Texte intégral
M. Laine : Bonsoir, monsieur Rocard, aurais une question à vous poser : Que faites-vous en ce moment ?
Mme Sinclair : Bonsoir, Michel Rocard.
M. Rocard : Bonsoir, Anne Sinclair.
Mme Sinclair : C'est vrai que cela fait 5 mois qu'on ne vous a pas entendu, que faites-vous en ce moment ?
M. Rocard : Je ne voudrais pas vous surprendre, je travaille beaucoup mais ça m'amuse que ce jeune homme perçoive qu'en effet réfléchir, ça ne se voit pas tout de suite. Mais, depuis la rentrée des vacances, j'ai la surprise d'avoir à crouler sous les demandes et c'est vrai au fond que dans cette période où tout le monde est inquiet, où on ne sait pas où la France va, un peu de réflexion sur les affaires publiques ne messied pas.
Je suis lié d'amitié avec deux hommes, Helmut Schmidt et Henri Kissinger, dont l'influence reste immense parce qu'ils travaillent et que, de temps en temps, ils émettent des messages importants. Eh bien, je me prépare à cela.
Mme Sinclair : Justement, pourquoi avez-vous choisi de parler maintenant ? Parce qu'on peut émettre des messages importants à différentes périodes. Maintenant, cela a un sens ?
M. Rocard : Parce qu'il s'engage une campagne présidentielle et qu'elle s'engage mal. Et je voudrais contribuer à ce que des idées importantes ne soient pas menacées et que d'autres idées importantes soient présentes dans le débat.
Mme Sinclair : Deuxième question d'un autre jeune homme rencontré par Claire Auberger.
M. Arrouvel : Bonsoir, monsieur Rocard. Je voudrais savoir quelle leçon vous avez tire de votre échec aux Européennes et est-ce que cela vous a, personnellement, changé ?
Mme Sinclair : Réponse.
M. Rocard : Un échec dur, ça vous change un peu un homme. La leçon principale, c'est que je n'ai pas réussi à me faire comprendre des Français sur l'Europe et j'espère bien que j'ai changé sur ce point. C'est la plus douloureuse des leçons.
Mme Sinclair : Cela a changé suffisamment de choses pour que vous ne soyez plus candidat, c'est ce que vous avez dit cette semaine au Nouvel Observateur, c'est ce que vous avez écrit dans votre texte. Si ce n'est plus le candidat Rocard qui est ici ce soir, qui est-ce ?
M. Rocard : L'homme politique. Je ne suis pas en retraite, ni mort. Je suis député européen et il y a beaucoup de choses à dire.
Mme Sinclair : C'est l'homme politique, ce soir, qui vient regarder ce qui se passe en France, ce qui passe à Gauche. Sur tout cela, nous allons y revenir largement.
M. Rocard : Pas seulement en spectateur, Anne Sinclair, mais c'est vrai que je ne suis pas candidat.
Mme Sinclair : Une très forte actualité cette semaine que nous allons voir en détail avant d'accueillir tout à l'heure Philippe Labro.
Tout de suite, une pause avant de voir la folle semaine politique.
Publicité
Mme Sinclair : 7 sur 7, en compagnie de Michel Rocard.
De la candidature de Jacques Chirac à la réunion du RPR hier, il ne s'est passé qu'une semaine mais à un rythme plus que soutenu. Voyez le récit de Viviane Junkfer et Joseph Pénisson.
Zoom
Cette fois, le divorce est prononcé. Pèlerinage séparé à Colombey, famille gaulliste éclatée au Congrès du RPR. La Majorité vient de vivre une semaine folle.
Reportage
Mme Sinclair : Avant de parler de tout ça, je voudrais signaler une publication mensuelle qui paraîtra chaque lundi, de cette semaine au 7 mai, ça s'appelle : "Le journal des Présidentielles". C'est un journal libre de journalistes qu'intéresse le débat politique, avec Dominique Jamet, Michèle Cotta, Dominique de Montvallon et des tas d'autres.
