Texte intégral
* Invité de P. Lapousterle, RMC – 4 mai 1994
Q : Ce qui se passe en Afrique du Sud, est-ce, pour les habitants de ce pays, l'assurance de jours meilleurs ?
Laurent FABIUS - « C'est une victoire pour la démocratie et ça fait partie de ces rares circonstances politiques où l'on se dit que le monde est en train d'avancer. Est-ce que ça veut dire pour autant que le pays est sorti de ses difficultés ? Non, car c'est un pays très riche mais où la quasi-totalité du pouvoir économique est détenue par les Blancs. Et maintenant que les Noirs vont détenir l'essentiel du pouvoir politique, il y a là, peut-être, le germe de conflits considérables. Je vois tout ça avec beaucoup d'espérance et j'en tire une leçon en ce qui concerne la politique de la France. En 85, alors que je dirigeais le gouvernement, nous avions pris des positions très fermes pour lutter contre l'apartheid. C'est la première fois où la communauté internationale avait pris des mesures de sanction très dures contre l'apartheid. Cela a été fait en liaison avec les dirigeants noirs qui, à l'époque, étaient soit en prison, soit dans l'opposition. La France a été au premier rang de cette lutte, j'en suis très fier. Et voilà que quelques années après, enfin, on arrive à la démocratie. J'en tire la leçon générale que la France a toujours intérêt à être au-devant, quand il s'agit du combat pour les droits de l'homme. »
Q : Une pierre dans le jardin de qui ?
- « Ce n'est pas ça, mais une leçon générale que je tire pour la politique étrangère. Notre spécificité, à nous, de France, c'est de montrer le chemin, sans donner de leçons, mais montrer le chemin en matière de droits de l'homme. Il faut le faire en Afrique du Sud, en Yougoslavie, en Chine, en Afrique noire, partout dans le monde. »
Q : P. Séguin a proposé, dimanche, un référendum sur l'emploi après l'élection présidentielle. Est-ce une bonne ou une mauvaise idée ?
- « On peut prendre cette initiative avec humour et sourire, cette initiative de P. Séguin, rejoint par J. Chirac, donc c'est une initiative Séguin-Chirac. Il faut aller au-delà : il y a à la fois de la démagogie et un élément de supercherie. Démagogie : il est évident que la question du chômage est la question qui angoisse tout le monde. Mais croire qu'on va la régler par un oui ou par un non, ce qui est le problème du référendum, c'est de la démagogie. C'est essayer, comme on ne propose pas vraiment de solution crédible sur le fond, de s'en sortir en faisant toute la charge émotionnelle sur la procédure. Vous allez voter quelque chose qui sera encore plus important qu'une loi, qui sera un référendum. Ce qu'il faut demander à MM. Chirac et Séguin : mais qu'y a-t-il dans ce référendum ? Si la question est : êtes-vous pour ou contre le chômage, c'est tellement primaire qu'évidemment il ne s'agira pas de ça. Mais si c'est un programme complet du gouvernement, il a été proposé, la fameuse loi Giraud, votée au Parlement. Vous avez vu l'effet catastrophique que ça a eu, notamment l'affaire du CIP. Donc s'il s'agit de faire voter le contenu d'une loi ordinaire par référendum, elle a déjà été votée, mais quel est donc alors, le contenu. Là où est la démagogie, c'est de dire : comme on n'a pas de réponse à proposer sur le fond, alors mettons l'accent sur la procédure. Et d'une certaine manière dirais-je, ce sont deux façons d'utiliser la même démagogie. L'un va dire : "Le chômage est hors-la-loi" et l'autre dit : "Il faut dire que le chômage mérite plus qu'une loi, un référendum." Mais la question est : que fait-on concrètement contre le chômage ? C'est là où la démagogie rejoint une certaine supercherie. Que se passe-t-il en ce moment en France au plan politique ? Il y a une politique, celle d'E. Balladur, soutenue par MM. Chirac, Séguin et par tous les responsables de droite, on n'en parle plus de cette politique. Il se développe un débat comme s'il y avait cette politique du pauvre M. Balladur, que personne ne soutient ! Et par ailleurs, une politique de la gauche, et par ailleurs encore, venue on ne sait d'où, une politique de droite, politique Chirac, politique Séguin. »
Q : Future politique présidentielle…
- « Oui, mais cette politique-là n'existe pas ! Ça fait un an que la droite est au pouvoir. Si MM. Chirac et Séguin ont des choses à proposer en matière d'emploi, qu'ils le disent à M. Balladur. Donc, ce n'est pas une affaire à trois qui se passe. Il y a une opposition, une majorité et il faut que le débat se passe entre l'un et l'autre et non pas que l'on invente, pour les besoins de l'élection présidentielle, une troisième piste qui n'existe nulle part. »
Q : Aujourd'hui, le Parlement va se prononcer sur l'élargissement.
