Texte intégral
Séguin-Minc : les deux France
Philippe Séguin, désormais, fonce. Vers la présidentielle. À ses yeux, les candidats, déclarés ou non, tournent en rond. Les débats, dominés par des objectifs tactiques, ne reflètent pas de véritables divergences de visions. On attend, en vain, grands desseins et propositions. Alors, le président de l'Assemblée nationale a décidé de prendre tout le monde de court. Jacques Chirac tarde-t-il à faire paraitre le tome II de ses pensées ? Séguin publie son credo à l'occasion d'un dialogue vif et fort avec Alain Minc, au titre significatif, "Deux France ?", arbitré par Plon et dont L'Express dévoile, ci-dessous, quelques extraits. Il y a plusieurs lectures possibles de ce duel inattendu. On peut y voir une conversation policée entre hommes férus d'histoire, l'un se plaçant dans les pas du Général, l'autre dans ceux de Mendès. On peut y lire aussi, à cinq mois de la présidentielle, un débat entre vrais-faux porte-parole des deux présidentiables de droite, Jacques Chirac – que soutient, théoriquement, Séguin – et Édouard Balladur – qui a séduit Alain Minc. On peut y discerner, enfin, l'opportunité pour le maire d'Épinal de brûler les étapes qui le séparent de 2002, échéance pour laquelle les héritiers du RPR (Séguin et Juppé) étaient jusqu'ici programmés.
Prétexte tout trouvé : le rôle de la France en Europe, qui est déjà au centre de la campagne et qui inspire à Séguin des réflexions originales. Cette semaine, le député des Vosges enfonce d'ailleurs le clou, en répondant à Karl Lamers, no 1 de la CDU, dans un mémorandum aussi hostile au fédéralisme que le document allemand y était favorable. Le 10 décembre, devant ses jeunes fidèles regroupés dans le RAP (Rassemblement pour une autre politique), Séguin appellera de ses vœux une clarification à droite : deux projets, donc deux candidatures ! Il nourrit les plus grands doutes, dorénavant, sur la victoire de Chirac, dont l'absence de campagne le consterne. Si le maire de Paris devait renoncer à se présenter, le patron des députés, au nom du gaullisme, prendrait le relais. Certes, Chirac l'a prévenu qu'il irait "jusqu'au bout". À quoi Séguin lui a répondu : "Je te soutiens. Mais il faudrait savoir où l'on va !" De plus en plus sévère sur la stratégie d'un candidat qu'il s'est gardé de cautionner lors de la réunion de Reuilly, Séguin avance tous les jours un peu plus sur le chemin de l'Élysée. Projet au poing. Et croix de Lorraine en sautoir.
Alain Minc : En 1981, au premier tour, vous votez Chirac.
Philippe Séguin : Oui, et vous ?
Alain Minc : Moi ? Mitterrand, bien sûr. Au second tour, que faites-vous ? Il y a désormais prescription.
Philippe Séguin : Non, il n'y a pas prescription! (…)
L'Express : Vous déclariez, Philippe Séguin, que "faire reposer sur l'économie cette immense entreprise politique qu'est l'Europe [était] une erreur monumentale"…
Philippe Séguin : Je crois qu'il faut une volonté politique : savoir où nous voulons aller et quels objectifs nous devons nous donner pour y parvenir, alors que nous avançons plutôt de manière subreptice, et cela depuis les origines de la construction européenne. Mais il arrive un moment où il faut bien dévoiler l'objectif. Seulement le problème devient alors politique, et on a peur, en dévoilant l'objectif, d'effrayer l'opinion publique. Il ne s'agit pas de faire l'Europe pour l'Europe, mais d'y promouvoir nos valeurs. Or, par une sorte de soumission intellectuelle et politique, nous nous faisons imposer d'autres valeurs que les nôtres.
Alain Minc : Je voudrais vous demander de vous livrer à un exercice de politique-fiction rétrospective : nous sommes en septembre 1992, au lendemain de Maastricht ; le "non" a gagné par 54 %. Le président de la République se comporte non pas comme un président de la Ve République, mais comme un président de la IVe République et déclare : "Je tire les conséquences du vote qui vient d'avoir lieu et je nomme M. Philippe Séguin à Matignon."
Philippe Séguin : Là, c'est plus que de la fiction !
Alain Minc : Qu'est-ce que vous faites ?
Philippe Séguin : J'annonce une baisse assez forte des taux d'intérêt, après en avoir informé mes partenaires. J'engage, aussi, un programme d'assainissement des finances publiques, alourdies par une charge de la dette largement imputable aux déficits antérieurs, en m'attaquant, tout à la fois, à l'efficacité de la dépense en fonction de ses conséquences pour l'emploi et à la réforme de notre système de financement.
Alain Minc : À ce moment-là, le franc s'effondre. Les Allemands s'échauffent. (…) Vous êtes dévalué de 12 % par rapport au mark.
Philippe Séguin : Je ne suis sûrement pas dévalué de 12 %. Mais vous me faites endosser les erreurs qui ont été commises précédemment, et en particulier à un moment où je pense que les Allemands étaient prêts à accepter un réajustement monétaire. Je crois même me souvenir qu'ils l'avaient proposé.
"Il ne s'agit pas de faire Europe pour l'Europe, mais d'y promouvoir nos valeurs. Or par une sorte de soumission intellectuelle et politique, nous nous faisons imposer d'autres valeurs que les nôtres"
Alain Minc : On peut obtenir beaucoup des Allemands, mais pas dans une situation conflictuelle de cet ordre. Je veux dire par là – et j'en suis absolument convaincu – que, si vous aviez été aux manettes hier, ou si vous y êtes demain, vous seriez pris dans la logique de tout homme d'État responsable, et vous ne pourriez pas jouer au poker. La politique que vous esquissez là est une politique à très haut degré de risque. À vous entendre, on le mesure. Or un homme d'État ne joue pas au poker.