Lorsque vous voyez tout le monde qui se prépare pour la Présidentielle et que vous n'êtes, j'allais dire, que spectateur, mais vous m'avez dit tout à l'heure que vous n'étiez pas que spectateur, est-ce que cela ne vous fait pas un peu mal?
M. Rocard : Si, bien sûr. J'ai longtemps espéré être candidat pour être élu. Une vocation forte brisée soudainement, ça fait mal, bon, pourquoi dirais-je le contraire ? Cela étant, tout ne se limite pas à des combats d'hommes, il faut que ce soit aussi des affaires d'idées, on va probablement venir tout à l'heure sur le problème européen où les choses se passent mal et puis le contenu devient très important, on vient de le découvrir à l'instant. La Droite est en train de faire ce qu'il faut pour perdre les élections, en plus cela me paraît difficilement évitable et par conséquent le contenu de la candidature de Jacques Delors est tout à fait fondamental.
Mme Sinclair : Nous allons venir à la candidature de Jacques Delors puisque, à Gauche, il y a apparemment un seul candidat et on attend toujours sa réponse, on y vient.
Dans la Majorité, il y a une situation un peu confuse, qu'est-ce que vous inspire cette division flagrante du RPR que vous avez vue suite à la réunion de Reuilly ?
M. Rocard : Évidemment, je ne vais pas pleurer, un sourire. Mais tout de même c'est une affaire un peu grave, d'abord parce que du coup tout le monde regarde les hommes, on se croit à la course hippique et on oublie le fond, or, ces deux lignes ne sont pas différentes et, deuxièmement, ce combat fratricide…
Mme Sinclair : … Vous voulez dire : "Chirac et Balladur, c'est pareil", c'est "bonnet blanc-blanc bonnet" comme on disait autrefois ?
M. Rocard : Pas tout à fait, je ne dirais pas cela. Mais leur drame, c'est pour cela qu'il est insoluble, c'est que dans la famille gaulliste on a une valeur de référence forte, ils appellent ça "la légitimité". C'est fait d'Histoire, c'est fait de ce qu'ont été leurs relations avec le Général, c'est fait de beaucoup de choses auxquelles ils tiennent. Or, le candidat légitime du gaullisme, il n'est pas rassurant, et le candidat théoriquement rassurant du gaullisme, il n'est pas légitime. Insoluble ! Et tout ce qu'ils ont raconté autour, c'est du décor mais, culturellement, c'est insoluble. Ce qui fait que, en effet, un candidat de Gauche, responsable et modéré, a de plus en plus sérieusement ses chances.
Mme Sinclair : Pour rester dans la Majorité, le Premier ministre tient à l'organisation de Primaires. Vous, vous n'êtes pas de la famille mais pensez-vous que c'est un bon moyen pour départager les candidats et que cela peut encore avoir lieu ou est-ce que Philippe Séguin a raison quand il dit : "Après tout, pourquoi pas deux candidats, ce serait tout à fait légitime" ?
M. Rocard : C'est leur affaire. La seule chose que je veux dire là-dessus, moi, c'est qu'il serait totalement inadmissible que l'Administration publique et puis toutes les mairies soient mobilisées au service du règlement d'une affaire privée. Ça, ce n'est pas convenable…
Mme Sinclair : … Vous voulez parler des Primaires ?
M. Rocard : Oui. S'ils veulent organiser des Primaires qu'ils le fassent dans des lieux à leurs responsabilités et qu'ils se débrouillent pour le faire sans mobiliser ni l'argent, ni les Services de l’État, ni surtout ceux des mairies. Pour le reste…
Mme Sinclair : … On peut mobiliser ses électeurs et puis ça vaut mieux qu'un sondage.
M. Rocard : Ça les regarde et c'est vraiment leur affaire. Mais enfin cette affaire de Primaires est tout à fait étonnante, le premier tour a été inventé pour ça. Pourquoi faut-il des ante-Primaires ? Et en plus tout de même, Anne Sinclair, une bizarrerie : ces enfants du gaullisme, alors que le Général a tellement plaidé que l'élection présidentielle, c'était une relation entre chaque candidat et le peuple français, veulent mettre maintenant un écran entre les candidats et le peuple français. Qu'est-ce que c'est que cette idée ? Mais ces gens, il y a longtemps qu'ils ne sont plus gaullistes, enfin, ça se voit.
