Article de M. Michel Deschamps, secrétaire général de la FSU, dans "Éducation Économie" de mars 1994, sur les mesures pour améliorer la formation professionnelle et l'orientation des jeunes et pour lutter contre l'échec scolaire, intitulé "Une nouvelle étape de démocratisation".

Prononcé le 1er mars 1994

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Média : Education Economie

Texte intégral

Les débats et les prises de positions provoqués par la révision de la loi Falloux, les sondages d'opinion commandés pendant cette période, le succès de la manifestation laïque du 16 janvier ont exprimé, clairement et fortement, des refus : refus de voir l'argent public soustrait au service public d'éducation, refus de voir l'école de la République "l'école de tous" éclatée au profit de logiques de repliements communautaires, refus de voir le devenir des jeunes être l'enjeu de calculs et d'intérêts partisans, refus de voir l'avenir sacrifié aux contraintes de l'immédiat. 

L'école est un enjeu essentiel pour les Français

Mais l'élan considérable du 16 janvier exprime beaucoup plus que des refus. La France et les Français se sont toujours fortement investis, individuellement et collectivement, dans "la question scolaire". Plus que dans tout autre pays peut-être, l'école est ressentie comme un enjeu essentiel, le creuset de la cohésion nationale, le lieu où se construisent les identités collectives et les réussites individuelles futures. Il existe un lien fort entre notre société et son école, un lien historiquement construit, toujours débattu, un lien passionnel souvent. Les Français, lorsqu'ils sont interrogés – tous les sondages sur ce point concordent –, manifestent une confiance forte dans le service public d'éducation. Ils reconnaissent ses acquis. Ils disent leur estime pour les maîtres qui y enseignent, pour les personnels qui y travaillent.

Mais les Français semblent attendre toujours plus de leur école, presque tout en fait, beaucoup trop en vérité. Car c'est vrai, terriblement vrai que l'école ne peut pas tout faire. C'est vrai qu'elle ne peut pas se substituer à la mission éducatrice des familles et pas plus à la responsabilité politique des pouvoirs publics. C'est vrai qu'elle ne peut pas être la réparatrice suprême de toutes les brisures de notre vie collective, de toutes les inégalités et injustices. C'est vrai que pour casser la violence à l'école, il faut aussi casser la violence sociale qui l'enserre. C'est vrai que, si l'école a un rôle essentiel dans l'insertion professionnelle des jeunes et dans la bataille de l'emploi, elle ne peut assumer la responsabilité civique première des entreprises : créer des emplois.

Tout cela est vrai. Mais s'il y a de l'excès dans cette attente de notre pays, nous le préférons mille fois aux calculs froids de ceux pour qui la formation n'est qu'un marché. Cette passion, cette ambition pour l'école sont nôtres. 

Deux objectifs : une loi de programmation scolaire et un collectif budgétaire 1994

Au lendemain du 16 janvier, la Fédération syndicale unitaire, devenue à la suite de récentes élections professionnelles la première organisation syndicale de l'enseignement de ce pays, s'est engagée dans la négociation obtenue avec deux objectifs : 

1. Engager une réflexion à moyen terme sur la transformation et le développement du service public d'éducation, étalant dans le temps l'effort financier nécessaire, grâce à une loi de programmation scolaire.

2. Obtenir des mesures immédiates, évitant de nouvelles dégradations à la rentrée prochaine, par un collectif budgétaire 1994.

Mais les moyens n'ont de sens que rapprochés des fins !

Dans la réflexion et les propositions de la FSU, le droit des jeunes à une formation professionnelle initiale, à temps plein, réellement qualifiante et validée, le droit des jeunes à une insertion sociale et professionnelle réussie, le droit des jeunes à l'emploi occupent une place centrale.

Mais on ne fera pas passer totalement ces droits dans la réalité sans une connaissance et une évaluation objectives des différentes institutions et structures qui contribuent à la formation et à l'insertion professionnelle des jeunes, sans mobiliser l'ensemble des acteurs et des moyens disponibles, sans donner au service public les moyens d'assurer les cohérences indispensables.

