Texte intégral
Cher Hans,
Les élections européennes approchent à grands pas mais nous sommes, en France, à ce point saoulés de commémorations que nul ne s'en est encore aperçu. Les festivités du cinquantenaire du débarquement de Normandie noieront la dernière semaine de campagne sous les flonflons.
On n'a pas invité l'Allemagne. Ce sera l'occasion de lui faire comprendre qu'elle doit rester modeste. On n'a pas non plus invité les Russes, bien qu'ils aient payé le plus lourd tribut et remporté sur le nazisme les victoires les plus décisives. Vieille affaire : depuis le début du siècle, avec l'Entente cordiale puis l'Alliance atlantique, la France a toujours préféré l'hégémonie anglo-saxonne.
Depuis 1989, l'effondrement du communisme a provoqué une nouvelle donne en Europe, à laquelle nous – Français et Allemands – n'avons pas su apporter la bonne réponse.
Ce n'est pas faire injure aux partisans français du traité de Maastricht que de leur prêter l'intention de ligoter l'Allemagne réunifiée dans les rets d'une supranationalité où eux-mêmes – croient-ils – pourront continuer de tirer quelques ficelles. Michel Rocard n'y voyait-il pas le moyen d'éviter « le retour des vieux démons allemands » ?
L'Union économique et monétaire qui est le cœur du traité de Maastricht avait été conçue bien auparavant. Avec ses critères contraignants, elle développe ses effets pervers : argent cher, récession que renforcent les politiques dites « de convergence », fractures sociales et géographiques, à l'Est et au Sud. La France ne maintient la parité franc-mark qu'en ayant mis sa croissance en panne. En proie à une crise sans précédent, l'Italie et peut l'Espagne demain, s'éloignent du « noyau carolingien », c'est-à-dire de l'Europe avancée. D'ores et déjà, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a fait savoir que le Parlement allemand déterminerait souverainement les conditions de passage à la monnaie unique en 1999. Chacun sait déjà que ce moignon d'Europe – s'il voit le jour – ne comportera que cinq pays : l'Allemagne, la France et le Benelux, avec peut-être en prime l'Autriche et le Danemark. L'élargissement à seize, ardemment voulu par le chancelier Kohl, laisse dans le brouillard la question du fonctionnement futur des institutions européennes.
Au cœur de tous ces cafouillages (je passe sur la guerre en Yougoslavie), la panne de la coopération franco-allemande n'est pas le fait du hasard. L'Allemagne réunifiée, confrontée à nouveau à son vieux problème – elle pèse trop lourd pour ne pas déséquilibrer l'Europe et pas assez pour la dominer – a entendu conjuguer la réunification allemande avec l'unification européenne. Et la France l'a prise au mot, non sans arrière-pensées. C'est le secret du traité de Maastricht : le scepticisme des élites françaises sur les capacités de leur propre peuple à relever par lui-même les défis du monde d'aujourd'hui leur fait choisir une sorte de noyade collective dans l'idéologie du « post national ». Devant la crise économique, l'incertitude sur l'avenir des Balkans et plus encore de la Russie, la montée des intégrismes et le naufrage du Sud, face au défi lu libre-échangisme mondial, l'Union européenne est le prétexte d'un silence convenu et d'une inaction coupable. On n'entend plus la voix de la France et on n'entend pas celle de l'Allemagne. Pour cause d'union, dit-on.
Tu le sais : je ne suis pas un adepte du « post-national » pour une raison que tu connais : en dehors des nations, on n'a encore jamais rien inventé, que des Empires. La nation restera pour longtemps le cadre essentiel de la démocratie, car là encore sont les repères, le sentiment d'appartenance, et le lieu du débat qui fonde la légitimité. On ne doit pas casser cela, sans précaution. La seule manière de remettre en marche le couple franco-allemand serait de rendre une voix à deux pays à partir des problèmes réels, en déterminant ce que sont leurs intérêts légitimes et en trouvant les compromis nécessaires. L'Allemagne et la France sont ainsi faites qu'aucune ne peut accepter d'être dominée par l'autre. Mettons donc sur la table ce qui mérite de l'être : les Français, ne veulent pas se retrouver, sous prétexte d'Allemagne européenne, dans une Europe allemande. Ils souhaitent une Europe européenne où chaque peuple se sentira à l'aise. Je sais que le peuple allemand, après les épreuves qu'il a vécues, n'aspire nullement à renouer avec les tentations hégémoniques du passé. L'Allemagne rêve plutôt d'être une grande Suisse. Ceux qui connaissent l'Allemagne apprécient sa magnifique culture, la puissance de ses syndicats, le haut niveau de la protection sociale, l'intensité du dialogue au sein des entreprises. Mais cela est-il tellement nouveau ? Déjà l'Allemagne wilhelmienne, avant 1914, était un modèle de « Welfare State » avant la lettre.
J'étais il y a quelques mois à Francfort. J'y ai entendu s'exprimer quelques grands patrons allemands. Confrontés à la crise du modèle industriel et social traditionnel, au poids de l'unification et au vieillissement démographique, soucieux aussi de maintenir leur compétitivité à l'échelle mondiale, ils ne voient guère de solutions que dans la flexibilité, fût-ce au prix de six millions de chômeurs, les délocalisations industrielles, notamment eu Europe de l'Est, et la remise en cause des acquis sociaux (durée du travail notamment). Pas question de préférence communautaire : il ne faut surtout pas heurter les États-Unis. Cette tendance lourde ne me semble guère rencontrer d'obstacles, sinon au sein de vos syndicats.
