Texte intégral
Le Figaro : 14 septembre 1994
Le FIG-ECO : Hier, le gouvernement a annoncé une simple ouverture du capital de Renault. Ne le regrettez-vous pas ? N'auriez-vous pas souhaité aller plus loin ?
Gérard LONGUET : Ma philosophie, c'est que chaque fois que l'on peut avancer il faut en saisir l'opportunité. Entre une société dont le capital est à 80 % d'État et à 20 % Volvo, et une société dont le capital est à 51 % d'État, et à plus du tiers dans le public, il y a un réel progrès. L'ouverture du capital de Renault apparaît comme la solution qui permet de « refranciser » d'abord l'entreprise, de préparer ensuite son intégration totale dans l'économie libérale, de faire participer les salariés au capital, et de faire émerger des actionnaires importants qui pourront prendre le relais de l'État. Avec plus de temps devant nous, sans doute aurait-on pu envisager d'aller plus loin. Cette ouverture est une étape, pas un achèvement.
Q. : Cette opération ne va-t-elle pas être toutefois interprétée comme une manière de reculade, devant les réactions des syndicats en particulier ?
R. : Le fait d'être critiqué à la fois sur notre gauche et sur notre droite me paraît parfaitement rassurant. Il y aura toujours ceux qui disent que ce n'est pas assez, et ceux qui disent que c'est trop.
Q. : C'est pourtant une demi-mesure…
R. : C'est une étape importante d'un processus inscrit dans la durée. L'automobile est un marché parfaitement concurrentiel, et il n'y a pas de raison particulière pour que l'État reste à terme actionnaire majoritaire de Renault.
Q. : Une solide alliance industrielle était aussi un argument du gouvernement pour lancer la privatisation de Renault. Après l'échec de la fusion avec Volvo, vous n'en voyez aujourd'hui aucune autre ?
R. : Dans une stratégie de négociation, si l'on dit qu'il faut un allié à tout prix on s'affaiblit, et si l'on dit qu'il ne faut pas d'allié du tout on risque de ne pas être cru. Il existe une poignée de grands constructeurs sur le marché européen. On assistera forcément à des regroupements, plus ou moins étroits. Ce qui est certain, c'est qu'à partir du moment où Renault quitterait totalement la sphère publique, on n'imagine pas que l'on puisse le faire sans dire aux petits actionnaires quels sont les investisseurs qui joueront un rôle important et les partenaires avec lesquels le groupe peut s'entendre. On ne met pas d'argent dans une entreprise les yeux fermés.
Q. : Le gouvernement a retardé après l'élection présidentielle le changement de statut de France Télécom pour des raisons sociales et syndicales. N'a-t-il pas commis une erreur en n'expliquant pas assez les conséquences sociales de l'opération ? Quand cette réforme aura-t-elle lieu ?
R. : Pas du tout. Le gouvernement a fixé dès juillet 1993 la marche à suivre : compte tenu de la concurrence dans les télécommunications, France Télécom doit avoir un statut d'entreprise. La volonté du gouvernement – et le rapport Roulet y répond – est claire. France Télécom doit devenir une entreprise dans laquelle l'État reste majoritaire. Pour deux raisons : les missions de service public seront poursuivies, et le statut de fonctionnaire du personnel de France Télécom ne sera pas remis en question. Nous avons aussi apporté une réponse claire au personnel en affirmant que l'on pouvait être à la fois fonctionnaire et salarié d'une société dans laquelle l'État est toujours majoritaire. Quant à fixer une date, je dirai simplement que nous sommes dans un processus de maturation.
Q. : Êtes-vous définitivement opposé à l'entrée d'Alcatel dans le capital de France Télécom quand ce dernier fera appel à des actionnaires privés dans son tour de table ?
R. : La question est ouverte. La situation est la suivante : en accord avec l'État, France Télécom a choisi de bâtir un partenariat étroit avec la Deutsche Bundespost Telekom, et nous sommes donc tenus d'adopter une architecture qui soit compatible avec celle de notre principal partenaire.