Le service public assure aujourd'hui l'essentiel des qualifications validées. En vingt ans, le nombre de diplômes délivrés par l'enseignement technique a très fortement augmenté (x 2,5). Le nombre des diplômes de niveau CAP et BEP a été multiplié par 2 (par 5,7 pour les seuls BEP).

Le nombre des diplômes de niveau IV (BT, bac technologique et bac professionnel) a été multiplié par 4,35. Le nombre de diplômes de niveau III (BTS et DUT) a été multiplié par 5 (5,5 pour les BTS).

Ces progressions ont été essentiellement le fait des établissements publics relevant de la voie professionnelle ou de la voie technologique. Elles ont contribué de façon décisive à l'augmentation du pourcentage des classes d'âge accédant au baccalauréat aussi bien qu'à la diminution, trop lente mais constante, des jeunes quittant le système éducatif sans qualification. Elles ont été permises par une restructuration profonde des établissements, par une redistribution des formations entre les secteurs primaire, secondaire et tertiaire, par la création de nouvelles filières et de nouveaux diplômes, par l'adaptation constante des contenus et des méthodes d'enseignement.

Les formations professionnelles dispensées par l'université traduisent des évolutions semblables. 

Ce n'est pas polémique de souligner que, dans le même temps, les formations techniques privées n'ont globalement pas connu les mêmes progressions.

L'apprentissage, malgré un soutien financier constant et des plans de relance à répétition, continue de voir ses effectifs régresser, y compris dans les CFA publics annexés aux lycées agricoles et comme les formations en alternance dispensées par les maisons familiales rurales (*).

Nier ces réalités serait aussi vain… que de s'y arrêter.

Car comme l'ensemble de notre système éducatif, l'enseignement technique doit relever des défis, lourds et souvent contradictoires.

L'enseignement technique doit contribuer à la construction de la cohésion nationale ; il doit permettre l'appropriation par les adolescents et les jeunes adultes qu'il accueille, des savoirs, du patrimoine culturel, des valeurs civiques et humaines qui fondent une nation.

Dans le même temps, il doit fournir une qualification professionnelle sans cesse plus pointue et plus évolutive. Il doit contribuer à l'effort de justice sociale devant l'éducation, confirmer qu'il offre des voies souvent privilégiées de réussite et dans le même temps rompre avec la logique d'orientation par l'échec, changer l'image de formations ghetto vouées aux remédiations de l'exclusion scolaire. Il doit nouer avec les entreprises des collaborations sans cesse renforcées en terme de définition des besoins de qualification, des contenus professionnels enseignés, des modes d'évaluation… sans perdre sa capacité de recul réflexif, d'appréciation critique des contraintes immédiates et d'anticipation des réalités à venir, sauf à se condamner à n'être qu'une formation professionnelle de reproduction, sauf à s'interdire de contribuer à inventer et à construire les qualifications professionnelles dont notre pays demain aura besoin, sauf à ne pouvoir jouer un rôle moteur aussi bien dans la formation continue des salariés que dans les formations initiales des jeunes. Mission impossible ? Nous ne le pensons pas.

Les enjeux véritables sont connus.

Il faut prendre appui sur la capacité de notre service public d'enseignement à intégrer la culture technique et professionnelle

C'est important pour multiplier les parcours de réussite pour les jeunes. Les formes institutionnelles les plus concrètes sont, avec la voie générale, la voie professionnelle des LP et la voie technicienne des LT, STS, IUT ; il faut renforcer et conforter les modalités actuelles d'élaboration des contenus de formation et des diplômes. Elles permettent de confronter des logiques différentes : logique éducative du service public, logique d'adéquation à l'emploi des professions. Les CPC ou CPN doivent disposer de moyens, y compris les diverses études et recherches, pour mener à bien leurs travaux. Les représentants des employeurs, ceux des salariés, avec ceux des enseignants peuvent y confronter leurs analyses et leurs propositions.

