Interview de M. Louis Viannet, secrétaire général de la CGT, dans "L'Humanité" du 5 septembre 1994, sur la reprise économique et le pouvoir d'achat, sur la mobilisation syndicale contre le projet de privatisation de Renault et sur les relations intersyndicales.

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Média : L'Humanité

Texte intégral

L'Humanité : Édouard Balladur vient de déclarer que la question centrale de la période qui vient a trait à "un choix de société". À savoir, a-t-il dit, "quel changement pour le progrès social et la justice" ? Les chiffres du chômage en juillet viennent d'être publiés. Pour le deuxième mois consécutif, il y a baisse. Voyez-vous dans ces résultats une première réponse allant dans le sens de cette "politique de progrès" ?

Louis Viannet : On a effectivement fait grand bruit autour d'une certaine baisse qui apparaît dans les statistiques. Il faut néanmoins souligner la faible signification de ce repli vis-à-vis de la masse des sans-emploi qui sont, en réalité, près de 4 millions. Ce qui ressort des chiffres publiés, c'est que tous les côtés les plus pervers de la situation de l'emploi persistent et s'aggravent : le chômage de longue durée augmente, celui des jeunes également. Je n'ai donc aucune raison de vouloir jouer les docteurs Tant-Pis, de vouloir noircir systématiquement la situation. Mais je suis bien obligé de constater que la situation de l'emploi est mauvaise, alors que tous les aspects néfastes de la loi quinquennale n'ont pas encore été utilisés à plein par le patronat. Il y a, en revanche, un point sur lequel je suis prêt à partager l'opinion du Premier ministre. C'est quand il dit qu'il s'agit de "choix de société". Sa politique engage effectivement un remodelage de la société, qui vise à mettre en place une instabilité structurelle du monde salarié.

L'Humanité : Vous contestez donc qu'il y ait une inversion durable de la courbe du chômage. Est-ce que votre appréciation est la même sur la question de la reprise économique ?

Louis Viannet : Je n'ai aucune raison de contester qu'il y ait reprise de l'activité économique. Mais, ce qui m'intéresse avant tout, est de savoir à qui va profiter cette reprise. Or, j'observe qu'il y a eu prés de 100 milliards de francs de fonds publics distribue l'an dernier aux entreprises sous diverses formes. Au bout, il n'y a pas eu un seul emploi de créé et, quand il y a eu des investissements, ceux-ci étaient destinés à supprimer des emplois. Reprise ou pas, il faut que les salariés viennent avec force surie terrain de leurs revendications.

L'Humanité : Il y a aujourd'hui un débat, dans le cadre de la préparation du budget, qui consiste à poser un choix entre allégement de l'impôt sur le revenu et allégement des cotisations patronales. C'est-à-dire entre pouvoir d'achat et emploi. À quel terme de l'alternative donnez-vous la préférence ?

Louis Viannet : Nous nous situons catégoriquement dans le refus de cette fausse alternative. Choisir l'un ou l'autre, c'est affaiblir les deux. Balladur a lancé un appel à consommer plus. il y a des centaines et des centaines de milliers de gens qui ne demandent que ça. Mais, quand on connaît le niveau des salaires et que l'on sait que la France est aujourd'hui parmi les pays où ils sont le moins élevés, je crois qu'entendre le Premier ministre faire de telles déclarations, c'est entendre quelqu'un porter, à son corps défendant, un désaveu à l'égard de toute sa politique, et à l'égard de toute la politique patronale en matière de rémunérations. Évidemment, il est facile de faire vibrer une corde sensible en direction des chômeurs en leur faisant croire que l'augmentation des salaires serait la cause de leur maintien dans le non-emploi. Il y a là un piège dans lequel il ne faut pas tomber – les pays qui ont les salaires les plus hauts ont le taux de chômage le plus bas. Il y a besoin de redonner du pouvoir d'achat pour stimuler l'emploi, J'ajoute que ce qui est surtout à l'ordre du jour avec ce budget, ce sont de nouvelles réductions de cotisations patronales et des crédits, pour augmenter encore le nombre de contrats de diverses sortes, au moment où les statistiques nous disent que la proportion de ceux qui se transforment en emplois véritables est infime.

L'Humanité : Est-ce que  vous avez le sentiment que ce que vous dites là correspond à ce qui est perçu dans le monde du travail ?

Louis Viannet : Depuis de très nombreuses années, nous n'avions pris vu la montée d'exigences aussi fortes sur le terrain des salaires. Ce qui ne signifie pas que, dans l'esprit des salariés, il y ait abandon de la conscience qu'il faut lutter pour empêcher les licenciements, imposer des créations d'emplois, transformer les emplois précaires en emplois à temps complet. Mais cet état d'esprit est la preuve la plus évidente des difficultés de plus en plus grandes qu'il y a pour vivre, pour boucler les fins de mois. Un exemple. Le gouvernement maintient la prime de rentrée au même niveau que l'an dernier, mais, dans le même temps, on apprend que les prix qui ont le plus augmenté en août sont ceux des fournitures scolaires.