Mme Sinclair : La Gauche. Vous avez dit dans Le Nouvel Observateur que vous apportiez votre soutien à Jacques Delors, Jacques Delors qui a publié cette semaine, "L'unité d'un homme", chez Stock, un livre d'entretien avec Dominique Wolton…
M. Rocard : … Intéressant.
Mme Sinclair : Où il livre ce qu'il pense et ce qu'il a toujours pensé de la Société française. Cela a été considéré d'ailleurs comme un acte politique. N'avez-vous pas eu envie de vous retirer totalement en disant : "Après tout, à Gauche, maintenant qu'ils se débrouillent sans moi" ?
M. Rocard : Anne Sinclair, la France a devant elle des problèmes difficiles, tous les Français sont très inquiets, j'ai envie ce soir de leur dire au fond une seule chose : Nos problèmes sont lourds mais ils sont solubles et à deux conditions :
La première, c'est d'afficher la ligne, le cap, de dire où la France va.
La seconde, c'est sur quatre sujets urgents de passer de la médecine à la chirurgie, des décisions législatives fortes et soudaines. Là-dedans, il y a l'emploi, la protection sociale, les Institutions et l'Europe.
Tout cela est d'une extrême importance. Je vois confirmer à travers le livre de Jacques Delors que nous pensons effectivement des choses parfaitement comparables et ça fait bien des décennies que ça dure. Nous sommes de vieux complices.
Mme Sinclair : J'allais vous demander, ce sont des raisons d'homme ou des raisons de fond, votre soutien à Delors ?
M. Rocard : Les deux. Nous avons en commun une vision de l'intégrité en politique, de l'élégance même en politique et une vision de l'esprit de responsabilité, de la modération et du respect de l'autre en démocratie en même temps que l'intransigeance du combat pour la justice sociale, complétée d'une vision européenne tous les deux. Comment voulez-vous que nous ne nous battions pas ensemble ?
Mme Sinclair : Vous voulez dire que c'était facile de prendre la décision d'aller aider un ami de 30 ans ?
M. Rocard : Une fois constaté que j'avais été battu dans des conditions lourdes et que je ne pourrais pas remonter, oui, cette deuxième décision-là est facile. Ce qui n'est pas facile, c'est de résister à une défaite lourde. Mais j'ai le moral et il y a encore des choses à faire, croyez-moi.
Mme Sinclair : Si Jacques Delors est candidat, allez-vous faire activement campagne ?
M. Rocard : Bien entendu.
Mme Sinclair : Et puis à quelle place et pour dire quoi ?
M. Rocard : À quelle place ? À lui de dire. Pour dire quoi ? Ce que je viens de dire. Tous les Français sont inquiets, essentiellement parce qu'on ne sait pas où la France va.
Mme Sinclair : Qu'est-ce que ça veut dire ça. "On ne sait pas où la France va" ?
M. Rocard : Visiblement, nous sommes une Société organisée autour du travail et le travail quitte la Société. On a de plus en plus de chômeurs, on n'a plus de relation avec le travail et il est clair qu'on va vers une Société où il faut maîtriser notre relation au travail, une Société dans laquelle l'organisation de la vie, les systèmes de Sécurité sociale, une partie de la rémunération, la dignité de chacun dépendra de sa manière de vivre avec d'autres, d'utiliser aussi son temps de loisirs, de le faire fructifier et de le créer. Ce chemin-là, c'est la Société désajustée du seul travail. Ça passe par une réduction massive de la durée du travail mais ça passe par plus de vie créative, artistique, musicale, associative, sportive, culturelle et politique.
Mme Sinclair : Là, nous allons y venir. C'est la direction dans laquelle va la Société française pour vous ?