Philippe Séguin : Vous ne vous rendez pas compte que, en reprenant toute une série de diktats, vous vous laissez enfermer dans un véritable chantage : obéissez ou vous serez coulé ! La politique est justement faite pour échapper à ce genre de diktats. Utiliser les marges de manœuvre de la politique monétaire, s'en redonner sur le plan budgétaire, limiter l'endettement public, ce n'est pas jouer au poker, c'est agir avec des moyens politiques. Je vous rappelle tout de même que, depuis le référendum de 1992, la dette publique a augmenté d'un tiers exactement, que le franc français est resté à son niveau plancher et que les réserves de la Banque de France, inutilement dilapidées, ne se reconstituent que très lentement. Avec sa politique monétaire restrictive, la France a perdu deux ans en matière de croissance et d'emploi. Nous réussissons tout de même cette performance qui consiste à être complètement à contre-courant des États-Unis, à émerger à peine de la récession, au moment où les Américains craignent la surchauffe… Je prétends que, si nous avions pratiqué depuis cinq ans une politique différente, le franc serait aujourd'hui probablement plus fort qu'il ne l'est par rapport au mark. Avec un taux de chômage inférieur, bien entendu.
L'Express : Il existe donc une autre politique applicable ?
Philippe Séguin : Bien sûr… L'exemple du Royaume-Uni, et même celui de l'Italie, montre qu'il est possible, sans inflation, de faire redémarrer l'économie et de redresser la situation de l'emploi en réduisant les taux d'intérêt. D'une manière plus générale, il y a aujourd'hui partout, notamment aux États-Unis, une surestimation du danger inflationniste qui conduit les autorités monétaires à des coups de frein excessifs. Il y a là, me semble-t-il, une sorte d'intoxication parfaitement orchestrée par les détenteurs de capitaux pour maintenir des taux élevés et une inflation très basse, ce à quoi tous les financiers de l'univers ont toujours intérêt, certes ! mais qui est contraire à l'intérêt général.
Alain Minc : Je crois que ce jour-là, si Philippe Séguin avait été aux commandes, on aurait vu monter, dans une société allemande qui est compliquée, où les forces pro-européennes ne sont pas aussi puissantes qu'on le croit, la tentation d'une autre politique. Nos voisins d'outre-Rhin auraient estimé : "Nous avons besoin, nous, Allemands, du libre-échange pour vendre nos produits, qui sont les meilleurs de la terre, mais, pour le reste, nous nous plaçons au centre de l'Europe et, là, nous exerçons notre influence par le jeu de notre dynamisme propre."
Philippe Séguin : Ce qui démontre que Helmut Kohl est en position de négocier.
Alain Minc : Non, à ce moment-là, il n'a plus le choix, il ne le peut plus. Deuxième exercice de politique-fiction : à la date d'aujourd'hui, au pouvoir, est-ce que vous menez une politique monétaire différente de celle que mène Jean-Claude Trichet, le gouverneur de la Banque de France ?
Philippe Séguin : J'ai refusé d'entrer dans le gouvernement pour ne pas cautionner la politique monétaire qui consisterait, pour l'essentiel, à poursuivre celle instaurée dès avant l'arrivée d'Édouard Balladur. Je n'entre donc pas au gouvernement, et cela, à la limite, pour lui rendre service. Sincèrement.
Alain Minc : Je crois que votre non-entrée au gouvernement a été, en effet, une bonne nouvelle pour le franc. Mais laissons de côté le désaccord sur le passé. Est-ce que vous considérez aujourd'hui, sur les plans monétaire et budgétaire, qu'il existe une autre politique possible ?
Philippe Séguin : Une autre politique de lutte contre le chômage et l'exclusion, oui, assurément.
Alain Minc : Dont le cœur n'est ni monétaire ni budgétaire ?
Philippe Séguin : Baisser les taux d'intérêt à court terme n'est plus aujourd'hui la priorité, même s'il existe encore une marge de manœuvre. En revanche, la priorité, c'est d'engager des réformes structurelles à la fois pour relancer l'emploi et pour réduire l'endettement public, lequel fait peur aux marchés et provoque une hausse des taux d'intérêt à long terme. Et non le fait de savoir si Philippe Séguin est aux manettes ou non…
Alain Minc : Ce que vous venez de dire est un point, à mon avis, très important, pour les mois et les années qui viennent. Cela signifie que le débat sur l'"autre politique économique" est un débat post mortem. Aujourd'hui, la véritable question est ailleurs : à contraintes données, que peut-on faire pour lutter contre le chômage ? (…)
L'Express : Quelle est votre définition de la démocratie d'opinion ?
Alain Minc : Il existe un étrange acteur historique, qui s'appelle l'opinion et qui joue aujourd'hui le rôle que jouaient les classes sociales au début de ce siècle. Mais c'est un acteur formidablement énigmatique, dont on cherche le mode de fonctionnement. Car l'opinion, ce ne sont pas les sondages, et pas davantage ce qu'écrivent les leaders d'opinion. Elle ne fonctionne pas comme un marché. L'opinion est un phénomène sartrien, où l'existence précède l'essence.
Philippe Séguin : Il y a un comportement, une approche, un sentiment général que l'on nomme l'opinion. C'est très précisément, à mes yeux, ce que vous avez entendu rejeter, c'est-à-dire le superficiel, l'immédiat… Cela fondera la distinction que je fais entre le peuple, c'est-à-dire la réalité profonde, continue, la volonté d'un pays sur la longue période, et le volatil et l'instantané…
Alain Minc : Bref, dans l'esprit de Philippe Séguin, l'opinion est pétainiste et le peuple est gaulliste…
Philippe Séguin : C'est cela, à peu de chose près ! Pourquoi suivre l'opinion, puisque le plus souvent, à terme, le peuple, une fois éclairé, verra les choses différemment ? (…)
L'Express : Comment expliquez-vous cette longévité et cette vitalité du gaullisme, qui se sont maintenues au fil des ans ?