L'Humanité : Parmi les grands dossiers de la rentrée, figure la poursuite de la politique de privatisations, en particulier celle de Renault. Le Premier ministre laisse maintenant entendre que cette privatisation aurait perdu "toute urgence". Est-ce que vous voyez là un recul ou une manœuvre politique appuyée sur la stratégie "des petits pas" ?

Louis Viannet : Les deux. Il s'agit d'une manœuvre en recul. S'il n'y avait pas eu la vigueur de la riposte, dès le lendemain de l'annonce de la privatisation, Balladur n'aurait pas fait cette déclaration. En même temps, c'est une manœuvre qui vise à gagner du temps et à sauvegarder l'essentiel, à savoir le processus de privatisation lui-même. Évidemment, certains peuvent se contenter de 51 % de participation de l'État dans le capital de Renault, mais, ce qu'il faut bien voir, c'est qu'à partir du moment où le doigt est mis dans l'engrenage, le capital privé a la possibilité d'imposer ses décisions, de peser sur les choix et les orientations, de pousser à des restructurations, de choisir les créneaux pour les productions et les marchés... Bref, dès l'instant où le Premier ministre a tenu à souligner qu'il était partisan, pour le moment, de garder 51 %, il est évident que l'objectif qui doit être fixé au développement de l'action est l'annulation complète de cette privatisation. De ce point de vue, je trouve remarquable la façon dont l'opinion publique s'est modifiée. Elle est passée d'une relative indifférence à une mobilisation contre cette privatisation. Car si l'on laissait faire, très vite ce serait le tour d'Air France, de France Télécom, d'EDF-GDF...

L'Humanité : Vous venez de réaffirmer votre hostilité à la privatisation de Renault. Pourtant, la Régie est loin d'être une "vitrine sociale" : 43 000 emplois supprimés en cinq ans, des salaires qui ne sont pas mirobolants... En défendant la nationalisation telle qu'elle est, ne prenez-vous pas le risque d'être mis en porte-à-faux ?

Louis Viannet : Qui a dit que .nous défendions la nationalisation telle qu'elle existe aujourd'hui? Au tableau que vous venez de dresser, on pourrait aussi rajouter les conditions de travail. Car, en même temps qu'on licencié, on augmente les heures supplémentaires, on augmente les cadencés des chaînes... Donc, nous ne défendons pas les nationalisations telles qu'elles sont. Ce que nous voulons, c'est que les salariés aient la possibilité de peser sur les choix, sur les orientations... Pour ça les nationalisations ne portent pas uniquement sur la question de qui maîtrise le capital, mais aussi sur la conception de la gestion, de la démocratie dans l'entreprise, de la place des salariés. Pour répondre à ces questions, la première condition est d'empêcher la privatisation. J'ajoute que cette bataille contre la privatisation va nous permettre d'engager le débat avec les salariés. C'est la raison pour laquelle je me félicite que la plupart de nos syndicats fassent bien le lien entre la lutte contre la privatisation et lutte pour l'augmentation des salaires, pour l'amélioration des conditions de travail, pour les créations d'emplois.

L'Humanité : Vous venez de réunir 400 militants des usines Renault. Quelles ont été vos consignes ?

Louis Viannet : On ne donne pas de consigne. On fait appel au débat, à la réflexion. Nous avons eu cette réunion avec Renault, nous avons ce mardi un meeting avec les militants de la région parisienne. Il y a aussi les assemblées de rentrée dans les départements et, prochainement, la réunion de la Commission exécutive de la CGT. L'orientation sur laquelle nous poussons nos organisations à engager le débat, c'est de dire : "Oui, il y a vraiment besoin de travailler à la construction des conditions qui vont nous permettre d'avoir une initiative d'une très grande envergure dans les semaines qui viennent". Une initiative dont nous ne revendiquons ni l'exclusivité ni le monopole. Nous voulons tout faire pour qu'elle se construise dans l'unité. Mais, sans attendre, il est souhaitable d'agir partout.

L'Humanité : Quand vous parlez de créer les conditions de l'action la plus large, on constate que Marc Blondel, pour FO, revendique un relèvement de salaires. Nicole Notat, pour la CFDT, constate que la baisse des charges patronales ne crée pas d'emploi. La CGC estime que le problème de l'emploi des cadres n'est pas réglé. Bref, il y a incontestablement des convergences avec la CGT et pourtant il n'y a pas d'unité d'action confédérale. Pourquoi ?