Un élément décisif de la qualité des formations à contenus professionnels et technologiques est leur triple finalité : perspectives effectives de poursuites d'études, de réorientation entre les différentes voies, d'emplois qualifiés. C'est essentiel pour rendre ces formations attractives et obtenir que les jeunes s'y orientent positivement. De ce point de vue, les bacs de techniciens qui se sont développés sur cette base ont vu leur dynamisme cassé par abandon de leur ancrage professionnel. Un processus analogue menace les BEP. Les BTS, DUT (voire MST, Miage) ont acquis cette finalité et attirent de nombreux bacheliers technologiques et généraux.

Dans cette perspective, il faut poursuivre l'examen de l'apport spécifique du monde du travail, des entreprises et des services dans les cursus de formation technologique et professionnelle des jeunes. En prenant appui sur les expériences déjà très riches qui ont été développées : séquences éducatives, stages en entreprises, périodes en entreprise des bacs pro ; en respectant le cadrage spécifique pour chaque formation sous la responsabilité complète du service public d'éducation. Il faut proposer des formations plus adaptées à des structures individuelles diversifiées.

Pour les jeunes en difficulté scolaire lourde au collège, de nécessaires dispositifs d'aide et de prévention, mettre en place dès la 6e, offrir si nécessaire des parcours individualisés de formation professionnelle adaptée dans le cadre du service public d'éducation. Plus les dispositifs de prévention interviendront de façon précoce dans la scolarité des jeunes, plus ils seront efficaces et moins coûteux.

Pour les jeunes ayant échoué à un examen professionnel ou technique de niveau V, IV, proposer un dispositif de préparation à l'examen.

Pour ce faire, les capacités d'accueil des établissements publics doivent être accrues.

Pour tous les jeunes issus d'une formation générale, au niveau du second cycle ou du supérieur, sans avoir acquis le diplôme de fin de cycle, offrir des formations professionnelles, valorisant leur formation et débouchant sur un diplôme correspondant au niveau acquis.

Pour les jeunes ayant obtenu un diplôme de l'enseignement technique ou de l'enseignement professionnel, offrir trois options :

1. Soit un emploi correspondant à leur qualification.

2. Soit une poursuite de formation pour atteindre une qualification de plus haut niveau.

3. Soit une formation complémentaire d'initiatives locales, mise sur pied en concertation entre les établissements de formation, sous leur responsabilité, et les entreprises ou branches professionnelles.

Donner à chaque jeune le droit à un premier emploi

Il y a une urgence sociale prioritaire à fournir à chaque jeune formé le droit à un premier emploi rompant avec la logique destructrice de l'insertion par les petits boulots, les stages bidon, la précarité systématique.

Il faut que les collaborations entre l'État et les régions maintiennent l'orientation, la responsabilité, la cohérence nationale des formations professionnelles.

L'État ne doit pas dessaisir le service public de l'Éducation nationale de ses responsabilités en matière de programmation et d'élaboration de la carte des formations professionnelles initiales des jeunes.

Des articulations entre le niveau national et le niveau régional selon le type de formation doivent être trouvées. Il faut que soient prises en compte au niveau régional les perspectives de développement économique et de l'emploi qualifié. Les organismes de consultation comme les CAEN doivent bénéficier de tous les éléments nécessaires pour faire leurs propositions : évolution de l'emploi et des insertions professionnelles analysées par les observatoires régionaux, les besoins évalués par les branches professionnelles, les perspectives d'évolution du système éducatif… Tout cela doit être largement débattu au sein des instances de l'Éducation nationale avec les intéressés. De ce point de vue, il est totalement inadmissible que la loi quinquennale ait été préparée et débattue sans que les organisations syndicales véritablement représentatives des enseignants techniques : le Snes pour les formations technologiques, le Snetaa pour les formations professionnelles, le Snetap pour les formations agricoles, le Snesup pour les formations supérieures professionnalisées, aient pu complètement faire valoir leurs arguments et présenter leurs propositions. Il est de même anormal et inefficace que dans toute une série d'organismes, les enseignants du technique soient "représentés" par des organisations sans aucune représentativité réelle.

Il faut mener de pair la réflexion sur la formation professionnelle et sur l'emploi.

Nous n'avons pas ici la prétention d'apporter des solutions. Notre seule ambition est d'ouvrir des pistes pour le débat.