Alain Minc : Je vais faire deux remarques. 1. C'est la première fois que la droite française, qui ne sait pas sécréter un parti organisé, a à sa disposition une organisation politique structurée. C'est le gage d'une vraie réussite. 2. Quand on regarde ce parti, on a l'impression d'un mouvement poujadiste chevauché par des hommes d'État. Cela va sans doute vous choquer. il est évident que les deux hommes qui vont peut-être s'affronter dans votre famille chevauchent un parti qui, vu de l'extérieur, possède une dynamique populiste, fût-elle républicaine. Cela constitue un drôle d'alliage. Et pose une question politique, pour l'année qui vient, très intéressante : il y a une configuration où, si l'un des deux candidats se réclamant de ce parti est élu, rien ne se passe – c'est le parti dominant et l'on revient à la case départ. Mais, dans l'autre configuration, où c'est l'autre candidat qui est élu, en revient-on à 1962, c'est-à-dire le parti gaulliste reste-t-il lui-même ou perd-il son identité en "bouffant tout le reste" ? C'est le vieux dilemme du grand parti de droite ou du parti du président. C'est une question d'actualité. (…)
Philippe Séguin : Quand vous dites "en bouffant tout le reste" vous êtes gentil. Peut-être faudrait-il plutôt dire, si vous me passez cette expression, "en se faisant bouffer par tout le reste" ! Quant au populisme, je vous ferai observer qu'il y en a de belles traces, aujourd'hui, dans toutes les familles politiques ! Cela dit, vous m'avez compris pour moi, le gaullisme n'est pas à droite. En réalité, il est très difficile, bien que cela soit sans doute nécessaire, de faire vivre un "parti gaulliste", c'est-à-dire un parti qui soit à la fois exigeant et ancré dans l'opinion. Tout le monde n'est pas toujours prêt à l'effort. Vous connaissez la phrase de Baudelaire : "Les nations n'ont de grands hommes que malgré elles ; elles font tous leurs efforts pour ne pas en avoir." Et vous savez quelle est l'ultime phrase que de Gaulle ait écrite du moins la dernière phrase des "Mémoires d'espoir" ? C'est terrible : "Comment n'aurais-je pas appris que ce qui est salutaire à la nation ne va pas sans blâme dans l'opinion ni sans perte dans l'élection ?" (…)
En me rappelant tout cela, je dois dire que j'aborde la prochaine échéance présidentielle avec la tête froide, je veux dire sans illusion excessive. (…) Quel que soit le candidat qui l'emporte, la période est à hauts risques pour le mouvement gaulliste, dont ce peut être le chant du cygne. Surtout, bien sûr, dans l'hypothèse d'une élection de Jacques Delors ou même, finalement, de certains autres candidats, ce qui reviendrait à la même chose sur bien des points parce qu'ils ont parfois la même sensibilité, que je qualifierais de "démocrate-chrétienne" (parti auquel Jacques Delors a d'ailleurs adhéré quand il était jeune…). Bref, l'enjeu de cette élection est impressionnant, à la fois pour la façon dont la France va être gouvernée au cours des dernières années de ce siècle et pour le sort des courants de pensée majeurs de ce pays, dont le gaullisme, mais aussi le socialisme, le centrisme, les partis conservateurs. L'année 1995 sera historique pour la France. (…)
Je fais donc tout ce que je peux pour nourrir le débat, tenter de discerner les grandes questions de fond, esquisser des solutions. C'est ce à quoi nous invite tout débat présidentiel ! Jouons le jeu, sortons enfin de la petite cuisine, parlons de l'avenir de la France, qui est au bout du compte celui des Français ! Ce travail intellectuel ne suffit d'ailleurs pas, je le sais bien ; car il faudra ensuite, autour de celui qui porte le projet, rassembler des forces disparates. Rassembler, et aussi mobiliser pendant plusieurs années. Ce n'est pas rien.
10 décembre 1994
Valeurs actuelles
Politique
Leur contribution au débat présidentiel
Deux Europe pour une France
Alain Minc et Philippe Séguin se séparent sur l'Europe, se retrouvent sur la France. Débat et enjeux.
Alain Minc : Ena 1973-1975, "libéral de gauche". Et Philippe Séguin, Ena 1969-1970. Une "école d'application" ou une "machine à distribuer des privilèges"…
Deux France. En organisant ce débat pour le publier chez Plon, Éric Laurent attendait d'Alain Minc et de Philippe Séguin deux visions contraires. Deux énarques certes, de la même génération, mais l'un mendésiste, l'autre gaulliste, l'un votant Mitterrand, l'autre Chirac, l'un européen version Maastricht, l'autre européen version Thatcher : tout devrait les opposer.
Le débat achevé (une dizaine d'heures de rencontre), le livre terminé, l'éditeur a ajouté au titre un point d'interrogation : Deux France ? Et lorsque les auteurs dédicacent leur ouvrage commun, ils écrivent : "Deux France qui n'en font qu'une." Ils ont bien raison. La diversité, l'opposition ou la rencontre de leurs points de vue, c'est cela qui fait la richesse de ce livre-débat. Comme les familles politiques qu'ils représentent font la richesse de ce pays.
"Je crois que l'un et l'autre, nous sommes des enfants de la France dans ce qu'elle a d'unique", dit Alain Minc au début du livre. C'est sur l'Europe que leur divergence est totale. D'où notre titre : "Deux Europe pour une France". C'est l'enjeu de la campagne présidentielle.