- « C'est une affaire très importante et étrange et on n'en a jamais discuté en France. Je suis député et jamais cette question de savoir si on devait passer de Douze à Seize n'est venue devant l'Assemblée nationale. Puisqu'on se préoccupe en ce moment du rôle de l'Assemblée nationale et du Sénat, je trouve absurde que sur cette question majeure, nous n'ayons jamais été consultés. Sur le fond, je suis probablement minoritaire dans ce que je vais dire mais je le dis quand même : que les quatre pays nouveaux dont il s'agit puissent, le moment venu, rejoindre la CEE, d'accord. Mais, aujourd'hui, on les accepte sans conditions. Conséquence : l'Europe va marcher encore plus mal qu'elle ne marche aujourd'hui. A Douze, c'est déjà très difficile de se mettre d'accord, imaginez à Seize, alors qu'aucune règle sérieuse n'a été prévue pour résoudre les problèmes institutionnels. Je trouve que dire oui sans avoir fixé clairement les conditions, c'est peu responsable. »
Q : Si le 12 juin au soir la liste conduite par M. Rocard et les socialistes ne faisait pas le score attendu, 20 % prévus par Rocard, serait-il bon que les socialistes et la gauche dans son ensemble réfléchissent au meilleur candidat possible pour les présidentielles de 95 ?
- « Je ne suis pas dans cet état d'esprit. C'est une élection difficile et il faut faire vraiment tout ce qu'on peut pour donner à cette liste socialiste le score maximum. Fixons-nous cet objectif. »
* Invité de A. Ardisson – France Inter – 24 mai 1994
Q : Le président Izetbegovic était à Paris, où il a, entre autres, rencontré M. Rocard. Ce dernier a opté pour la levée de l'embargo sur les armes en Bosnie « en ultime recours », phrase nouvelle par rapport à ce qu'il avait dit à la Mutualité. Quelle est votre position ?
- « Je suis d'accord et en ce qui me concerne, ça fait de longs mois que j'ai pris position sur cette base. Déjà en août 92, j'avais été un de ceux – j'étais à peu près seul – qui avaient dit que pour essayer d'endiguer ce que l'on sentait monter dans l'ex-Yougoslavie, il fallait une attitude de grande fermeté. J'avais alors parlé de jugement des criminels internationaux, de menaces de frappes aériennes. A l'époque c'était un peu la solitude dans le désert. Peu à peu, on est venu sur ces positions. En ce qui concerne la levée de l'embargo sur les armes, je crois qu'à partir du moment où on n'arrive à rien sur le plan politique, il faut mettre un butoir dans le temps et on ne peut pas à la fois refuser aux Bosniaques les moyens de se défendre et ne pas venir à leur secours. »
Q : Mais vouloir faire la paix en multipliant les morts, n'est-ce pas prendre les choses à l'envers. L'important, n'est-il pas de désarmer ceux qui le sont ?
- « Oui, mais en ce moment il y a les morts et il n'y a pas la paix. Ce sont des conflits très douloureux, très difficiles, personne ne peut avoir la prétention d'avoir une solution facile. Si elle existait, elle aurait été trouvée. Le fond de tout cela, c'est que lorsqu'on à affaire en face de soi à des gens comme Milosevic et d'autres, on ne peut arriver à rien s'il n'y a pas, face à leur détermination, à leur absence totale de scrupules, une menace d'utilisation de la force. »
Q : Mais elle existe cette menace, c'est celle de l'ONU de frappes aériennes qui n'est pas respectée…
- « Elle a joué pour Sarajevo et de façon utile. Mais, dans d'autres cas, elle n'a pas joué et elle joue en général trop tard. Parce qu'il y a un manque de volonté politique. On parle de la communauté internationale mais elle n'existe pas. C'est la détermination de quelques grandes puissances, en particulier celles qui sont membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU. Et comme toutes n'ont pas la même détermination, souvent l'agresseur joue sur cela. »
Q : Vous revenez d'Asie, comment voient-ils les choses là-bas ?
