Article de M. Bertrand Renouvin, directeur politique de la NAR, dans "Le Journal des présidentielles" de novembre 1994, sur son expérience de candidat aux élections présidentielles.

Prononcé le 1er novembre 1994

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Média : Le Journal des présidentielles

Texte intégral

Monarchiste de cœur et de raison, mais persuadé que la royauté n'est ni de droite ni de gauche, ni d'autrefois, qu'elle est ailleurs, au-dessus de nos querelles, au-delà de nos clivages, qu'elle vient du plus lointain passé mais s'inscrit dans notre siècle et même dans notre avenir, Bertrand Renouvin est de ceux qui font la politique de leurs idées plutôt que celle de leur carrière. Cofondateur et dirigeant de la Nouvelle Action royaliste, dissidence moderne de la vieille Action française, il a poussé si loin le concept de monarchie républicaine et le principe de la réconciliation entre la monarchie et le peuple qu'en 1981 et 1988 il a appelé à voter pour François Mitterrand. La NAR, c'est 987 – date de fondation de la monarchie capétienne – revue et corrigée par Mai 1968. En 1974, Bertrand Renouvin a été candidat à la présidence de la République. Il avait trente et un ans. il a obtenu 43 722 voix, soit 0,17 % des suffrages exprimés.

Quand j'étais candidat, la mode était aux jeunes. Si ma mémoire est bonne, j'étais le plus jeune candidat et Valéry Giscard d'Estaing disait qu'il allait devenir le plus jeune président de la République. L'argument de mon auguste compétiteur m'a délivré à jamais de la démagogie jeuniste : l'élu de 1974 était vieux à vingt ans, et n'a guère rajeuni depuis lors. La droite non plus n'a pas changé : le Pasqua de l'époque s'appelait Marcellin, qui faisait peur aux bourgeois en agitant des épouvantails en forme de révolutionnaires cubains. Déjà des histoires de barbus subversifs…

Quant aux jeunes, l'attitude n'a guère varié : des caresses dans le sens du poil (on se mettait « à l'écoute », on commande un sondage) et une politique de désespérance. Désespoir des années Pompidou, qui conduisit tant de jeunes à l'hôpital psychiatrique, qui les poussa vers la drogue ou le suicide. Désespoir de l'année Balladur, avec cette belle différence que la révolution qui semblait morte en 1974 parait aujourd'hui devant nous.

Le lent naufrage de la contestation

Quand j'étais candidat… Trois mots qui invitent à la nostalgie. Pour moi, pas le moindre danger d'un retour larmoyant sur l'année 1974. On n'a pas la nostalgie des années molles, des années-regrets, des années ras le bol. Comme Régis Debray mais pour d'autres raisons, j'avais manqué de Gaulle et de Gaulle me manquait. Comme tant d'autres de ma génération, j'avais participé à ma manière au grand mouvement de contestation, mais nous assistions avec une rage impuissante à son lent naufrage dans les basses eaux pompidoliennes. En 1974, je n'avais pas confiance dans le candidat de gauche mais je redoutais la glu conservatrice et je détestais déjà la morgue aristocratique. Giscard encore, Giscard d'Estaing comme fantasme français : il nous arrive de prendre la suffisance pour de la grandeur, de confondre la noblesse, fondée sur le service de l'État, et la caste qui confisque le pouvoir. Je n'étais pas seul à exprimer le refus de la bourgeoisie financière et la crainte de sa domination sans partage, ni le seul à souhaiter une transformation profonde de l'économie et de la société française : il y avait alors une vie politique extra-parlementaire, passionnée, baroque, violente parfois, qui animait et orientait le débat civique. Gauchiste pour l'essentiel, dans les nuances trotskistes représentées par Alain Krivine et Arlette Laguiller, déjà écologiste avec René Dumont, royaliste par mon truchement, cette « mouvance » issue de Mai 1968 donna à la campagne présidentielle de 1974 une tonalité particulière : minoritaires mais pas marginales, passionnelles ou passionnées mais complètement désintéressées puisque ces candidats ne pouvaient prétendre à la magistrature suprême, les tendances extra-parlementaires menaient une libre réflexion, en public et avec les citoyens, avec le soutien amical d'une presse qui n'était pas encore possédée par le démon médiatique.