M. Rocard : Oui, c'est une direction qu'il faut accepter. Personne n'ose parler de la durée du travail, tout le monde a peur du sujet. Moi, je veux dire ici : Ce sont maintenant les machines qui produisent de la richesse. Aujourd'hui, on travaille à mi-temps par rapport à il y a un siècle et tous les revenus ont augmenté, n'ayez donc pas peur. Mais nous ne savons pas encore bien aller capter la richesse par l'impôt à la production des machines. Cela peut s'inventer mais il faut avoir cette vision d'une Société qui change son rapport au travail et dans l'Europe. Ce sont les deux axes.
Mme Sinclair : Nous y reviendrons tout à l'heure.
M. Rocard : Pour y arriver, il faut en plus que tous les Français conviennent et comprennent qu'il y a quatre enjeux sur lesquels il faut passer de la médecine à la chirurgie, ils sont trop lourds et trop graves : les Institutions, l'emploi, la protection sociale et la monnaie unique.
Mme Sinclair : Je vais vous ramener aux contingences politiques et vous tirer loin des sujets de fond…
M. Rocard : … On est dedans. Remarquez.
Mme Sinclair : … que vous aimez tant…
M. Rocard : … Pourquoi est-ce que le fond ne serait pas de la politique, Anne Sinclair ?
Mme Sinclair : Si Jacques Delors renonçait à être candidat, est-ce que, vous, vous auriez envie de l'être à nouveau ?
M. Rocard : Je ne pense pas que le terrain que j'ai perdu soit remontable en si peu de temps. La réponse est donc "non" et puis tout de même il s'est trouvé une forte majorité dans le Parti socialiste pour me décharger de sa responsabilité suprême au nom du choix d'un autre homme mais surtout d'une autre ligne, orientation, d'une autre ligne qui est "À Gauche toute" et qui est une ligne purement revendicatrice et protestataire.
Peut-on faire avaler à un militant socialiste de base que la ligne choisie par le parti serait telle qu'on n'oserait pas la présenter aux électeurs? Allons, qu'est-ce que c'est que ça ?
Mme Sinclair : Précisez.
M. Rocard : Le cas de Jacques Delors est une chance historique. Il est, depuis 10 ans, Président de la Commission des Communautés européennes, donc il est en dehors de la vie publique française, il a pris peut-être moins de coups de ce fait et les Français sont attachés à ce qu'il représente de dignité. C'est une chance. Si on peut la saisir grâce à lui, on la saisit, sinon que le Parti socialiste soit authentique et aille jusqu'au bout de sa logique. Je ne crois pas à cette ligne mais, bon, au moins que ceux qui y croient la présentent aux électeurs, c'est bien la moindre des choses.
Mme Sinclair : Vous ne croyez pas à cette ligne. Irez-vous en bon militant néanmoins au Congrès socialiste qui se tient la semaine prochaine à Liévin, le week-end prochain ou avez-vous de la rancune pour un Parti qui vous a jeté mais qui, pourtant, ne s'est pas divisé ?
M. Rocard : Tierce solution je n'ai aucune espèce de rancune. La politique peut être loyale et élégante même quand on gère des désaccords et même quand on est battu, simplement je ne vois pas beaucoup à quoi je servirais à ce Congrès ? Donc je n'irai pas.
Mme Sinclair : Vous disiez tout à l'heure : "il y a une ligne suivie par le Parti socialiste et puis Jacques Delors incarne autre chose et incarne des choses auxquelles je pense, moi, qui sont en désaccord avec cette ligne", quel lien voyez-vous entre une candidature Delors et ce Parti socialiste que vous trouvez, vous, trop protestataire ? Quel lien doit-il y avoir ?
M. Rocard : D'élection présidentielle en élection présidentielle, nous sommes à la 6e de la Ve République maintenant, il est clair que le rapport entre les candidats entre les partis diminue constamment. Nous allons être au sommet de ce qu'a espéré le Général, la mort des partis politiques et l'aventure d'hommes seuls devant les Français. Je crois, pour ma part, que ce n'est pas bon. Je crois profondément erronée et fausse cette idée gaulliste qu'on gouverne tout seul, qu'on élit un monarque, il faudrait se débarrasser de cela, double problème des Institutions et de la chirurgie dont je parlais tout à l'heure, il faut revenir à une présidence citoyenne, disons, et en tout cas à l'authenticité de la démocratie républicaine. Mais pour ce faire, il vaut mieux avoir des forces politiques organisées, structurées et solides.