- « C'est très loin pour eux. On parle très peu des affaires de l'Europe. Les Asiatiques ont une certitude : que d'ici 5 ans, il y aura 6 milliards d'êtres humains et 3,5 milliards d'Asiatiques. Dans notre France, j'ai l'impression qu'on ne mesure pas assez cela. Ce qu'on voit aussi là-bas, c'est que de même que l'Allemagne en Europe est en train de devenir un super-grand, de même le Japon est en train de prendre un poids politique déterminant. On peut déjà dire qu'avant la fin de ce siècle, le Japon et l'Allemagne, vraisemblablement, seront des membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU. C'est un basculement extraordinaire. Quand on revient de là-bas, quand on est passé comme moi au Vietnam où le salaire est de 30 dollars par mois, on se dit qu'il faut que l'Europe, partout, soit présente, que la France soit présente, mais avec une détermination plus forte que ce que l'on a aujourd'hui, en évitant de se replier sur nos propres problèmes. »
Q : La Bosnie, ils s'en fichent complètement…
- « C'est loin pour eux. Pour nous c'est très important, car c'est un certain visage de l'Europe, des droits de l'homme, de la paix. Mais on n'est pas respecté dans le monde qui vient, si on n'est pas déterminé à faire usage de sa puissance. »
Q : S'agissant de la loi de programmation militaire, des députés RPR veulent revenir sur le moratoire des essais nucléaires et les relancer. C'est un acte de comédie ou pensez-vous que c'est sérieux ? Ou alors est-ce un désaccord avec le président F. Mitterrand ?
- « Je ne sais pas encore. Cette loi de programmation nous sera soumise dès cet après-midi. Nous, socialistes, avons décidé de la voter. Ce n'est pas un acte d'enthousiasme que personnellement je fais, mais je crois que c'est un acte de raison. D'abord, parce que le président Mitterrand a pris position en sa faveur et que nous sommes dans une logique de compromis, c'est la cohabitation. C'est une loi de compromis, à savoir qu'il y a des problèmes qui ne sont pas tranchés définitivement. Vous parlez des essais nucléaires, on verra si un certain nombre de programmes, dans 2, 3 ans, sont menés à bien. Il y aura des réexamens. Ce n'est pas aussi satisfaisant que ça devrait l'être pour une loi de programmation militaire qui doit être très nette, très ferme, car les choix que l'on fait portent à conséquence, 20 ou 30 ans à l'avance. »
Q : F. Mitterrand s'est étonné, avant-hier, de ne pas entendre les pro-Européens. Il trouve qu'on entend beaucoup les anti-Maastricht dans cette campagne. Vous êtes satisfait de la façon dont le PS mène la campagne ?
- « Mon parti essaye de faire le maximum, mais c'est une campagne qui est toujours très difficile, j'en ai l'expérience pour avoir mené la liste il y a 5 ans. Une campagne européenne est toujours très difficile, surtout aujourd'hui où il y a une sorte de boomerang anti-Europe, puisque l'Europe est le bouc-émissaire de toutes nos difficultés. Mais je trouve surtout que, malgré les efforts des têtes de listes, c'est une campagne qui se traîne un peu. La Bosnie, c'est le seul sujet qui, pour le moment, ressort dans la campagne. Mais il y a d'autres sujets dont on n'entend pas parler et qui sont essentiels. Voilà que sans consulter le Parlement français, on décide d'étendre à 4 nouveaux pays l'Union européenne, alors qu'on ne sait absolument pas comment les institutions vont fonctionner. Ce n'est pas un mince sujet. Ça veut dire : est-ce que finalement ce qu'on a construit en 58 va pouvoir prospérer ? Ou est-ce la thèse des Anglais – la dilution de l'Europe – qui va l'emporter ? Je n'entends personne là-dessus. Deuxième sujet et pas un mince : la Russie. Question sécurité européenne, la met-on dans l'Europe, à côté de l'Europe ? Quelles sont ses relations avec l'OTAN ? Là aussi, pas de débat. Troisième grande question : on a en France un chômage massif, qui hélas n'est pas prêt de s'inverser. Il y a près de nous des pays qui ont des niveaux de salaires plus bas que les nôtres. Comment fait-on pour se défendre ? Baisse-t-on la protection sociale ? Je ne suis pas d'accord. Alors on fait quoi ? Ce sont des questions de fond. »
Q : Vous avez des réponses ?