J'aimerais te faire saisir le risque que l'Allemagne, sous couvert d'idéologie « post-nationale », avec sa puissance démographique, industrielle et financière, « géo-centrée » au cœur de notre continent et bénéficiant prioritairement de l'élargissement de la Communauté européenne, ne se laisse aller naturellement et presque inconsciemment à la tentation de faire d'une Europe moignon son prolongement : dans le domaine de la monnaie par la création d'un mark bis ; dans les rapports avec les États-Unis et le reste du monde par l'imposition d'un libre-échangisme de principe : dans la politique à l'Est par la création de rapports inégaux ; enfin dans l'organisation même d'une Europe dite « des régions » essentiellement régulée par le marché, à peine tempéré par une forme de démocratie purement « contentieuse » et l'octroi de quelques subsides au titre de la « cohésion ».
Ce modèle, celui d'un Saint-Empire de la finance, conviendrait peut-être à la tradition historique allemande et surtout au capital financier qui serait le vrai maître de cette Europe-là. Je ne suis pas sûr que le peuple allemand y trouverait son compte.
Quant à la France, nation politique par excellence, où la nationalité se définit par la citoyenneté, elle ne sacrifiera pas aisément ses valeurs républicaines de laïcité, d'égalité et de service public à une conception à la fois libérale et impériale, donc inégalitaire, de l'Europe, où le pouvoir échapperait aux citoyens au bénéfice de la Commission de Bruxelles, de la banque de Francfort, et de la Cour de Luxembourg. Quant à la Diète de Strasbourg, parce qu'il n'y a pas de « peuple européen », elle restera longtemps, au mieux, un forum utile. Je te l'écris avec la franchise de l'amitié : nos Inspecteurs des Finances peuvent accepter ce modèle, mais le peuple français dans ses profondeurs ne s'y retrouverait pas. Un Saint-Empire nouvelle manière serait aussi profondément déstructurant pour le reste de l'Europe. On le voit déjà en Italie avec velléités sécessionnistes de la Ligue du Nord : les régions riches veulent rejoindre les riches, laissant les pauvres avec les pauvres.
Voilà l'histoire à venir telle que je la lis non seulement dans le modèle d'accumulation capitaliste mais, en filigrane, dans le traité de Maastricht lui-même. Celui-ci ne constitue que dans les discours l'amorce d'une « nouvelle puissance publique européenne ». Il est en fait la charte de l'Europe libérale. La seule vraie régulation qu'il institue est une régulation de la monnaie. Cette situation, à terme, est grosse de risques. Elle recréera à l'Est des dépendances mal supportées et à, l'Ouest, de vieilles méfiances que l'hégémonie déclinante des États-Unis cherchera peut-être à attiser le moment venu.
J'aimerais te convaincre, cher Hans, et à travers toi nos amis du SPD, qu'il faut s'y prendre autrement. La nation a trop souvent été le trou noir de la pensée socialiste. Seul Jaurès chez nous, et Otto Bauer chez les austro-marxistes, ont théorisé là-dessus. Ne faisons pas de bêtises : il faut construire l'Europe avec les nations et avec les citoyens, et non pas sans eux, voire contre eux.
La France et l'Allemagne n'ont pas aujourd'hui les mêmes problèmes. L'Allemagne doit réussir sa réunification politique, et la France sa réunification sociale. Mettons la croissance et l'emploi avant la valeur de l'argent. L'Union monétaire restreinte à cinq est un projet à courte vue. La monnaie « forte » encouragera les délocalisations industrielles et les placements spéculatifs au détriment de la croissance et de l'emploi. L'Europe de la finance ne peut pas être une Europe de gauche.
Le DGB lui-même s'y reconnaîtra de moins en moins.
Revoyons donc la copie de Maastricht et remettons l'Europe sur les rails, à partir d'une impulsion franco-allemande :
1. Le premier défi que nous devons relever ensemble, pour faire reculer le chômage, c'est celui de la compétition avec les États-Unis et l'Asie industrielle, non par la flexibilité vers le bas, l'alignement sur les pays à bas salaires et à faible protection sociale, mais à travers une flexibilité vers le haut. Il faut faire le pari sur l'intelligence et sur le haut niveau de développement social. Pour cela il nous faut une préférence communautaire et un projet de société.
2. La politique à l'Est doit associer la Russie à l'Europe. L'équilibre et la paix du continent dépendent pour l'essentiel du choix irréversible de la Russie d'appartenir à l'Europe. Ne nous leurrons pas : la vraie politique étrangère et la défense commune passent par la stabilisation de la Russie postcommuniste et par son enracinement durable dans les valeurs des Lumières, plus que par des garanties militaires aux pays de l'Europe centrale et orientale dont le passé a déjà montré ce qu'elles valaient. Notre objectif commun doit être celui d'une bonne entente continentale. L'Allemagne, pour cela, a besoin de la France.
3. En contrepartie de notre engagement à l'Est à vos côtés, nous souhaitons une grande initiative commune de développement en direction de la rive sud de la Méditerranée. Il y a là un grand dessein pour l'Europe tout entière : stabiliser le Maghreb, repenser le développement, aider au processus de paix au Proche et au Moyen-Orient, par un règlement juste de l'ensemble des questions qui se posent de la Méditerranée au Golfe. Sinon, ce sera, entre le Nord et le Sud, la régression et le triomphe de la barbarie.
Pour faire vivre la grande Europe, négocions donc un nouveau traité de l'Élysée. J'aimerais qu'au sommet de rattrapage d'Heidelberg prévu le 8 juin 1944, le Président Mitterrand et le Chancelier Kohl s'avisent d'y réfléchir.
Le 12 juin, en disant ce qu'ils refusent, les électeurs commenceront aussi à dire ce qu'ils veulent.
Ich habe einen Traum…