Or les Allemands sont hostiles à l'intégration verticale Siemens-Deutsche Bundespost Telekom. A contrario, les nord-américains ATT et Northern Telecom ont adopté un système d'intégration verticale. Je crois qu'un grand équipementier veut nécessairement devenir exploitant. Mais peut-il l'être sur le marché qui est son principal débouché industriel ? La réponse n'est pas certaine.
Q. : Est-ce à dire qu'Alcatel n'a aucune chance d'être retenu comme le troisième opérateur de téléphones mobiles dont vous dévoilerez bientôt le nom ? Bouygues, donné favori depuis le départ, l'a-t-il emporté sur Alcatel et la Lyonnaise des eaux ?
R. : Le nom du troisième opérateur sera connu très prochainement. Cette compétition a été précédée d'une solide réflexion et menée de façon très rigoureuse. Notre choix s'inscrira dans un cadre simple qualité et continuité dans l'effort. Les investissements en jeu sont de plusieurs milliards de francs.
Q. : Les réseaux câblés de la Caisse des dépôts seront-ils attribués à la Lyonnaise des eaux ? La vente sera-t-elle rapide ?
R. : Les négociations sont effectivement reparties, et plusieurs acheteurs sont sur les rangs, me dit-on. La Caisse des dépôts souhaite vendre ses réseaux en groupe. Mais les maires des grandes villes veulent avoir leur mot à dire. Ce n'est ni moi ni le gouvernement qui déciderons du calendrier de la vente. C'est à la Caisse des dépôts de mener les négociations.
Q. : Êtes-vous favorable à ce que les réseaux câblés servent à vendre des services de télécommunications ? Prendrez-vous des mesures permettant une déréglementation du téléphone avant 1998 ? Et ces mesures ne faciliteraient-elles pas la vente des réseaux câblés de la Caisse des dépôts ?
R. : Les candidats savent très bien que la libéralisation des infrastructures de télécommunications suivra celle du service téléphonique, qui débutera le 1er janvier 1998. La seule incertitude est une incertitude de calendrier, Cela dépendra notamment des décisions prises à Bruxelles. C'est aux entrepreneurs de prendre leurs risques.
Q. : Gérard Théry doit remettre prochainement son rapport sur les autoroutes de l'information. Ne fait-il pas fausse route en demandant à l'État d'investir des centaines de milliards de francs pour construire ces nouveaux réseaux de télécommunications ?
R. : Ce rapport a l'immense mérite de montrer que les autoroutes de l'information constituent un point de rencontre indispensable du développement économique futur. Le rapport donne un formidable coup d'envoi, Il nous faut notamment préciser le rôle de l'État dans ce secteur. L'État a au moins deux missions importantes. La première est de fixer les règles du jeu. La seconde est d'organiser une offre universelle, et c'est aussi une question délicate.
Chaque citoyen a-t-il le droit d'être équipé chez lui d'une prise qui le reliera aux autoroutes de l'information ? La collectivité doit-elle payer pour cela ? Il faut en tout cas éviter de refaire le plan câble. J'organiserai donc un débat sur ce sujet, et le Parlement sera consulté. Je défendrai la position de la France au G7 sur les télécommunications qui se tiendra à Bruxelles, en février prochain. Le gouvernement entame maintenant sa réflexion pour aboutir dans ce délai à des propositions concrètes, Chacun pourra s'exprimer.
Q. : Autre dossier chaud, la vente de Bull, qui semble piétiner quelque peu...
R. : Les résultats de Bull s'améliorent, et le groupe redonne confiance à ses clients et à ses partenaires. Il vient de passer des accords techniques avec les Américains Motorola et Tandem. La mise sur le marché de gré à gré de Bull se profile en évitant une vente par appartement. Nous avons comme objectif de voir l'État minoritaire avant l'élection présidentielle.
Q. : Alain Gomez, le PDG de Thomson, estime que la recapitalisation du holding Thomson SA constitue une « condition » préalable « absolue » à une fusion de Thomson SA et de la filiale électronique de défense Thomson-CSF en vue de la privatisation du groupe. L'État participera-t-il à cette dotation en capital ?
R. : Thomson SA figure parmi les entreprises à privatiser, de par la loi. Il est vrai que son endettement est élevé, et qu'un renforcement de ses fonds propres sera nécessaire. Bruxelles laissera-t-il l'État injecter des fonds publics dans Thomson SA ? Nous réglerons ces questions au moment de la privatisation.