- « Pas en quelques secondes. Mais au moins que la campagne européenne serve à cela. Sinon, que va-t-il se passer ? Beaucoup d'abstentions et une réticence à l'égard de l'Europe et finalement le vote en fonction du profil de l'un ou de la figure de face de l'autre. »
* Invité de M. Cotta, RTL – 10 juin 1994
Q : On ne vous a pas beaucoup entendu pendant la campagne.
- « A chaque fois qu'on m'a demandé de m'exprimer, je l'ai fait avec beaucoup de plaisir. »
Q : On ne vous l'a pas assez demandé ?
- « Si, à la télévision quelquefois, à la radio aussi, avec beaucoup de plaisir avec vous. »
Q : Et en Normandie ?
- « J'ai fait campagne dans ma région. J'étais à la disposition des uns et des autres. »
Q : Trouvez-vous, comme J. Delors, que la campagne est un psychodrame inquiétant ?
- « En tout cas, elle est décevante. C'est une campagne européenne où on n'a pas beaucoup parlé de l'Europe. J'essaie de comparer avec Maastricht. La campagne avait été très intéressante. Il y avait eu un débat au fond. On avait parlé des problèmes. Là, on a le sentiment d'avoir parlé de beaucoup d'autres choses, sauf de l'Europe. C'est dû au fait que la déception qu'on ressent à l'égard de certaines insuffisances de l'Europe s'est reportée sur la campagne. C'est dû au fait aussi que les différents participants, malgré tous leurs efforts, n'ont pas su clarifier le débat. Le débat principal tourne autour de l'emploi.
Q : M. Rocard a proposé un programme de grands travaux basé sur un emprunt. Y croyez-vous ?
- « Il a raison. Toute la campagne devait et doit tourner autour de l'emploi. C'est l'enjeu principal. Il y a là deux approches entre la liste gouvernementale et la nôtre : la liste gouvernementale, position de la droite partout en Europe, dit que si on veut relancer l'emploi, il faut abaisser la protection sociale et les salaires. Je n'y crois pas. L'autre approche, indépendamment de ce qu'on peut spécifiquement faire en France, consiste à relancer effectivement un certain nombre de grands travaux et de jouer à fond la préférence communautaire. »
Q : Même si les grands travaux aboutissent à de nouveaux impôts ?
- « Il faut savoir ce qu'on veut. Si on développe l'action au plan européen, il faudra à la fois réduire les charges en France et compenser cette réduction d'impôts en France par l'équivalent en Europe.
Q : Le Livre blanc de J. Delors n'arrive pas à réunir les fonds nécessaires.
- « Parce que les gouvernements qui sont à majorité de droite le refusent. Là, vous aurez un Parlement qui aura pour la première fois… »
Q : Quand la France était à gauche, le Livre blanc de J. Delors n'en a pas profité.
- « On prend aujourd'hui la décision avec un gouvernement de droite pour la France. Le Parlement aura un vrai pouvoir : il peut voter ou refuser le budget ; il peut dire oui ou non à la proposition de la Commission. Si le Parlement, ce que je souhaite, est à majorité social-démocrate, j'espère qu'il prendra très fortement position en faveur de cette initiative.
Q : L'Europe a-t-elle su prendre le virage des années 80 ?
- « Ce serait un long débat. Pas suffisamment parce qu'il faut bien voir comment se profilent les choses : il y a une montée extraordinaire de l'Asie, le continent américain est en train de s'organiser. Si on ne comprend pas que l'Europe doit devenir une grande puissance, on ne se prépare pas pour le futur. La méthode Monnet – mettre quelques hommes remarquables ensemble qui prennent des initiatives, ils les font, puis les présentent au peuple une fois réalisées – ne marche plus aujourd'hui. Il faut sans cesse être moins technocratique, aller plus en direction des gens, être très concret. »
Q : Est-ce faire injure à l'Europe, comme le souligne H. Carrère d'Encausse, que de voir dans ce scrutin une étape vers une autre élection ?
