands, qui sont des avocats convaincus de l'adhésion, tiennent compte aussi des réalités économiques et politiques.

Le Monde : Pensez-vous que l'Europe sera un sujet sensible de la campagne présidentielle en France ?

Alain Juppé : Certainement, parce que c'est un sujet majeur pour l'avenir de la France. Mais ce ne sera pas tout. Les problèmes de vie des Français, d'emploi et de société, devraient être au centre du débat.

Le Monde : Mais est-ce que les divergences s'exprimeront clairement au printemps prochain ?

Alain Juppé : Aux candidats de dire quelle est leur vision de l'Europe. L'expérience prouve que la majorité finit toujours par se retrouver sur une approche commune.