Du livre, qui parait ce lundi en librairie, nous avons extrait les pages qui suivent, sur le chômage, l'économie, la protection sociale ou la monnaie unique. Mais Alain Minc et Philippe Séguin ont accepté d'aller plus loin pour "Valeurs Actuelles" et de tirer, chacun pour leur part, les perspectives ouvertes par ce livre. Ce document est appelé à constituer, à travers la personnalité des auteurs, l'un des moments forts du débat présidentiel. Alain Minc a présidé la Commission du Plan sur "La France de l'an 2000", à la demande d'Édouard Balladur, Philippe Séguin a réaffirmé son soutien à Jacques Chirac.
Analyse et remèdes
L'égoïsme du chômage
Une société à l'américaine
Alain Minc. – La société française a fait un choix d'un égoïsme fabuleux depuis vingt ans. Le pouvoir d'achat des gens qui ont un emploi a augmenté depuis la crise de 1974 de 40 %. Si le pouvoir d'achat des classes moyennes n'avait augmenté que de 33 ou 35 % et que nous ayons utilisé la différence à diminuer le coût du travail non qualifié, il est probable qu'il y aurait plusieurs centaines de milliers de chômeurs en moins. Toute la mécanique de l'État-providence a été conçue de façon à réaliser des transferts opaques à l'intérieur de la classe moyenne, en oubliant que le premier des devoirs d'un système social est de s'occuper de ceux qui ont été laissés sur le bord de la route. La classe moyenne doit accepter de payer pour rétablir le contrat social, c'est-à-dire améliorer l'emploi. Faute d'un tel effort, nous sommes en train de fabriquer une société à l'américaine dont nous finirons par supporter les conséquences.
Philippe Séguin. – Elle le paie quand même, mais à fonds perdus. C'est la classe moyenne qui supporte les prélèvements alors que toute sorte de revenus non salariaux, qui constituent une bonne partie des revenus des plus riches, y échappent pour tout ou partie… C'est l'exemple parfait, qui est presque moral, du "coût de l'égoïsme". Mieux vaudrait voir les choses en face et non seulement "faire payer les riches", comme on dit, mais aussi "en donner pour son argent".
L'arrimage au mark
Philippe Séguin. – Il est clair que la maîtrise de l'inflation ne suffit pas à réduire le chômage. Je constate que les choix monétaires qui ont été dictés par la logique de l'UEM sont allés à l'encontre de nos besoins, et qu'ils n'ont fait qu'accroître le chômage. Notre arrimage au mark, avec toutes les conséquences qui en découlent en matière de taux d'intérêt depuis un certain temps, a eu des effets dévastateurs chez nous.
Alain Minc. – Nous sommes d'accord sur le diagnostic : le chômage traduit notre égoïsme collectif. Mais nous divergeons sur les remèdes. Vous sous-estimez formidablement la dictature des marchés. Aujourd'hui, l'expérience le prouve, quand vous essayez de baisser vos taux à court terme à des fins de relance ou d'accélération de la relance, ces satanés marchés vous pénalisent immédiatement sur vos taux à long terme d'une façon qui vous fait payer tout de suite, à travers les taux longs, l'inflation qu'ils anticipent à partir du choix que vous avez élaboré à très court terme. C'est terrible !
Une erreur collective
Chômage Et Exclusion
Un cancer s'étend…
Alain Minc. – Notre appareil économique s'est formidablement adapté. On oublie que la France exporte plus par habitant que le Japon ; elle est le premier exportateur du monde par tête, parmi les grands pays. L'erreur collective que nous avons commise, lorsque l'exclusion est apparue, est d'avoir laissé le système social se cadenasser pour s'en protéger. Donc nous avons accepté qu'un cancer social s'étende, et maintenant il parait très difficile à maîtriser.
Philippe Séguin. – À notre décharge nous n'avons pas exactement compris quel était le problème. On en revient à la définition du chômage de longue durée. Nous pensions qu'il s'agissait de chômeurs qui restaient longtemps au chômage et puis qui, après, cessaient de l'être.
… qu'on ne sait pas traiter
Ce qui m'angoisse le plus en dehors de la situation de ces exclus, c'est que l'on ne sait pas traiter ce problème, quels que soient les moyens dont on dispose. Plus grave encore, l'exclusion se développe et se reproduit. Il y a un découplage avec la croissance et l'emploi. Ce phénomène fait boule de neige.
Alain Minc. – On peut imaginer que d'ici quinze ans nous soyons dans une situation paradoxale. Nous manquerons de gens pour remplir les emplois offerts, le chômage classique aura disparu, et par ailleurs nous vivrons avec des masses d'exclus. Cela pour des raisons démographiques, compte tenu du retournement des besoins de main-d'œuvre.
Philippe Séguin. – Il existe tout un volant d'individus qui n'ont pas les moyens d'entrer dans le monde du travail tel qu'il est. Même si l'on créait le nombre d'emplois nécessaires, nous serions dans l'impossibilité de les satisfaire.
Fausse économie
Trop d'emplois détruits
Une question de coût…
Alain Minc. – La France crée moins d'emplois que les autres, c'est exact, mais je crois profondément que le coût du travail non qualifié constitue la principale explication.
Philippe Séguin. – Il existe un arbitrage, probablement beaucoup plus marqué que chez d'autres, en faveur de la productivité, quitte à ce que ce soit au détriment de la qualité du service rendu. Les entreprises qui ne sont pas exposées à la concurrence internationale – les pompes à essence, pour reprendre l'exemple bien connu – doivent cesser de faire des arbitrages contre l'emploi, contre la qualité du service qui, financièrement, n'ont aucun intérêt pour la collectivité nationale parce que ce que l'on va économiser en salaire, on va le dépenser en indemnisation du chômage et dépenses d'accompagnement.
… et de qualité
Il faut se donner les moyens réglementaires de maintenir l'emploi et de revenir à la qualité du service.