Q. : La reprise allemande se concrétise par un retour des entreprises allemandes sur les grands marchés. Alors que, cette année, la progression de notre commerce extérieur devrait être inférieure à celle de l'an dernier. Cela ne vous inquiète pas ?
R. : C'est l'expression de la différence structurelle entre nos deux économies. Mais celle-ci se réduit. L'Allemagne est sur des produits peu sensibles à l'élasticité des prix et intégrant une forte valeur ajoutée. Alors que la France a été et reste encore un pays dont l'exportation industrielle est plus sensible à la conjoncture. Cet écart est en train de se combler. Dans nos exportations, la valeur ajoutée augmente : télécommunications, grands équipements collectifs, aéronautique, et le luxe, qui est peu sensible à l'effet prix. Inversement, la part des produits intermédiaires (aciers, produits agricoles) diminue.
L'Allemagne a cet avantage structurel depuis longtemps. Mais il faut remarquer aujourd'hui qu'elle a des produits de forte valeur ajoutée dans des secteurs qui ne sont pas forcément d'avenir. Aussi cherche-t-elle volontiers à « accrocher ses wagons » aux nôtres lorsque nous en avons, dans l'aéronautique et le spatial, par exemple, ou dans le secteur militaire.
Ce qu'il nous faut, c'est crédibiliser notre image de marque industrielle et de haute technologie. Nous sommes un pays qui est presque toujours sur le podium des hautes technologies, et notre image de fiabilité industrielle doit encore être renforcée.
Q. : L'avantage de l'Allemagne ne se traduit-il pas par de meilleurs résultats, par exemple dans les contrats fermes signés par Bonn avec la Chine par rapport aux accords qui viennent d'être paraphés à Paris ?
R. : Quand on parle de la Chine, il faut comparer des choses comparables les résultats globaux des contrats englobent les contrats fermes et les lettres d'intention. Et cela qu'il s'agisse des accords passés avec les Américains, avec les Allemands ou avec les Français. Sur les 17 milliards d'accords entre la Chine et la France, il faut compter la construction de la raffinerie de Shanghai et aussi les achats de céréales. Ce second projet sera, je l'espère, très bientôt un contrat ferme.
Sur le fond, ce qui est plus important que la distinction entre contrats fermes et lettres d'intention, c'est que les Chinois veuillent aboutir et que les entreprises françaises aient repris confiance. L'objectif du premier ministre était de dire aux entreprises françaises : Allez en Chine sans complexes. L'objectif est atteint.
Q. : En France, une « certaine confiance revient », a confirmé le Premier ministre, Édouard Balladur, dimanche dernier. Comment se traduit-elle dans le tissu industriel ?
R. : Par une reprise des investissements, et, plus important encore, par une amélioration de la compétitivité des entreprises françaises et leur aptitude à marquer des points à l'exportation sur les marchés les plus exigeants. Notre balance commerciale reste négative avec les États-Unis et le Japon, mais l'écart se réduit. Nous maintenons un quasi-équilibre avec l'Allemagne, et nous sommes excédentaires avec tous les autres pays, sauf les pays scandinaves. Cette, compétitivité redonne confiance aux entreprises.
Q. : Les « affaires », comme l'on dit, et la mise en examen de plusieurs chefs d'entreprise empoisonnent le climat industriel. Quel est notre sentiment ?
R. : Le premier rôle de l'État, c'est de fixer des normes. Une fois qu'une loi est votée, elle doit être appliquée, et il y en a une sur le financement des partis politiques depuis le 15 janvier 1990. Ceux qui ne la respectent pas doivent être sanctionnés. Mais, dans une économie qui devient de plus en plus contractuelle, je crois qu'il faudrait apporter deux correctifs : renforcer les effectifs et plus généralement la place des juristes, et faire en sorte que la procédure n'emporte pas condamnation avant même que le jugement soit définitif. La vraie condamnation, c'est devenu la condamnation morale, Or je souhaiterais qu'elle suive la condamnation pénale et ne la précède pas.