Quand j'étais candidat, la presse donnait plus facilement la parole aux minorités politiques : il n'y avait pas cette présélection médiatique que j'ai connue en 1981, et qui s'est aggravée depuis. Depuis une dizaine d'années, la télévision qui fait et défait les modes politiques se contente d'accorder aux « petits candidats » l'aumône d'une déclaration par-ci par-là : cela sent l'obligation pesante, on devine l'impatience de gens qui font leur devoir en songeant au temps perdu et à l'argent gaspillé. Il y a vingt ans, la télévision ne dictait pas encore sa loi, les journalistes de l'audiovisuel étaient plus proches des minorités agissantes (dont ils provenaient parfois) et ceux de la presse écrite avaient me semble-t-il plus de latitude. Faute de pouvoir mener une campagne de réunions (nous n'avions pas l'argent nécessaire) j'ai passé la plus grande partie de mon temps en entretiens de presse : de vrais entretiens, approfondis, et non pas des réponses types à des questionnaires standardisés. J'avais le temps d'expliquer une position politique complexe et apparemment paradoxale, et mes interlocuteurs avaient le temps d'écouter, prenaient le temps de reproduire fidèlement nos conversations. Cette écoute attentive et ce dialogue vrai existent encore dans la presse écrite, en province plus qu'à Paris, avec les correspondants étrangers plus qu'avec nos compatriotes. Mais j'ai le regret de constater que le personnel médiatique (à distinguer des journalistes) consacre toute son attention à la classe dirigeante – tout simplement parce qu'il en fait partie. Du coup, des aspects majeurs de la vie politique du pays échappent au regard des médias, ou se réduisent à quelques clichés sur les banlieues, le chômage, la misère, la colère des groupes et des générations sacrifiées. Je n'écris pas cela par dépit : de tous les minoritaires, je ne suis pas le plus mal loti.

Les « petits maires » républicains

Quand j'étais candidat, la participation au débat démocratique était plus aisée qu'aujourd'hui. Pour une candidature à l'élection présidentielle, il suffisait de réunir cent signatures de maires, de députés, de sénateurs, et de déposer une caution de 10 000 francs. C'est dire qu'un petit mouvement, même très pauvre, mais composé de militants décidés, pouvait sans difficulté réunir en peu de temps les signatures demandées. Le mouvement royaliste que j'animais que j'anime toujours avec une douzaine d'autres camarades nous paraissait à la hauteur de l'enjeu : les délais étaient très courts, mais les adhérents étaient enthousiastes et chacun se mit en devoir de rendre visite aux maires des communes rurales plus accessibles que ceux des villes. Je fus naturellement de plusieurs tournées : celle de Champagne m'a laissé un souvenir particulier, à cause des flûtes que je dus absorber avec d'autant plus de mérite que je n'apprécie guère le vin qui pétille. Hélas, la Bourgogne et le Bordelais ne figuraient pas sur mes itinéraires de campagne…

Les bouteilles de champagne sorties de derrière les fagots et nombre d'autres breuvages généreusement offerts montraient que l'accueil réservé aux militants royalistes était aimable, voire chaleureux. À ceci près que les vieux notables royalistes issus de l'Action française refusèrent pour la plupart de signer en ma faveur : gravement, ils nous expliquaient qu'il ne fallait pas diviser la droite, ni gêner en quoi que ce soit l'élection de Monsieur Giscard d'Estaing car ces notables conservateurs étaient évidemment anti-gaullistes, souvent par pétainisme plus ou moins avoué. Tel était le résultat de la politique extrémiste de l'Action française : elle avait formé de timides gardiens de l'ordre établi, qui concevaient la fidélité royaliste sous la forme d'une sentimentalité vague. Cette mouvance réactionnaire n'a pas disparu : elle a par exemple engendré un Philippe de Villiers, que j'ai vu passer très classiquement de l'extrémisme monarchisant au Parti républicain. J'en profite pour signaler que cette évolution, justifiée par la défense des mêmes intérêts de classe, n'a jamais conduit notre sémillant défenseur des « valeurs » à militer au sein de mon propre mouvement : en 1974, Philippe de Villiers nous trouvait beaucoup trop à gauche et surtout beaucoup trop démocrates… Nombre de royalistes patentés nous ayant fait défaut, ce furent les « petits » maires républicains qui composèrent la majorité des cent soixante-dix signataires rapidement réunis : avec une belle rigueur, ils signaient pour un royaliste au nom de la liberté d'expression, pour l'élargissement du débat démocratique, et ils auraient aussi bien soutenu Arlette Laguiller ou Alain Krivine si les équipes trotskistes étaient passées avant nous.