- « J'ai un peu ce même sentiment. On a l'impression que l'Europe a moins compté que ce qui se passerait après. C'est regrettable. »
Q : Partout en Europe, ça a été la même chose !
- « Les travaillistes anglais ont une élection législative bientôt. Compte tenu de la rancoeur terrible qui existe à l'égard du gouvernement conservateur, c'était difficilement évitable. En France, l'enjeu européen était suffisamment important pour qu'on le traite en soi. On n'a pas le sentiment que ça a été fait. »
Q : Pensez-vous que la gauche n'aurait pas pu essayer de récupérer J.P. Chevènement et B. Tapie comme C. Pasqua a essayé de le faire avec P. de Villiers ?
- « En ce qui concerne M. Pasqua, j'étais amusé de son intervention. Il va au meeting de M. Baudis, et on a l'impression qu'il soutient l'autre liste. Il est ministre de l'Intérieur. Il lit les sondages. Il s'aperçoit que pour la liste Baudis, ils ne sont pas extraordinaires. Il veut préparer son commentaire de dimanche soir. Il a donc intérêt à additionner les voix de la liste Baudis et celle de la liste de Villiers. On comprend bien le mécanisme. De l'autre côté, on a intérêt à rassembler. Quand je conduisais la liste du PS il y a cinq ans, nous avions eu la chance de pouvoir rassembler les uns et les autres. Cette fois-ci, pour des raisons politiques, ça n'a pas été possible. La proportionnelle va dans ce sens. Il faut donc affronter les choses telles qu'elles sont. Ce n'est plus le temps des regrets. »
Q : Réunir, est-ce encore possible pour le PS ?
- « Pour après. Oui et non. On le fera sûrement. On aura tendance à dire : "voilà ce qu'il y a d'un côté, la droite ; de l'autre, la gauche". D'ici dimanche, ce qu'il faut voir, c'est qu'il y a deux grandes listes qui s'affrontent : la liste gouvernementale et la liste socialiste, avec le défi de l'emploi. »
Q : Pourquoi M. Rocard a lancé son appel en fin de campagne ? Êtes-vous pour cette nouvelle alliance ?
- « Le moment, je ne sais pas. J'imagine que la question lui a été posée. Sur le fond, j'ai toujours considéré qu'il fallait opérer un double rassemblement si on veut relancer les choses et arriver à une alternative en France. Il faut rassembler, d'une part, les socialistes. C'est très important. C'est ce que j'ai toujours essayé de faire. On continuera. Comme le PS n'est pas suffisant à lui seul, il faut rassembler toute la gauche et les forces de progrès. C'est une démarche permanente. On peut lui donner un nom nouveau, peu importe, mais la démarche est permanente. »
Q : Pensez-vous que M. Rocard devrait se retirer de la compétition présidentielle s'il n'obtient pas la barre des 18 % ?
- « Je ne crois pas que les choses se présentent comme cela. On aura le temps de parler de ces sujets après les européennes. On traitera la question du "qui" le moment venu, à la fin de l'année. »
Q : Il n'est pas sûr que ce soit M. Rocard ?
- « Je ne veux pas entrer là-dedans. Si on veut arriver à une alternance en France, la première question à poser est celle du "quoi" : quel programme peut-on proposer pour que la France débouche sur une société active, sûre et solidaire ? C'est la première question à traiter. »
Invité de E. CACHART, France 3 – 14 juin 1994
Q : Le mauvais score de la liste socialiste était-il prévisible ?
L. FABIUS : Les instituts de sondages ne l'avaient pas prévu, ni non plus l'ensemble des commentateurs. Je pensais pour ma part qu'il serait médiocre, mais je n'imaginais pas qu'il serait humiliant. Moi, je tire trois leçons de ces élections. Primo, une gifle à tous les partis traditionnels, parce qu'ils n'ont pas des idées qui convainquent, parce qu'ils n'ont pas le langage qui convainc. Deuzio, une montée de la droite extrême. Quand vous additionnez les vois de J.M. Le Pen et celles de P. de Villiers, même s'il y a des différences entre les deux, cela fait quand même près de 20 % de gens qui en France ont une position de droite extrême. C'est inquiétant. Troisième leçon, l'effondrement de la liste socialiste qui fait un très mauvais score.