Mme Sinclair : Et des candidats à part de ces forces ?
M. Rocard : Et des candidats ayant un rapport honnête et correct avec ces forces mais cela ne sera pas le cas et, cette fois-ci, les grandes forces politiques sont presque "out". Ce n'est pas très grave pour cette fois-ci mais il va falloir reconstruire le tissu civique.
Mme Sinclair : C'est-à-dire que si je vous comprends bien, Jacques Delors se portera d'autant mieux qu'il sera à côté du Parti socialiste et non pas porté par le Parti socialiste ?
M. Rocard : Il sera d'autant mieux qu'il assumera complètement d'être plus lui-même. C'est pour cela que j'aime qu'il ait sorti un livre avant même qu'on sache si finalement il est candidat ou non. Pour le reste, ce sera son affaire.
Mme Sinclair : Vous réfléchissez depuis plusieurs mois, vous écrivez sur l'urgence qu'il y a aujourd'hui à Gauche, nous allons y revenir-, mais c'est bien ce que vous dites, c'est-à-dire, aujourd'hui, il y a des réformes chirurgicales à faire ?
M. Rocard : Je crois, quatre. Par chirurgicales, je veux dire "massives, soudaines et rapides surtout". Les Institutions, on a deux problèmes à la fois il faut que ça marche mieux et il faut que l'insoupçonnabilité des hommes politiques soit absolue. Donc, nous avons besoin de clarifier les responsabilités, je crois qu'il faut pour cela venir au quinquennat, la Présidence est trop longue, personne n'imagine le prochain Président de la République élu pour 7 ans, personne ! … Je pense que le mandat de député doit être exclusif de tous autres, non cumul de mandats, et puis qu'il faut trouver un autre système de financement des partis politiques ou plutôt compléter le mien car la loi qui permet l'assainissement, c'est moi qui ai eu la fierté de la proposer et de la faire voter. J'ai toujours pensé qu'elle était améliorable, le temps est venu de l'améliorer. Cela est la chirurgie Institutions.
Mme Sinclair : Nous allons y venir tout à l'heure ainsi qu'à la chirurgie économique puisque j'ai bien compris que ça se découpait.
Je voudrais juste signaler un autre livre qui est de François Stasse et qui s'appelle "La morale de l'Histoire", publié au Seuil, et qui est un livre sur les relations entre votre cher Pierre Mendès-France et François Mitterrand, entre 1943 et 1982, la date de la mort de Pierre Mendès-France. Et une phrase de François Stasse qui résume bien ce qui peut-être était l'enjeu en 81 et qui le sera probablement en 95 disant : "La Gauche ne doit promettre que ce qu'elle peut tenir parce qu'après la conquête du pouvoir il y a l'exercice du Pouvoir". Vous vous ralliez bien entendu à cette phrase, j'imagine ?
M. Rocard : Je me retrouve pleinement dans l'héritage de Pierre Mendès-France, c'est vrai et ce que j'ai lu de ce beau livre m'en confirme la joie.
Mme Sinclair : La politique a marqué la semaine : la démission d'un troisième ministre et l'Afrique enfin réunie par la France à Biarritz.
Panoramique
Sommet : "Je ne pars pas avec le sentiment d'un échec en Afrique". François Mitterrand fait ses adieux au continent noir et défend sa politique africaine vivement critiquée notamment par les organisations humanitaires réunies à Biarritz en marge de ce Sommet.
Terrorisme : Rafle fructueuse dans les milieux islamiques français.
Affaires : Et de trois, Michel Roussin, ministre de la Coopération, est à son tour contraint à la démission.
Mme Sinclair : Michel Rocard, votre réaction au développement de ce week-end : la démission de Michel Roussin remplacé par Bernard Debré ?