Alain Minc. – Quand on peut payer un jeune 2 000 francs pour remplir les caddies, on crée probablement cet emploi. Quand il faut le payer 8 500 francs on y renonce. Et puis il existe un autre problème. Ce pays n'a aucune culture de l'entente des prix. J'entends affirmer "l'entente des prix, c'est très mauvais". C'est quand même extraordinaire : les compagnies d'assurances allemandes ont des effectifs de 30 % supérieurs aux compagnies françaises. Pourquoi ? Parce qu'elles ont des primes d'assurance qui sont toutes 30 % plus chères. Elles se sont mises d'accord et là il n'y a pas de concurrence internationale.
Après Maastricht
Les effets de la monnaie unique
Une Allemagne vissée à l'Ouest
Alain Minc. – Si on considère comme moi que l'Europe ne peut s'organiser décemment qu'à la condition exclusive de posséder un pôle fortement intégré à l'ouest du continent et que, dans cette optique, il est urgent de visser l'Allemagne à cet Ouest-là, la monnaie unique constitue la meilleure des vis platinées. Je pousserai le raisonnement presque jusqu'à la caricature en employant une image prométhéenne : on ne fait pas la guerre à quelqu'un dont on partage la monnaie.
Une France minoritaire et faible
Philippe Séguin. – Vous souhaitez une France qui réussisse à équilibrer l'Allemagne, une Allemagne qui ne soit pas dominatrice, mais nous nous retrouvons à adhérer de fait à une zone mark déjà constituée de l'Allemagne et du Benelux ; dans laquelle nous sommes minoritaires et faibles. J'ajoute que les exemples abondent de guerres entre des gens ayant la même monnaie : Je crois qu'en Yougoslavie il existait une monnaie unique, laquelle a d'ailleurs été depuis remplacée par le deutschemark, qui a cours quasi forcé en Serbie.
Poursuites à venir
Morale Et Politique
Il faudra une amnistie…
Philippe Séguin. – Le prochain pouvoir va affronter une question extraordinairement difficile, semblable à celle que le pouvoir socialiste a connue pour le monde politique, et qui va tourner autour d'un durcissement des textes, en contrepartie d'une forme d'amnistie à définir. Car l'économie française ne peut pas vivre avec ses principales entreprises suspectées, surtout si le processus continue. Or on peut penser qu'il va continuer. Nous pouvons tous dessiner en pointillé les silhouettes des futurs patrons qui seront mis en examen. Donc c'est une question qui va apparaître, mais elle est difficile à gérer. Je pense qu'une telle amnistie devrait reposer sur deux principes :
1) Tout ce qui aura contribué à l'enrichissement personnel de la part du corrupteur est aussi condamnable que de la part de celui qui l'a reçu. et donc ne peut être amnistié.
2) On ne pourrait admettre une amnistie que si, simultanément, la loi imposait enfin aux entreprises des obligations de type anglo-saxon, en matière de transparence, d'éthique, qui, si elles étaient transgressées à l'avenir, entraîneraient des sanctions très lourdes.
… et une claire séparation des pouvoirs
Alain Minc. – Je serais tenté de dire que l'essentiel est désormais ailleurs : il s'agit de mettre les élus à l'abri du climat de suspicion généralisée et permanente qui s'est instauré… Car la situation actuelle est pour le moins paradoxale puisque la législation, plus sévère, qui a permis l'émergence des affaires nourrit le sentiment que l'ensemble de la classe politique est corrompu. Il faut que les Français comprennent que la loi est désormais contraignante, qu'elle sera appliquée et que ceux qui la transgressent seront punis. Pour autant, rien ne serait plus détestable que de voir l'opinion s'enfermer dans le dénigrement des élus, la remise en question du fonctionnement de l'État, et finalement verser dans le populisme et l'antiparlementarisme. C'est dans cet esprit qu'une claire séparation des pouvoirs doit jouer, laissant aux juges la charge d'apurer le passif dans le respect des droits et des procédures garantis par la loi, confiant à la représentation nationale le soin de clarifier les rapports entre la politique et l'argent.
Après le débat
Philippe Séguin a beaucoup appris
Q. : Quelle impression gardez-vous de votre dialogue avec Alain Minc ?
Philippe Séguin : Nous avons des différences dans les prémisses, dans les perspectives, des différences d'inspiration, mais lorsqu'il s'agit de ce qu'il faut faire aujourd'hui, nous sommes souvent assez proches.
Q. : Par exemple ?
Philippe Séguin : Sur l'emploi, sur la fonction publique, etc.
L'Express : Avez-vous découvert un autre Alain Minc ?
Philippe Séguin : Nous savions au départ que nous aurions un vrai dialogue et non pas une polémique. Et nous avons cherché chacun à comprendre la logique de l'autre. J'y ai beaucoup appris.
Q. : Pour autant, quelles sont vos deux France ?
Philippe Séguin : Elles ont des racines culturelles assez largement différentes. En gros, il s'agit de la gauche et de la droite. Mais nous incarnons l'un et l'autre des moutons noirs de chacune de ces familles politiques. Malgré cela, nous avons bien eu le sentiment d'être chacun porteur de l'un des versants du débat politique qui doit s'engager. Sur l'Europe en particulier. Où nous représentons les deux grandes options qui s'affrontent.
Q. : Laquelle, selon vous, va l'emporter ?
Philippe Séguin : La mienne a de bonnes chances ! Si nous avons perdu le référendum de Maastricht aux voix, nous l'avons en fait gagné dans le domaine des idées.
Q. : Pourquoi ?
Philippe Séguin : Parce que les raisons qui nous ont fait voter non sont en train de s'imposer.