Q : Vous dites une gifle à M. Rocard ?
L. FABIUS : Non, je dis une gifle à tous les partis traditionnels parce que, visiblement, il y a une espèce de fossé entre ce que les partis racontent, ce qu'ils proposent, ce qu'ils font et puis le vécu des gens.
Q : Pourquoi le score de M. Rocard a-t-il été aussi médiocre ?
L. FABIUS : Quand on regarde les choses très concrètement, une partie importante des électeurs socialistes ont voté pour la liste Tapie. Maintenant, il convient de se poser la question. Pourquoi ? De plus, il y a le problème des électeurs qui ont voté écologiste avant, et qui ne vote pas socialiste maintenant pour autant. Pour moi, la principale explication est que le parti socialiste, et particulièrement dans cette campagne, n'a pas proposé de choses qui convainquent les gens. Par conséquent, les électeurs se disent ils ont beau être sympathiques mais pourquoi voterait-on pour eux puisqu'ils n'apportent rien qui nous convainquent.
Q : Quel bilan faites-vous de l'action de M. Rocard ?
L. FABIUS : Je crois qu'il ne faut pas personnaliser. Pour les présidentielles, c'est autre chose et ma position est très nette. Ce qui crée une difficulté profonde pour les socialistes, c'est que l'on ne comprend plus quelle est leur projet, quelles sont leurs idées. Quand on va à la présidentielle, il faut d'abord avoir des choses à proposer. Des choses à proposer sur le plan de l'activité sociale, sur le plan de la sûreté, sur le plan de la solidarité. C'est la première tâche du Parti socialiste d'avoir un projet à bâtir pour les présidentielles. C'est la tâche des mois qui viennent, autrement dit jusqu'à octobre-novembre. Première tâche : le choix du projet présidentiel. A partir du choix du projet présidentiel se pose le choix du candidat.
Q : B. Tapie dit : « Il nous manque un Mitterrand », qu'en pensez-vous ?
L. FABIUS : C'est sûr que l'on ne trouve pas un F. Mitterrand sous le sabot d'un cheval tous les jours. Mais F. Mitterrand a dit qu'il ne serait pas candidat, il ne sera pas candidat.
Q : Est-ce dire qu'il n'y a plus de candidat naturel ?
L. FABIUS : C'est une expression que l'on a beaucoup utilisée, qui a été lancée par P. Mauroy, à l'époque il apparaissait normal que M. Rocard soit le candidat des socialistes. Aujourd'hui évidemment la question est posée. Ma position est qu'il ne faut pas se tromper d'ordre. Le projet des socialistes d'abord, et ensuite le choix du candidat ; avec une idée qui, pour moi, est essentielle, c'est qu'il ne faut pas du tout se résigner. Vous avez, tout à l'heure, montrer les images de la droite qui est en train allègrement de se diviser. Quand on fera le bilan de deux ans de balladurisme, on s'apercevra qu'E. Balladur n'a pas du tout été gêné par F. Mitterrand, il a fait ce qu'il voulait faire. La France aura perdu deux ans. En face, il faut que nous ayons un vrai projet de gauche à présenter. C'est là-dessus que je vais travailler et que nous allons nous engager.
* Invité de F.O. GIESBERT, Europe 1 – 27 juin 1994
Q : Depuis plusieurs mois vous faisiez comme les sous-marins : de l'immersion profonde. Aujourd'hui, vous voilà revenu à la surface. Dans le dernier numéro du Point, on trouve un article intitulé « Le retour ». Cela vous fait plaisir ?
- « Non ! (rire). En fait, depuis la défaite aux élections, je travaille à des questions de fond. »
Q : On a eu le sentiment que vous étiez derrière la liquidation de M. Rocard et l'arrivée d'H. Emmanuelli à la tête du PS. Vous êtes un peu le nouveau « Faiseur de roi » au PS, non ?