La Tribune Desfossés : 6 octobre 1994
La Tribune : Alors que le marché automobile européen sort tout juste de la crise, est-il raisonnable d'accepter une augmentation de 1,3 % des importations de voitures japonaises en 1994 ?
Gérard Longuet : Le principe est qu'il doit y avoir partagé à la hausse et à la baisse. L'an dernier, nous avions fait valoir à Bruxelles qu'elle avait sous-estimé le recul du marché européen et qu'il fallait corriger à la baisse les importations de voitures japonaises. Et nous avons obtenu gain de cause. En fin d'année 1993, les importations japonaises en Europe ont été réduites de 110 000 unités par rapport aux chiffres que le-nouveau gouvernement avait trouvés à son arrivée.
Cette année l'augmentation du marché européen est supérieure à celle des importations japonaises, ce qui est un bon résultat. Le yen demeurant à un niveau élevé, la compétitivité commerciale des voitures japonaises n'est plus d'ailleurs aussi forte. On peut trouver que ce bon résultat n'est pas suffisant. Mais ce qui est important pour la France, c'est le principe du remboursement total sur la période 1994-1999 de l'avance accordée en 1993 aux Japonais du fait de la baisse du marché européen.
Je constate que l'Europe arrive à préserver ses intérêts, et en particulier, les pays qui ont une industrie automobile nationale, ce qui est le cas de l'Allemagne, de l'Italie et bien sûr de la France. Il est évident que les pays qui n'ont pas d'industrie automobile nationale sont beaucoup plus ouverts aux importations. Ainsi le taux de pénétration des voitures japonaises atteint 25 % dans certains pays proches, il n'est que de 3,6 % en France.
Q. : L'accord conclu avec Bruxelles reste donc un bon accord ?
R. : Si on observe ce qui se passe aux États-Unis – et pourtant les Américains savent protéger leurs intérêts –, la pénétration nippone est spectaculaire. L'accord CEE-Japon, si on en surveille quotidiennement l'application, permet de concilier l'intérêt des producteurs de voitures européens et celui de nos consommateurs.
Q. : Comment analysez-vous la montée en puissance des Français qui gagnent des parts de marché ?
R. : Je crois qu'il y a eu un formidable renouveau de l'industrie automobile française. Je crois également que l'émulation entre Peugeot et Renault est positive. C'est pour cela que je ne partage pas la thèse selon laquelle le rapprochement entre ces deux constructeurs serait un devoir national. Au contraire, c'est leur compétition qui a amené les deux constructeurs à un niveau de qualité qui leur permet d'occuper une place enviable sur le marché européen.
Q. : Quel est l'impact réel de la « prime Balladur » dans la reprise en France ?
R. : Elle va permettre d'enregistrer plus de 200 000 commandes supplémentaires cette année. Et le phénomène se poursuit. Tous les mois, il y a 100 000 véhicules nouveaux qui atteignent les dix ans d'âge, ce qui contribue à un flux de 10 000 commandes supplémentaires par mois. Le meilleur hommage rendu au gouvernement, c'est qu'on demande la prolongation de la prime au-delà du 30 juin 1995.
Q. : Quel est le coût de cette opération pour l'État ?
R. : C'est un calcul complexe. Pour les primes, nous allons débourser plus de 1,5 milliard de francs cette année. Mais cette opération rapporte de la TVA supplémentaire et a des effets indirects importants et positifs sur d'autres dépenses de l'État, par exemple l'indemnisation du chômage technique. Mon ministère fera un bilan précis au moment de la date anniversaire de la formule, en février prochain.
Q. : Quand pensez-vous que l'ouverture du capital de Renault sera effective ?
R. : L'objectif est de faire les choses dès que possible L'appel d'offres pour les actionnaires partenaires vient d'être publié L'appel au public pourrait intervenir en novembre J'espère que Renault sera coté à Paris avant la fin de l'année.
Q. : Où en est la réflexion sur l'alliance industrielle ?
R. : Je crois que l'on s'oriente plutôt vers des projets de coopération que de fusion. La coopération est un système plus souple qui engage moins le patrimoine. Des alliances pourraient intervenir notamment dans le domaine des composants, voire des moteurs, quoique Renault soit un excellent motoriste, ou encore dans celui des poids lourds.