Q. : Lesquelles ?
Philippe Séguin : J'en vois trois. D'abord, la nécessaire démocratisation du système va ramener l'objectif politique au premier rang : la réforme des institutions, rendue obligatoire, mettra un terme au schéma fédéraliste. Ensuite, l'ouverture à l'Europe centrale et orientale ne cesse de gagner, alors que le traité de Maastricht l'ignorait. Enfin, le temps est venu, à la faveur de la réforme institutionnelle, de réfléchir à un autre mode de gestion de la monnaie.
Q. : Alain Minc estime qu'il faut aller plus vite, et vous ?
Philippe Séguin : Je suis tenté de renvoyer dos à dos les tenants de l'Europe à plusieurs vitesses et ceux de la monnaie unique tout de suite, car, par deux voies opposées, ils parviennent à accroître les divergences et les différences entre pays membres. Mais, puisque Maastricht il y a, et du fait des adhésions nouvelles, il y a une renégociation qui va être le préalable à tout. Car les institutions doivent être profondément remaniées.
Q. : Vers quoi ?
Philippe Séguin : Confier l'exécutif au Conseil des ministres européens, avec un rôle original pour la Commission, gardienne des traités, force de proposition et d'exécution, et en face un système bi-caméral composé des parlements nationaux et du Parlement européen.
Q. : Ces institutions devront-elles être approuvées par référendum ?
Philippe Séguin : En tout état de cause, après la renégociation, il faudra retourner devant les instances compétentes de chaque pays. En tout cas, c'est la logique du calendrier de la réforme institutionnelle qui devra l'emporter sur celui de la monnaie. Et non l'inverse.
Q. : Comment un gouvernement peut-il mettre en œuvre un grand plan de réforme dans ce pays ? La volonté suffit-elle ?
Philippe Séguin : Une période marquée par la cohabitation et la perspective présidentielle n'est pas vraiment propice à la réforme. En revanche, une fois que l'élection présidentielle aura eu lieu, à condition que ce soit sur des enjeux clairs, le président de la République, son gouvernement, sa majorité, auront les mains libres… Pour peu qu'ils sachent expliquer, convaincre, mobiliser et surtout démontrer leur sens de l'équité.
Q. : Si vous deviez être vous-même candidat, quand vous déclareriez-vous ?
Philippe Séguin : Si je devais être un jour candidat ? Je me déclarerais au moment le plus propice ! J'essaie d'apporter ma contribution au débat, voilà tout. Un débat pour le moment occulté par des questions de personne qui, j'espère, vont s'estomper dès lors que chacun aura pris conscience du caractère inéluctable de la candidature de l'autre. Mais, dès à présent, le débat présidentiel est ordonnancé autour de trois sujets : la lutte contre le chômage et l'exclusion, les valeurs et l'organisation de la République, et l'Europe. Il s'agit maintenant de le sortir de ses ambiguïtés. Nous avons essayé d'y contribuer.
Après le débat
Alain Minc a été séduit
Q. : Quelle leçon tirez-vous de votre débat-rencontre avec Philippe Séguin ?
Alain Minc : Nous avons eu un vrai débat entre gens d'espèces différentes, ici un politique et un intellectuel, pour chercher le vrai clivage qui parcourt la société française autour de valeurs telles que souveraineté, Europe, libéralisme, démocratie. De ce point de vue nous étions chacun représentatif de notre camp. Mais l'expérience de ce livre fait apparaître que nos divergences sur ce qui relève du choix idéologique sont très grandes et qu'en revanche nos approches de ce qui relève de l'empirisme et de l'ouverture sont très voisines. Autant nous sommes en désaccord sur l'Europe, la monnaie unique ou la souveraineté, autant nous sommes en accord sur l'exclusion, l'éducation ou la fiscalité.
Q. : Avez-vous découvert un autre Philippe Séguin ?
Alain Minc : L'homme m'a séduit. Il ne m'a toujours pas convaincu de ce qui relève de nos divergences. Il a le tempérament du républicain de la vieille tradition française.
Q. : Seriez-vous donc le démocrate ?
Alain Minc : Lui, il est rousseauiste et clemenciste, donc gaulliste… Et moi, je suis plutôt tocquevillien.
Q. : Cela suffit-il à définir deux France qui s'opposeraient ?
Alain Minc : Je crois profondément qu'une ligne de fracture parcourt l'échiquier politique, mais pas du tout selon l'axe gauche-droite. Il y a des hommes de gauche plus proches du discours de Philippe Séguin que du mien. La vraie fracture est apparue par exemple avec Maastricht. Peut-être la reverrons-nous à la présidentielle. Il est en revanche réjouissant de constater qu'il peut y avoir accord sur le fonctionnement de la vie collective entre des gens en désaccord sur la position de la France et de son État. Nous exprimons tous les deux à la fois ce "consensus" et ce "disensus".
Q. : Tout votre débat est tendu vers les réformes à entreprendre, mais comment gouverner ce pays quand on a si peur des "manifs" ou que l'on se plie à la tyrannie des sondages ?
Alain Minc : La France a un problème majeur : elle a des acteurs sociaux très faibles. Donc la régulation par ces acteurs et par l'État ne fonctionne pas et nous en arrivons très vite au tête-à-tête État-opinion. Ou à celui du monarque et de la rue.
Q. : Comment surmonter cela ?
Alain Minc : Il existe une dialectique entre la puissance publique et l'opinion. Ainsi, il y a des moments où ce qui était impossible devient possible. L'État doit être d'un pas en avance sur l'opinion. Mais s'il est de dix pas en avance, il ira dans le mur. Donc il faut aider l'opinion et la société à mûrir. Prenez les retraites : il y a quatre ans c'était l'explosion ; il y a un an et demi, c'était possible. L'assurance maladie : il y a deux ans, c'était l'explosion; en juin prochain, ce sera possible. La réforme est donc possible.
Q. : Le référendum peut-il jouer son rôle ?
Alain Minc : Tous les deux, nous disons qu'il faut étendre le champ du référendum.
