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Ruine. – À huit mois de la présidentielle, les socialistes se comptent… et ne se trouvent plus. Emmanuelli rame pour réveiller les ferveurs militantes. Lionel Jospin, lui, se positionne au-dessus de la mêlée.
Le Point : La publication du livre de Pierre Péan sur la jeunesse de François Mitterrand nous conduit, pour commencer, à vous demander vos réactions concernant ce passé dévoilé après cinquante ans.
L. Jospin : Il est rude de découvrir dans ce livre passionnant et authentifié par François Mitterrand lui-même qu'il fut dans sa jeunesse non pas seulement barrésien en littérature, comme je le croyais, mais aussi Croix-de-Feu en politique ; qu'il appartenait à la droite catholique et nationaliste hostile au Front populaire ; qu'il est resté pétainiste jusqu'en 1943, avant d'être pleinement résistant.
On voudrait rêver d'un itinéraire plus simple et plus clair pour celui qui fut le leader de la gauche française des années 70 et 80… Même si l'on devine à quel point ont pesé sur ce jeune homme d'alors les certitudes d'une famille, d'un milieu, d'une religion et les incertitudes d'une époque.
Ce que je ne peux comprendre, c'est le maintien, jusque dans les années 80, de liens avec des personnages comme Bousquet, l'organisateur des grandes rafles des juifs.
Le Point : Avez-vous été surpris que le Président accepte de parler de son passé ?
L. Jospin : J'ai le sentiment que François Mitterrand a voulu, à la fin de sa vie politique, que tout soit connu et que tout soit dit. Il s'agit là de sa vie. Mais il ne faudrait pas que cela puisse servir à banaliser le régime de Vichy.
Le Point : Les sondages de rentrée placent Édouard Balladur au zénith. Croyez-vous que cette popularité soit conjoncturelle, ou bien est-elle révélatrice d'une certaine évolution de la société ?
L. Jospin : Pour le moment, M. Balladur n'a pas de concurrent dans son camp ni dans le nôtre, du moins pas encore ; le Premier ministre, enfin, se trouve face à un Président affaibli. Tout cela, bien sûr, le favorise. Je crois aussi qu'il bénéficie d'un curieux phénomène, particulièrement répandu dans les médias : c'est à qui se précipitera pour apporter une pierre à sa statue ! L'esprit critique ou la simple rationalité me semblent souvent avoir disparu des commentaires.
Le Point : Par exemple…
L. Jospin : Sous prétexte qu'il y a 18 800 chômeurs de moins en juillet – bien qu'il en reste, je vous le rappelle, 3 350 000, que le chômage de longue durée se soit accru et que les emplois précaires se multiplient – eh bien, c'est tout juste si on ne nous dit pas, depuis huit jours, que le chômage est vaincu. C'est pourquoi je pense que cette popularité excessive est conjoncturelle. Il faudra voir ce qu'il en restera quand se sera produite la confrontation entre MM. Balladur et Chirac.
Le Point : Justement, vous disiez que Balladur n'a pas de concurrent dans son camp. Est-ce que votre jugement n'est pas modifié par l'accélération de Jacques Chirac ce Week-end ?
L. Jospin : Si M. Chirac ne va pas beaucoup plus vite et beaucoup plus fort, il risque d'être marginalisé ou étouffé par celui qui pourtant ne serait rien sans lui en politique… Donc, on saura finalement bientôt ce qu'il en est de M. Balladur : s'il se contente d'avoir été un Premier ministre statufié, ou s'il devient un candidat à la présidence exposé.
Le Point : Le fait que la gauche n'ait pas de candidat est-il un handicap ?
L. Jospin : Si le PS était fort et s'il connaissait son candidat, ce serait certainement un atout. Mais, puisque le PS est encore faible, je pense que ça n'est pas plus mal qu'il dispose d'un délai.
Le Point : D'autres, au PS, voudraient pourtant que Jacques Delors se déclare vite.
L. Jospin : Respectons la liberté de chacun.
Le Point : De façon plus générale, ne pensez-vous pas que la France a glissé durablement à droite ?