Lorsqu'il fut élu président. Giscard d'Estaing le libéral, organisa à sa manière la liberté d'expression. Pour la présidentielle, le nombre de signatures requises passa de 100 à 500. La barre ainsi relevée n'était pas infranchissable pour une formation modeste dès lors qu’elle avait le temps de mener sa campagne. Mais deux autres dispositions « techniques » furent adoptées, qui renforcent les obstacles : d'abord le nom du signataire est publié au Journal Officiel, ce qui a un effet dissuasif dans la mesure où un maire ainsi repéré peut craindre pour les subventions de sa commune ; ensuite le formulaire de soutien est maintenant un imprimé envoyé par le ministère de l'Intérieur quelques semaines avant l'ouverture de la campagne, alors qu'en 1974 nous faisions directement signer sur papier libre. Ce point parait mineur, mais il rend peu opérante la démarche militante et le dialogue qui s'en suit… On me dira que beaucoup de petits candidats ont participé aux présidentielles de 1981 et de 1988 : je crains que certains d'entre eux aient par trop dépendu de la bienveillance intéressée d'une grande formation politique… Lancer une ou deux billes dans la partie qui se joue dans le camp d'en face, cela s'est toujours fait.

Être candidat de tradition royaliste n'allait pas sans paradoxes que la presse de l'époque ne manqua pas de souligner. Un royaliste candidat à la présidence de la République ? La contradiction ne tenait qu'à une perversion du sens des mots. La république ne désigne pas un régime particulier, mais l'objet et l'enjeu du pouvoir politique – la chose politique, le bien commun qui exige un état de droit. Dès lors, un royaliste ne saurait se fixer pour objectif d'abattre la République, selon le mot d'ordre absurde de l'Action française : il se doit au contraire de servir la République dans le souci du bien commun, selon une conception particulière de la légitimité qui selon moi renforce l'État de droit.

On confrontait des idées, figurez-vous

La candidature d'un royaliste était donc rigoureusement compatible avec la légalité républicaine (ce que personne ne contesta) et avec le principe républicain. Cette candidature était de surcroît en harmonie avec la lettre et l'esprit de la Constitution de la Ve République qu'on qualifie à juste titre de « monarchie républicaine », et qui reprend dans son article 5 la doctrine capétienne de l'indépendance du chef de l'État et du pouvoir arbitral, garant de la continuité.

En présentant sa candidature, le royaliste que je suis ne pouvait manquer de respecter le principe monarchique-républicain qui veut que le candidat se présente à titre personnel, et non comme représentant d'une idéologie et (ou) d'un parti. Comme François Mitterrand, comme Valéry Giscard d'Estaing, j'ai signé seul ma « profession de foi » sans apposer sous ma signature une quelconque étiquette. Et mes interventions ont été celles d'un citoyen, certes royaliste, mais qui se gardait de parler au nom de la tradition capétienne que le chef de la Maison de France est seul en droit d'incarner et d'exprimer.

Être candidat, c'est présenter un projet. Telle était du moins l'opinion commune en 1974 : on confrontait des projets de société, des programmes de gouvernement – des idées figurez-vous. Vingt ans après, ces débats paraissent étranges. L'idéologie de la communication est passée par là, ravageuse, le « travail d'image » a ruiné la réflexion politique, et le discours « réaliste » a marqué la démission des hommes d'État. Le réalisme en politique, c'est toujours la soumission à la loi du plus fort, la soumission aux logiques les plus violentes.

Pétain était réaliste en 1940 : sous prétexte que les Allemands avaient gagné une bataille, l'homme de Vichy voulait que les Français se fassent une raison. Dans une toute autre situation, Jacques Delors, Michel Rocard et Édouard Balladur ont prêché et prêchent encore le réalisme face aux forces du marché qui soumet notre pays à la violence de l'économie.

