Texte intégral
« A tous les moments importants de l'histoire contemporaine, son engagement a été celui du courage, de la justice et de la liberté. 1936, la Résistance, la reconstruction économique du pays, la décolonisation et l'action permanente pour la paix au Proche Orient, autant d'étapes et de combats qu'il a marqués de sa présence. » Ces mots d'hommage et de reconnaissance sont venus spontanément à mon esprit lorsque j'appris, avec beaucoup de peine, la disparition de Pierre Mendès France, le 18 octobre 1982.
Seize ans plus tard, son action publique – dont le point d'orgue fut une trop brève expérience du pouvoir, entre juin 1954 et février 1955 –, trouve dans la profondeur de la réflexion qu'elle suscite une pérennité peu commune. Elle conserve, encore aujourd'hui, la modernité dont elle irradiait, du vivant de Pierre Mendès France, la vie politique française. Le principe en est l'unité que sut forger Pierre Mendès France entre éthique et politique. Unité fondamentale, et pourtant si souvent méconnue, que Pierre Mendès France éclairait par la réflexion autant qu'il la concrétisait par l'expérience.
Unité qui lui semblait essentielle car elle réhabilitait, dans toute son exigence, l'idée de démocratie.
« Un homme d'Etat est toujours sincèrement persuadé que sa politique est la meilleure », écrivait-il en 1962, dans la République moderne. Mais c'était pour mieux battre en brèche la figure hégélienne des « grands hommes historiques », ces héros qui croient pouvoir puiser en eux-mêmes, et seulement en eux-mêmes, et seulement en eux-mêmes, « la vérité de leur monde et de leur temps », selon l'auteur de La raison dans l'Histoire.
Car c'est à l'opposé de cette figure – dont Charles De Gaulle était alors l'incarnation – que s'est placé, avec lucidité et obstination, Pierre Mendès France. Au mythe de l'homme politique dépositaire d'une vérité qui légitimerait la concentration du pouvoir entre ses mains, Pierre Mendès France substitua la vision du responsable politique associant le plus grand nombre d'individus au devenir de leur collectivité : « La démocratie ne se localise pas au sommet. » Bien au contraire, « la démocratie n'est efficace que si elle existe partout et en tout temps » (...).
Pierre Mendès France réconciliait ainsi les deux notions d'éthique de conviction et d'éthique de responsabilité dessinées en 1919 par Max Weber dans Le savant et le politique. Pour le conseiller financier de Léon Blum, pour le ministre de l'Economie de la Libération, pour le président du Conseil de la IVe République, pour le radical réformateur, pour le socialiste minoritaire, pour le compagnon de la gauche dans sa marche vers l'alternance de 1981, la nature exigeante de la démocratie ne pouvait constituer un obstacle à l'impératif d'efficacité qui pèse sur le détenteur du pouvoir. La première peut bel et bien être le combustible du second, et le second être le moteur de la première, en un cycle intime sans cesse à renouveler. Morale et responsabilité ne sont pas incompatibles – elles s'épaulent l'une l'autre.
Telle était l'éthique de Pierre Mendès France. Telle était sa conception du pouvoir démocratique. Qui pourrait prétendre qu'elles ne furent qu'académiques ? En quelques mois, le président du Conseil mettait fin au drame indochinois en négociant les accords de Genève, engageait la France et la Tunisie dans un processus apaisé de décolonisation, surmontait la question – prématurée et mal posée – de la Communauté Européenne de Défense, relançait la modernisation de la France, incarnait la possibilité d'une réforme des institutions de la République.
Ces défis, devant lesquels tant de personnalités de talent avaient pourtant reculé, Pierre Mendès France les a relevés tout en mettant en oeuvre un style nouveau de Gouvernement, traduction fidèle de ses conceptions. Prendre la Nation à témoin de son action, en l'informant régulièrement ; se placer sous son contrôle, en fixant devant elle une échéance au règlement de chaque question ; respecter les engagements pris devant elle (...).
Exigence de respect de la parole donnée et des engagements pris ; exigence d'écoute des corps intermédiaires et d'information de nos concitoyens ; exigence de changement et d'efficacité dans la durée ; nous sommes là au coeur de la pensée politique de Pierre Mendès France. Redonner à « la part du citoyen » – cet homme « qui ne laisse pas à d'autres le soin de décider de son sort et du sort commun » – la place que lui réservait Pierre Mendès France : cette pensée reste vivante et féconde.