- « Non. Je crois que c'est beaucoup plus simple. M. Rocard – il y a une parti d'injustice dans cela – a été battu par les électeurs comme j'avais été moi-même battu par les électeurs il y a de cela un an. H. Emmanuelli arrive comme premier secrétaire et il faut faire en sorte qu'il réussisse. »
Q : Vous allez travailler avec H. Emmanuelli ? C'est l'alliance de la carpe et du lapin ou de l'eau et du feu ?
- « Je vais l'aider par des réflexions sur le fond. Puisque le PS est en difficulté, puisqu'on a un nouveau dirigeant, il faut que tout le monde se rassemble pour essayer de l'aider. »
Q : Vous avez sans doute vu S. Royal, hier à l'Heure de vérité ?
- « Non. »
Q : Elle pense qu'il faut refaire des nationalisations. Vous êtes d'accord ?
- « A priori non, mais je ne sais pas de quoi elle a parlé. »
Q : Elle pense que ce n'est pas une mauvaise idée.
- « A priori, ce n'est pas la première chose qu'il faille faire. La question économique principale en France, c'est avant tout de relancer la machine économique, de s'y prendre différemment pour arriver à résoudre le problème de l'emploi. D'autre part, on va avoir un énorme problème de protection sociale. Demain j'interviens à l'Assemblée nationale puisqu'il y a un texte que propose le gouvernement et je vais proposer ce que devraient être les propositions de la gauche en matière de sécurité sociale. Je mettrai toutes mes réflexions à la disposition du candidat futur de la gauche, et du PS en général.
Q : Vous allez essayer d'élaborer une autre politique face à la politique du gouvernement ?
- « C'est notre tâche. Il faut que le PS soit un parti qui ait une fonction critique lorsque des choses doivent être critiquées. Il y en a beaucoup aujourd'hui. Il faut, petit à petit, qu'il rebâtisse un corps de doctrine. »
Q : Beaucoup de choses à critiquer. Quoi ?
- « E. Balladur s'exprimait ce soir… »
Q : Vous avez envie de lui poser des questions ? De faire passer un message ?
- « Non. Je ne suis pas journaliste. Ce qui me frappe, c'est que cela va faire au total deux ans que ce gouvernement, lorsqu'il aura terminé son mandat, sera là. Je considère qu'en deux ans on n'aura pas avancé sur les problèmes principaux. Le problème numéro 1 du pays, très difficile au demeurant, le chômage s'est plutôt dégradé qu'il n'a avancé. Le problème numéro 2 est celui de la protection sociale. Là, le gouvernement va laisser une situation extrêmement préoccupante et même dramatique. L'idée de démanteler la protection sociale pour résoudre le problème de l'emploi me paraît une très mauvaise idée. Sur la question de l'Europe, là non plus on n'aura pas avancé.
Q : Le Premier ministre est populaire. Il n'y a pas de manifestations dans les rues… Cela ne marche pas trop mal.
- « Le Premier ministre a un art tout à fait exceptionnel de compenser la minceur de ses résultats par la suroccupation des médias. »
Q : En changeant de premier secrétaire, le PS a perdu son candidat. Pour l'instant. Vous vous être prononcé pour J. Delors. Et s'il n'a pas envie de se présenter ?
- « J'ai dit ce qui est ressenti par des millions et des millions de gens : J. Delors – à mon avis – est le candidat qui est le mieux placé. On est dans un paradoxe. Il y a eu des élections européennes, il y a 15 jours. On a subi une « veste ». Mais il est tout à fait possible que dans un an le candidat soutenu par la gauche gagne. A condition d'avoir un projet qui puisse convaincre et mobiliser. A condition d'avoir un très bon candidat. Je crois que c'est la position de J. Delors.
Q : Vous excluez totalement un retour de M. Rocard ?
- « Il n'y a jamais de "jamais" en politique. Mais je pense que de toute évidence c'est Delors qui est le mieux placé. Encore faut-il bien sûr qu'il accepte.
Q : Vous imaginez une candidature Aubry ?
- « Non. »
Q : Un bruit commence à courir dans les hautes sphères socialistes : cela pourrait être vous le candidat du PS en 1995 ?
- « Non. »
Q : Si on vous le demandait ? Vous accepteriez ?
- « Non. Clairement, non. »
Q : Vous n'êtes pas candidat ?