Q. : Sur l'Europe, quelle est celle de vos deux convictions qui va l'emporter ?
Alain Minc : En réalité, nous n'avons pas le choix. C'est mon modèle qui va prendre le dessus. Non pas parce qu'il est le meilleur mais parce que c'est la force des choses.
Q. : La force des choses ?
Alain Minc : On n'échappe pas à l'environnement international, à la réalité, aux lois de la gravitation. Qu'on les aime ou pas.
Q. : En revanche, vous vous rejoignez sur l'immigration-intégration, modèle français…
Alain Minc : Nous avons en effet tous les deux une croyance viscérale dans les vertus du modèle français. Nous n'admettons pas que disparaisse pour les autres demain ce dont nous avons l'un et l'autre bénéficié hier.
Q. : Cela vaut-il aussi pour l'islam ?
Alain Minc : Le devoir de notre modèle français est de faire de l'islam ce qu'il a fait des autres religions. Si la France admettait qu'il y a une extraterritorialité de l'islam. nous serions mal partis.
L'Express : Vous dites, vous le libéral de gauche, ne pas souhaiter l'élection d'un candidat de gauche en 1995…
Alain Minc : Non pas évidemment pour des raisons idéologiques, mais parce qu'on a besoin d'alternance. L'idée d'un terme de vingt et un ans de gouvernement de gauche pose un problème, comme il avait été posé par les vingt-trois ans de gouvernement de droite de 1958 à 1981. La moitié d'un pays ne peut pas, l'espace d'une génération, se sentir exclue du pouvoir.
Q. : Conseilleriez-vous à Philippe Séguin d'être candidat ?
Alain Minc : Oh ! nous avons eu des conversations publiques et des entretiens privés ; je ne mêle pas les uns avec les autres…
Lundi 12 décembre 1994
Europe 1
F.-O. Giesbert : Avez-vous été surpris par la décision de J. Delors ?
A. Minc : Tous les gens qui connaissaient J. Delors savaient bien que c'était tout à fait possible. Mais ce qui me frappe, c'est que dans ce pays, où l'on a une conception monarchique du pouvoir que 15 ans de mitterrandisme ont accru, ce geste stupéfie. Peut-être peut-il aider à faire mûrir. Le pouvoir, ce n'est pas simplement le plaisir d'occuper les châteaux.
F.-O. Giesbert : N'a-t-il pas déclaré forfait avec une certaine classe ?
A. Minc : Oui. Il y a de la grandeur d'âme. Je cherche un homme de l'Histoire de France qui ait refusé le pouvoir. Je n'en ai pas trouvé.
P. Séguin : A. Minc est modeste depuis des semaines, il n'a jamais douté du non de J. Delors. Ce n'était pas mon cas.
F.-O. Giesbert : Quelles conséquences politiques de ce retrait ?
P. Séguin : C'est surtout un concours de larmes de crocodiles. Il y a beaucoup de déçus, incontestablement, mais il y a tellement de gens heureux qui ont du mal à le dissimuler.
F.-O. Giesbert : Est-ce que ça ne rouvre pas le jeu ?
P. Séguin : Je ne crois pas. En revanche, la décision de J. Delors pose un vrai problème de fond : il a donné deux catégories de raisons pour motiver sa décision, des raisons personnelles qu'il est le seul à pouvoir juger, tout à fait estimables et respectables. Il y a aussi des raisons politiques : il y a quelque chose de profondément inquiétant à entendre un homme qui dit "il y a des tas de choses à changer dans ce pays, la situation est intenable" et conclusion, il n'y a rien à faire. Je souhaite que la décision de J. Delors – je redoute en fait le contraire – n'ait pas pour effet de répandre une sorte de parfum de renoncement sur toute l'élection présidentielle.
F.-O. Giesbert : Ne redonne-t-il pas de l'air à J. Chirac ?
P. Séguin : Ce n'est pas l'essentiel. Il y a beaucoup de candidats. Il y en a un qui ne l'est plus qui vous dit "il faut changer les choses, mais rien n'est possible". Il en est d'autres qui disent "il y a des tas de choses à changer, mais il faut attendre que tout le monde soit d'accord pour s'y mettre". La question préalable qui se pose dans cette élection présidentielle est la suivante : est-il possible de faire quelque chose ? L'élection présidentielle sert-elle à quelque chose ? Je continue à croire que oui, mais je constate qu'il y a beaucoup de gens qui pensent le contraire.
F.-O. Giesbert : Oui, avec qui ?
P. Séguin : Ce n'est pas l'essentiel. L'essentiel est de répondre à la question et de formuler un projet qui soit crédible.
F.-O. Giesbert : Maintenant qu'il n'y a plus de véritable danger à gauche, qu'est-ce que ça signifie ?
P. Séguin : Danger, danger… On n'en est plus au risque d'invasion par l'Armée rouge ! Il y a un homme qui pouvait apporter une contribution significative au débat. Il n'est plus là. J'espère que le débat va quand même pouvoir se dérouler et qu'on va répondre à cette question à laquelle J. Delors a apporté une réponse négative : est-il possible de faire bouger les choses ?
F.-O. Giesbert : C. Pasqua, R. Barre, V. Giscard d'Estaing, peut-être même P. Séguin, peuvent-ils se déclarer candidats, puisque J. Delors ne se présente pas ?
P. Séguin : En ce qui me concerne, il y a vraiment très peu de risques. Pour le reste, on verra bien. L'essentiel n'est pas de savoir combien il y aura de candidats, c'est de savoir de quoi ils vont parler et s'ils pensent qu'il est possible de faire bouger les choses.