Louis Viannet : Tout d'abord, je crois qu'il est tout à fait juste de souligner les convergences qui existent dans un certain nombre de prises de positions sur les problèmes qui sont au cœur des préoccupations des salariés. Cela n'a pas toujours été le cas. Nous avons connu une période où les divergences entre organisations syndicales portaient à la fois sur l'appréciation de la situation, sur les possibilités d'action et sur les solutions. La caractéristique de cette rentrée, c'est qu'il y a un certain nombre de convergences sur le constat, sur les décisions gouvernementales et patronales auxquelles il faut donner un coup d'arrêt, mais aussi des convergences plus grandes sur la nécessité d'agir. Marc Blondel a parlé d'un grand mouvement qu'il situe vers la fin de l'année, et Nicole Notat, dans l'interview qu'elle a accordée au "Monde", parle d'un champ qui s'ouvre pour des actions de protestation. Non seulement, nous en prenons acte, mais nous allons nous appuyer sur ces réalités pour donner des prolongements à tous les changements qui sont déjà intervenus sur le terrain. Parce que si des difficultés persistent au niveau confédéral, le caractéristique de la période, depuis la rentrée 1993, c'est que, pour l'essentiel, les luttes qui se déroulent dans les professions, les branches, les départements, sont des luttes unitaires. Autrement dit, les conditions existent, pour peu que toutes les forces, pas seulement de la CGT, mais d'autres organisations qui sont décidées à favoriser l'unité d'action, poussent bien dans ce sens. L'unité d'action se réalise pour faire aboutir des objectifs précis. Pour que ces objectifs soient suffisamment mobilisateurs, il faut qu'ils soient en prise directe avec les aspirations et les préoccupations des salariés. Dès lors, l'unité d'action ne se réglera pas par de seules discussions ou par la recherche de compromis entre états-majors hors de l'opinion des salaries. Il faut tout à la fois des discussions entre dirigeants syndicaux et un vaste débat avec les salariés. J'ajoute que lorsqu'on arrive à justifier le refus d'unité d'action seulement par des jugements péremptoires de caractère politique et idéologique sur la CGT, c'est que l'on n'a plus beaucoup d'arguments à opposer à sa nécessité. Et cela, au fond, est un encouragement pour avancer.

L'Humanité : À ce propos, ne pensez-vous pas qu'il y aussi des-blocages au sein de la CGT. Est-elle aujourd'hui totalement en phage avec- tout ce que vous venez d'évoquer ?

Louis Viannet : Si c'était cela, cela se verrait. Et cela ne se voit pas encore assez, même si nous percevons un certain nombre de clignotants qui s'allument pour nous dire : "oui, continuez à travailler dans le sens de la démocratie, dans le sens de la recherche de l'unité, de la convergence des luttes et vous nous intéressez !" Je suis d'ailleurs personnellement décidé à parler plus fort encore de la nécessité du renouveau du syndicalisme, de la nécessité de reconstruire avec les salariés des solidarités très fortes dans une société qui se déchire. À partir des besoins particuliers de chacun, il s'agit de construire progressivement des lignes de force qui pousseront dans le même sens. Cela est vrai pour les objectifs d'action, comme pour la recherche de l'unité d'action. Ce besoin de construire des solidarités nouvelles interpelle tout le syndicalisme, et pas seulement la CGT. Mais c'est vrai que la CGT, parce qu'organisation de classe, de masse, indépendante, a des responsabilités particulières. Elle a besoin de changer pour rester elle-même. C'est-à-dire pour rester l'organisation de classe dans la situation d'aujourd'hui, avec les problèmes d'aujourd'hui, avec les salariés d'aujourd'hui, avec les évolutions qu'il faut .savoir à la fois assumer et anticiper.

L'Humanité : Vous avez récemment déclaré qu'il faut savoir "ne rien laisser passer". Le CIP n'est pas passé. La réforme de l'UNEDIC n'est pas passée. Est-ce cela le message que vous allez adresser demain aux militants CGT de la région parisienne ?

Louis Viannet : Absolument. Je veux seulement préciser qu'il ne faut pas se tromper de signification sur : "ne rien laisser passer". J'ai dit : "ne rien laisser passer sans réagir". On ne gagne pas toutes les batailles. Par contre, les batailles, que l'on est sûr de perdre, ce sont celles que l'on ne mène pas.


Phrases clés

La politique de ce gouvernement engage un remodelage de la société, qui vise à mettre en place une instabilité structurelle pour le monde salarié.

La vigueur de la riposte à la volonté de privatiser Renault amène Édouard Balladur à manœuvrer en recul. L'objectif qui doit être fixé au développement de l'action est l'annulation pure et simple de ce projet.

La CGT veut travailler à la construction des conditions permettant une initiative de très grande envergure dans les semaines qui viennent. Une initiative dont nous ne revendiquons ni l'exclusivité ni le monopole. Nous voulons tout faire pour qu'elle se construise dans l'imite.

Je suis décidé à parler plus fort encore de la nécessité du renouveau du syndicalisme, de la nécessité de reconstruire avec tous les salariés des solidarités fortes dans une société qui se déchire.