- « Non. »
Q : Le président de la République est en train de redevenir populaire aussi. L'idée d'un troisième mandat pour F. Mitterrand vous paraît-elle totalement absurde ?
- « Cela n'a pas de sens. F. Mitterrand, lorsque je ne sais pas qui, qui avait le sens de l'humour, lui en a parlé, a répondu : "C'est votre sens de l'humour !". »
Q : Vous n'avez pas envie de lui lancer un appel ce matin, « Tonton ne nous quitte pas ! » ?
- « Non. J'ai beaucoup d'amitié, d'affection, d'admiration pour F. Mitterrand. C'est une chose qui est bien connue. Mais il a rempli deux septennats, ce qui est déjà très long, c'est le premier à le dire. Maintenant, il faut se mettre en situation pour qu'il y ait un candidat de gauche qui puisse gagner. Je pense que c'est le cas de Delors. »
Q : A droite, qui tient la corde ? J. Chirac ou E. Balladur ?
- « Le problème pour eux, c'est qu'ils sont plusieurs ! Je pense à cette phrase, de Mauriac, dans un autre contexte, qui disait "L'Allemagne, je l'adore, je l'aime tellement, qu'il faudrait qu'il y en ait deux !" Là, ils sont vraiment tous pour la candidature unique au point qu'il y en aura plusieurs. »
Q : Vous avez lu le manifeste de J. Chirac ?
- « Non. Je le garde pour la plage. »
Q : Qu'est-ce que vous inspire l'incroyable fiasco du sommet de Corfou ?
- « Oui, c'est un fiasco. Je suis furieux, même si cela ne se manifeste pas par un emportement. Voilà un pays, ou plutôt un chef du gouvernement, qui par ailleurs, chez lui, est très en difficulté, M. Major, qui, contre les Onze autres, alors que son propre candidat s'est retiré, dit "moi, je ne veux pas du candidat belge". Tout le monde reconnaît que ce candidat est extrêmement compétent et qu'il rassemble les autres suffrages. Moi, je trouve cela inacceptable. En plus, cela me fait regretter d'autant l'accord qui a été donné par le gouvernement français sur l'élargissement à 4 nouveaux pays sans qu'il y ait de précisions sur le mécanisme institutionnel. Imaginez la difficulté quand il faudra négocier avec la Grande-Bretagne – j'espère que d'ici là les dirigeants auront changé – les changements institutionnels nécessaires. A Douze, c'est déjà extrêmement difficile. A Seize, on peut aller vers un blocage complet… Le nouveau président de la République, qui va être élu en France, sera très important car c'est la présidence charnière du XXIe siècle. Il faudra qu'il traite le problème de l'emploi, la question de la protection sociale, la question européenne. Si on part comme on le fait actuellement, cela va déraper. C'est là aussi, à mon avis, une des raisons pour lesquelles le choix de Delors sera un bon choix. »
Q : Comment régler le problème britannique en Europe ?
- « En tout cas, il y a un problème Major. On pourrait dire que les Britanniques, d'abord, le règlent. Ils vont avoir des élections bientôt. Que les travaillistes l'emportent est mon souhait le plus cher. Mais, au-delà, il y a une conception de l'Europe qui ne date pas d'hier mais qui est en train de se préciser. Vous avez d'un côté ceux qui sont pour l'Europe "terrain vague"… »
Q : C'est la conception des Britanniques et, apparemment, ils ont gagné !
- « On ne peut pas accepter cela durablement. On a en 95-96 deux années où ces questions vont être posées. Il faut absolument les trancher. On a la chance d'avoir une séquence "présidence allemande" puis "présidence française". Il faut absolument préparer la solution concrète de ces problèmes européens lors de ces deux présidences.
Q : Jusqu'à présent l'opération Turquoise s'est très bien déroulée. Vous soutenez l'action du gouvernement au Rwanda ?
- « Oui. A partir du moment où on voyait se multiplier les morts et les massacres, il n'y avait pas – évidemment – d'autre solution que d'être présent là-bas. La question qu'il faut se poser est celle, préalablement, de notre politique africaine. Tous ces événements montrent qu'il faudra dans le futur changer de politique africaine et revenir concrètement au discours de La Baule. La France doit soutenir les démocraties. Pas les autres. »