A. Minc : C'est le vrai dommage de la disparition de J. Delors. On parle déjà des hommes, alors que s'il s'était déclaré candidat, on aurait eu un débat nécessairement qui aurait été un débat sur le fond entre lui et son adversaire. Maintenant, on va revenir au jeu politique et politicien. C'est assez dommage. Le débat intellectuel était plutôt bien parti.
F.-O. Giesbert : Et R. Barre ? Sa candidature ne devient-elle pas inévitable ?
P. Séguin : Je suis certain que R. Barre peut apporter au débat d'idées une contribution tout à fait éminente.
F.-O. Giesbert : Vous affirmez avoir le regret de ne pas avoir été gaulliste durant votre jeunesse.
A. Minc : Dans ma génération, on est nombreux dans ce cas. On a été mendésiste et on s'est arrêté au bord du Rubicon, on s'est mis à pêcher : on aurait dû le franchir.
F.-O. Giesbert : Et vous, vous faites constamment référence au général De Gaulle ?
P. Séguin : Oui, sans récuser Mendes. Encore qu'en 1954, je n'avais pas l'âge de décider si j'étais ou non mendésiste.
A. Minc : Vous l'auriez été.
P. Séguin : C'est probable.
F.-O. Giesbert : Êtes-vous gaullo-mendésiste ou mendéso-gaulliste ?
P. Séguin : Je n'ai jamais pensé qu'il y avait contradiction entre ces deux démarches. J'ai toujours regretté ce rendez-vous manqué entre les deux hommes sur la longue période.
F.-O. Giesbert : Quel est le plus gaulliste des candidats aujourd'hui ?
P. Séguin : Celui que je soutiens, J. Chirac. Je n'ai jamais varié. Cela étant dit, j'ai un soutien qui est exigeant.
F.-O. Giesbert : Critique ?
P. Séguin : Exigeant. J'essaie d'être cohérent. Je ne crois pas à la nécessité d'une candidature unique du côté de la majorité. Ce n'est pas la règle du jeu de la présidentielle. Lorsqu'il est apparu qu'on cherchait à faire de J. Chirac, contre toute raison et contre l'esprit des institutions, un candidat unique de force, j'ai dit "attention !". C'est la seule chose que j'ai faite qui a pu donner lieu à des interprétations fâcheuses.
F.-O. Giesbert : Dans le livre, vous vous insurgez "contre les inepties qu'on débite" sur les candidatures.
P. Séguin : Je m'en tiens à l'esprit des institutions de la Ve République : c'est la rencontre d'un homme et d'un peuple.
F.-O. Giesbert : Vous ne parlez pas comme N. Sarkozy ?
P. Séguin : Si je le faisais, ça se saurait ! Par définition, le président de la République est au-dessus des partis. Il ne va pas commencer au moment de la candidature par être enfermé dans le système des partis ! Ce serait absurde.
F.-O. Giesbert : Dans le livre, vous évoquez le souci constant du Général de rééquilibrer le mouvement vers la gauche. Penche-t-il trop à droite aujourd'hui ?
P. Séguin : Il y a un tropisme incontestable depuis les origines.
F.-O. Giesbert : Qui penche le plus à droite, E. Balladur ou J. Chirac ?
P. Séguin : Vous savez bien quelle est la réponse que je vous ferais si je vous la faisais ! Je pense que J. Chirac est le candidat le plus susceptible d'assurer cet équilibre auquel j'aspire.
F.-O. Giesbert : Vous êtes tous les deux d'accord sur le fait que la machine à produire de l'exclusion doit être stoppée. Le gouvernement Balladur a-t-il totalement échoué sur ce plan ?
A. Minc : La machine à fabriquer du chômage, ça fait 20 ans qu'elle est en marche. Un pays ne fait pas 3,5 millions de chômeurs sans que ce soit sa responsabilité collective depuis une génération. Ne ramenons pas notre culpabilité à tous aux effets politiques à très court terme !
P. Séguin : Je suis d'accord, d'autant que dans le système institutionnel, on sait bien qu'un gouvernement de cohabitation, qui a deux ans devant lui, qui travaille dans le cadre de grandes options qui ont été définies pour un autre que lui parce que nous travaillons dans le cadre des grands choix de 1988 il ne faut pas lui demander l'impossible. Quoi qu'on en dise, c'est un gouvernement de transition.
F.-O. Giesbert : Les priorités pour le prochain gouvernement : l'exclusion et l'emploi, la République, l'Europe ?
A. Minc : Nous sommes d'accord sur les deux premiers points, mais nous n'avions pas la même Europe.
P. Séguin : Effectivement, encore qu'on ait un autre point commun : le point d'interrogation que nous avons mis au titre du livre.
A. Minc : Et le résultat du livre, c'est qu'on le dédicace en disant "ce sont deux France qui n'en font qu'une". Il a fallu un long itinéraire pour découvrir cette vérité première !
F.-O. Giesbert : Mais il y a deux Europe qui en font deux !
P. Séguin : On n'a pas la même inspiration, on n'a pas les mêmes aspirations, mais confrontés aux échéances, on n'a pas toujours des réponses fondamentalement contradictoires.
F.-O. Giesbert : La campagne se déroulera-t-elle sur le thème de l'Europe ?
P. Séguin : Il est certain que toute une série de réponses à des sujets présumés intérieurs dépend de la réponse qu'on donne au niveau européen.
A. Minc : Les deux Europe, c'est la manière de savoir si la Russie est en Europe ou non. J. Delors a commencé son exposé sur l'Europe par ce point. P. Séguin dit oui, moi non. La Turquie, il faut qu'elle soit d'une certaine manière en Europe, sinon elle sera dans l'islam.
P. Séguin : Absolument.
F.-O. Giesbert : R. Barre ne correspond-il pas mieux aux critères de l'homme d'État aujourd'hui ?
A. Minc : On ne va pas sortir de la phase Delors pour entrer dans la phase Barre, je vous en prie ! Faisons un peu de débat d'idées.