L. Jospin : La France a voté à droite. Est-ce durable ? Est-elle sociologiquement de droite ? J'en doute. Près de 85 % de la population active est salariée ; la société française est moins satisfaite et plus inégalitaire qu'avant ; les menacés, les exclus sont plus nombreux… La France est fracturée, inquiète. Elle a été déçue par les socialistes. Mais elle est très attachée à un certain nombre de valeurs ou de conquêtes – protection sociale, égalité, école publique, laïcité, importance du savoir – qui ne sont pas de droite, il y a, à mon avis, moins de déterminisme qu'avant dans la société française, et je pense que l'issue des prochaines confrontations (présidentielle et après…) va dépendre, peut-être, davantage des acteurs et de leur capacité à proposer des réponses que d'un quelconque déterminisme.
Le Point : Mais si toutes ces valeurs ne sont pas de droite, ne le deviennent-elles pas ? Regardez l'offensive de M. Chirac sur l'exclusion…
L. Jospin : Jacques Chirac a toujours beaucoup varié, vous savez : il a été "travailliste", puis hyper libéral. Il redevient social. Je crois que cette redécouverte du social par Jacques Chirac est un positionnement "à gauche" par rapport à M. Balladur. Par-là même, c'est d'ailleurs un révélateur de la politique du Premier ministre. Chirac sait que Balladur est fondamentalement un conservateur, qu'il l'est beaucoup plus que lui. Alors, il se positionne sur ce créneau, si l'on peut dire.
Le Point : La rupture avec le libéralisme pur et dur que vous préconisez n'est-elle pas une chimère – ou une impasse – comparable à la rupture avec le capitalisme défendue par la gauche au début des années 80 ?
L. Jospin : Je ne crois pas qu'on puisse identifier libéralisme et capitalisme. Le capitalisme, c'est un système économique et social, un mode de production ; il a d'ailleurs été tempéré, en Occident, par la démocratie et les conquêtes sociales. On ne le modifie que progressivement. Le libéralisme, c'est une politique, une idéologie, une vieille doctrine économique aujourd'hui remise au goût du jour. Et ça, ça se change. C'est en son nom qu'on organise la dérégulation des échanges, des mouvements de capitaux, l'instabilité des monnaies, c'est-à-dire tout ce qui crée le désordre actuel. Et c'est en son nom qu'on prétend réduire les acquis sociaux, déréglementer les conditions du travail, baisser les salaires, c'est-à-dire nous ramener en arrière. Donc, loin d'être une chimère ou une impasse, la lutte contre l'idéologie du libéralisme économique est une nécessité impérieuse, non seulement pour la gauche, mais pour notre pays.
Le Point : Mais n'est-il pas difficile, pour un socialiste, d'entrer dans ce débat dès lors que la gauche semble avoir perdu ses repères et les thèmes qui forgeaient sa propre identité ?
L. Jospin : Les thèmes de gauche existent. Ce sont les repères qui se sont perdus parce que les pratiques de pouvoir ont créé le doute sur nos intentions et nos valeurs. C'est bien pourquoi, dans la contribution que j'ai écrite pour le congrès du PS, j'esquisse les thèmes, mais aussi les voies et moyens à la fois d'une reprise d'identité du PS et du retour à la crédibilité.
Le Point : Quand vous dites que le Parti socialiste doit "se refuser à tout partenariat, même critique, avec une personnalité compromise personnellement dans des affaires" vous pensez clairement à Bernard Tapie ?
L. Jospin : Je crois qu'on paierait cher un engagement politique avec Bernard Tapie.
Le Point : Ne regrettez-vous pas vous-même d'avoir été en d'autres temps trop timoré dans vos critiques sur la pratique du pouvoir ?