Face à l'insupportable explosion du chômage et au regard des ravages humains, économiques et sociaux qu'il engendre, la FSU, les enseignants et les personnels de l'éducation, de la recherche et de la culture sont porteurs d'exigences quant au développement de la société. L'avenir de la société et des hommes et des femmes, ce sont les femmes et les hommes épanouis socialement, culturellement, professionnellement. Cela appelle un investissement accru dans la prévention et dans la formation des jeunes et des adultes, dans la recherche, dans la santé, dans la culture…

À l'intérieur de cet ensemble, les personnels de la FSU sont très attentifs à toutes les propositions d'amélioration des formations qui favorisent l'insertion des jeunes dans l'emploi. Ils ont contribué aux efforts considérables du service public pour augmenter de façon spectaculaire le nombre de diplômés pour améliorer et rénover les qualifications. Autrement dit, appréhender tout ce qui bouge : les transformations technologiques, informatiques, organisationnelles et sociétales qui bouleversent les métiers et les processus de production, le rapport au métier.

Par-delà le bilan des formations technologiques et professionnelles initiales, le service public et leurs acteurs se sont investis dans les dispositifs d'insertion professionnelle comme les formations complémentaires d'initiative locale, le Dijen, les Morea, les CFI.

Engager une nouvelle étape de démocratisation

Le meilleur soutien au développement économique et social réside dans des propositions qui combinent l'orientation de l'investissement vers l'emploi qualifié, le développement de la consommation au regard des besoins non satisfaits, la recherche et la formation continue des travailleurs.

Le but à poursuivre consiste à faire de la réduction du temps de travail, de l'emploi qualifié et donc des qualifications, les ressorts de l'efficacité économique et à aller au bout de cette logique. Cela donne à la formation de tous un des rôles majeurs. Cela appelle des transformations dans le type d'organisation du travail, du temps et dans la gestion des entreprises comme dans la reconnaissance des qualifications et de leurs rémunérations. C'est ce que nous appelons l'investissement éducatif avec ses dimensions culturelles, civiques, personnelles, sociales et économiques. Il est plus clair, après le 16 janvier, que notre pays est confronté en matière d'éducation à un triple choix :

1. Un choix culturel : ou bien on continue à séparer les enseignements techniques des autres enseignements dits généraux, via l'apprentissage et l'alternance… ou bien on intègre totalement la formation au métier, la connaissance des technologies, les contacts avec l'acte productif dans une conception élargie de la culture. Moderne.

2. Un choix social : ou bien on institutionnalise une école à plusieurs vitesses, gratifiée de paliers de délestage successifs (dans la logique du rétablissement du préapprentissage en fin de 5e) ou bien, par une mobilisation forte, interne et externe, on permet à l'école publique d'être, enfin, l'école de la réussite de tous.

3. Un choix économique : ou bien une vision étriquée assujettit l'investissement éducatif aux conjonctures comptables immédiates ou bien notre pays réinvestit prioritairement dans l'avenir à travers la formation de la jeunesse.

C'est en ce sens que la FSU propose à l'aube du XXIe siècle d'engager notre système éducatif dans une nouvelle étape de démocratisation.

Les enseignements techniques, ceux de la voie professionnelle, ceux de la voie technologique, ceux de la voie supérieure, y contribueront de façon décisive comme enseignement de culture, comme voie privilégiée de réussite, comme constructeurs des qualifications humaines, civiques, sociales, professionnelles de demain. Cela exige de rompre avec les approches idéologiques convenues, de prendre en compte de façon pragmatique l'existant, de privilégier tout ce qui permet d'améliorer la formation des jeunes.

Cela entraînera parfois des évolutions, des remises en cause.

Cela réclamera surtout non seulement une mobilisation des acteurs internes du système de formation mais une mobilisation sociale forte.

Les enseignants et les personnels des lycées professionnels, des lycées technologiques, des IUT, des écoles d'ingénieurs de l'université… entendent continuer à débattre et à travailler avec tous ceux qui souhaitent voir l'État, le service public assurer toutes les responsabilités éducatives.