Les prétendus réalistes ne comprennent pas que « faire de la politique » c'est façonner le réel, faire naître ou renaître des réalités en fonction du projet qu'on a formé. Sans vision à l'échelle des siècles, pas d'action efficace dans l'ordinaire des jours. Gaullistes, royalistes, socialistes, communistes de toutes obédiences nous affirmions en 1974 des espoirs divers et souvent contradictoires, mais nous pensions et agissions tous dans l'espérance. Destin de la France millénaire dans le cours de l'histoire du monde, révolution sociale, libération de l'homme, société sans classe : notre histoire personnelle, nos tactiques et nos stratégies militantes s'inscrivaient dans ces vastes perspectives. Par la suite, il fut de bon ton de dénoncer les « grands récits » historiques, matrices supposées des totalitarismes, et de railler les rêveurs. On a détruit les ambitions collectives, restent les rivalités individuelles : dans notre pays, la violence n'a pas reculé, elle a changé de visage.

Comme les autres candidats, j'ai présenté aux électeurs un projet. Vingt ans après, je n'ai pas à en rougir. Les mots que j'employais ne sont plus à la mode, mais les soucis et les exigences sont restés identiques : restaurer l'État dans son indépendance et sa dignité ; affranchir l'économie et la société de la violence capitaliste-libérale ; préserver l'indépendance nationale des volontés de puissances impériales. Aujourd'hui, tout cela pourrait encore servir à la définition d'un programme de gouvernement. Plutôt que débattre, on préfère se réfugier dans la quiétude de la gestion. Cette prétendue sagesse est une folie : il y aura un grand retour du Politique, comme il y a en psychanalyse des retours du refoulé.

Une encombrante célébrité

Être candidat à l'élection présidentielle, c'est devenir célèbre tout à coup. Micros, caméras, conférences de presse : les « présidentiables » ont l'habitude, mais ne semblent pas pouvoir s'en passer. Ceux qui sont candidats pour une élection comme on était roi d'un jour, et qui ne se font aucune illusion sur le résultat chiffré, prennent les choses avec distance. Pour Arlette Laguiller, pour Alain Krivine, pour moi aussi, la célébrité n'est pas une fin en soi, mais le moyen de faire connaître ses convictions et de les faire partager : en d'autres termes, c'est le témoignage qu'on cherche à « médiatiser » et non pas la personne.

De ma célébrité momentanée, j'ai gardé pour ma part un souvenir pénible et une interrogation demeurée jusqu'à aujourd'hui sans réponse. En pleine campagne, à mon premier moment de liberté (quelques dizaines de minutes entre deux émissions de radio) j'ai voulu faire quelques pas dans les rues ensoleillées et aller prendre un café à une terrasse. Je me suis retrouvé comme un poisson dans un aquarium, un jour de présentation au public de nouvelles espèces rares : les passants s'arrêtaient pour me regarder, beaucoup me souriaient, certains venaient me serrer la main, mais ce qui est normal lors d’une réunion publique devenait angoissant. Tout à coup, je n'ai plus su marcher, et je fus incapable d'avaler sous plusieurs dizaines de regards intéressés ma tasse de café. La célébrité isole, et le nouveau rapport au monde qu'elle institue change le rapport à soi-même, perturbe le comportement, défait les gestes les plus habituels.

L'interrogation porte sur les conditions dans lesquelles une personne célèbre est remarquée. En costume-cravate, au fond d'un taxi, j'étais reconnu immédiatement dans les quartiers de presse et de ministères. Mais la veille du premier tour, alors que ma photographie était sur tous les panneaux, c'est un bienheureux inconnu en col roulé qui prit le métro pour aller regarder avec sa toute petite fille les perroquets et les toucans du marché aux oiseaux… Notre perception des êtres dépend de leur apparence, mais aussi de la géopolitique urbaine : il y a des lieux où l'on s'attend plus ou moins consciemment à faire certaines rencontres, d'autres où les personnages publics paraissent tellement aberrants qu'ils ne peuvent y être vus.

Être candidat, c'est s'exposer enfin au verdict du suffrage universel. Ayant explicitement précisé qu'il n'y avait aucune obligation à voter pour moi, les quelques dizaines de milliers de votes qui se portèrent sur mon nom ne furent pas considérés comme une sanction. Au contraire, l'expérience ultérieure nous montra que notre modeste participation à la cérémonie du sacre démocratique nous avait donné une représentativité réelle, en même temps qu'un sens plus aigu de nos responsabilités politiques.