L. Jospin : Quand vous êtes dans une action collective, de parti ou de pouvoir, l'exigence de solidarité est très forte. Je crois – y compris quand j'étais premier secrétaire du PS – avoir dit un certain nombre de choses. D'ailleurs, quand j'ai cessé d'être le premier secrétaire du PS. en 1988, j'ai laissé une formation politique qui avait une bonne image, qui avait gardé son identité. C'est lorsque j'ai vu que les dérives s'amplifiaient que je me suis progressivement exprimé avec plus de force. Ce n'est pas toujours facile de critiquer les siens, il faut oser, doser et proposer…
Le Point : Y a-t-il un temps incompressible pour qu'un parti se reconstitue ?
L. Jospin : Je n'ai aucune certitude sur les cycles. Mais ce qui est important, c'est de choisir la bonne direction et le ton juste. On ne nous confiera pas à nouveau le pouvoir pour refaire ce que nous avons fait. Il ne peut pas être question, non plus, d'en revenir à ce que nous disions avant 1981. C'est pourquoi, dans ma contribution, je tire des leçons, sans revenir en arrière, et propose des pratiques nouvelles.
Le Point : Les partis politiques peuvent-ils être encore le lieu d'une expression de ce type ? Servent-ils encore à quelque chose ?
L. Jospin : Les partis, comme les syndicats, les associations, sont indispensables à la démocratie. Je ne connais en tout cas pas de démocratie sans partis. Dans les partis, normalement, le citoyen est actif, il contribue avec d'autres à l'élaboration et à la discussion des idées, il exprime ses conceptions, ses aspirations. Il n'est pas simplement électeur passif, seul face aux messages venus unilatéralement d'un pouvoir politique ou médiatique. L'isolement de l'individu, l'atomisation de la société ouvrent la voie de la démagogie, non de la démocratie. Les partis doivent jouer un rôle médiateur. Mais, pour cela, ils doivent, c'est évident, rénover leur langage, leur mode de communication, leur forme d'organisation.
Le Point : Est-on trop sévère à l'égard des partis, et précisément à l'égard du PS ?
L. Jospin : J'ai du mal à comprendre la logique qui consiste à professer le scepticisme à l'égard des partis, et à faire exagérément confiance à des individus, à un leader supposé savoir tout seul ce qui est bon pour le plus grand nombre.
Le Point : Vous ne croyez donc pas à l'homme providentiel qui sauverait la gauche dans la prochaine présidentielle ?
L. Jospin : Si vous me demandez ma philosophie de l'Histoire, je crois certes au rôle des individus ; je ne crois pas aux hommes providentiels. Pas plus pour sauver la gauche que pour autre chose. Si vous voulez – sans me le dire – me faire parler de Jacques Delors candidat, je vous rappellerai que, loin de se poser comme un homme providentiel, Jacques Delors a toujours insisté, et encore dernièrement, sur la nécessité de reconstruire un tissu démocratique à partir des associations, des syndicats et aussi des partis.
Le Point : Vous pensez qu'il n'y a pas de désaccord entre sa logique et la vôtre ?
L. Jospin : A priori, non. Mais il est peu utile d'en parler avant de savoir si Jacques Delors sera candidat. S'il l'est, à ce moment-là, je me déterminerai.
Le Point : Vos propositions, elles, sont à la fois claires et contraignantes pour le candidat.
L. Jospin : Quel que soit le candidat, je pense que la meilleure hypothèse est la synthèse, pas l'opposition entre un programme du candidat et un programme du Parti socialiste. Le PS et son candidat éventuel doivent travailler en commun au contrat présidentiel qui peut être ensuite proposé au pays.
Le Point : Vous avez fait le choix du concret dans votre contribution au congrès du PS, qui ressemble à un programme. Pourquoi ?
L. Jospin : Je voulais sortir des dissertations générales et intéresser nos adhérents, qui vont avoir beaucoup de textes à discuter. Nous ne pourrons convaincre que par des engagements clairs. C'est une des conditions de la reconstruction de notre crédibilité et de la réhabilitation de la politique.
Le Point : Ces propositions ne vous conduiront-elles pas à être candidat en 1995 ?
L. Jospin : Je ne souhaite pas que notre congrès fasse l'impasse sur la présidentielle. Faire des propositions, c'est une forme d'interpellation pour tous ceux qui peuvent avoir envie d'être candidat du Parti socialiste en 1995.