M. Rocard : C'est grave. C'est grave parce que c'est le troisième, parce qu'en plus on sait que des investigations sont en cours sur deux autres cas de ministres et c'est grave parce que monsieur Balladur avait vraiment souligné, quand il a pris ses fonctions, son souci de restaurer la confiance. Il avait eu des mots prudents par rapport à la situation qu'il trouvait mais on sentait un peu une tentation de donner des leçons, y compris de morale.
Mme Sinclair : Vous ne mettez pas à son crédit le fait que, précisément, même ministres, les trois personnages aujourd'hui qui sont partis du Gouvernement, il leur a demandé de partir ?
M. Rocard : D'abord, c'est bien le moins, ensuite, c'est tout de même lui qui les a choisis et ensuite il attend qu'ils soient mis en examen. Puis-je rappeler que, moi, j'ai demandé son départ à un homme bien avant qu'il soit mis en examen.
Mme Sinclair : C'est-à-dire ?
M. Rocard : Il s'appelait Boucheron.
Dès que j'ai eu des informations qui n'étaient pas encore publiques, j'ai réglé ce problème. C'est une autre manière de voir les choses.
Mme Sinclair : On reviendra sur la présomption d'innocence.
M. Rocard : Mais je trouve que ceci pose un problème collectif, public. À partir du moment où des ministres de poids sont incriminés, mis en cause à raison de trois, le problème de la crédibilité de tout le Gouvernement est posé. Enfin si cela m'était arrivé à moi, après tout j'ai été Premier ministre, j'aime mieux vous dire que entre ma démission ou celle de l'essentiel du Gouvernement, je ne sais pas comment j'aurais choisi, mais on est à ce niveau.
J'ajoute que, compte tenu du fait que Chirac ne peut pas ouvrir la bouche sans faire courir des dangers en France, le franc est en baisse, il suffit qu'il parle pour que ça se passe mal, on a besoin d'un Gouvernement qui réponde à ça avec beaucoup de fermeté et de clarté dans les orientations comme dans la confiance qu'il mérite. Raison de plus pour traiter le problème plus à fond. Ce n'est pas à combien il faudra de ministres pour que, après les avoir remplacés un par un, on s'aperçoive qu'il y a un problème politique ?
Mme Sinclair : Je reviens sur les affaires, les affaires et la Gauche. Vous savez ce qu'on dit, sous la Gauche, il y a des affaires qui n'ont jamais abouti, aujourd'hui les affaires sortent même quand elles touchent des ministres, y compris quand ce n'est pas dans l'exercice même de leurs fonctions.
M. Rocard : Ce n'est pas tout à fait exact, les procédures sont longues et elles avaient largement commencé et ensuite, pour les trois ans où j'ai été Premier ministre, je n'ai pas vu de mes ministres incriminés. Ce n'est pas du même niveau, tout de même, de responsabilité.
Mme Sinclair : Vous parliez tout à l'heure de, il suffit, au fond, presque d'un soupçon pour vous, pour faire partit un ministre ? La présomption d'innocence, qu'en faites-vous ?
M. Rocard : Absolument ! Il y a un vieil adage que tout le monde dit en souriant : "La femme de César doit être insoupçonnable", mais les ministres aussi. La présomption d'innocence est fondamentale, c'est une affaire des droits de l'homme. Tout homme, eut-il été ministre ou fut-il ministre, a droit à la présomption d'innocence en tant qu'homme mais l'insoupçonnabilité d'un Gouvernement est une nécessité de l'art de gouverner et, là-dessus, on ne saurait transiger.
Mme Sinclair : Un article de presse sur un ministre, ça suffirait à le faire partir ?
M. Rocard : Non, mais une convergence sérieuse d'informations recoupées ne faisant pas doute… enfin, vous savez très bien ce que je veux dire. Naturellement, il faut faire attention aux calomniateurs qui joueraient de cela mais il y a des moments où on sait qu'il n'y a pas de fumée sans feu et où on a des présomptions lourdes.
Mme Sinclair : Vous parlez tout à l'heure de votre loi du 14 janvier 1990, donc sur le financement des partis politiques …
M. Rocard : … Du 14 janvier 1990, je suis fier de cette loi.
Mme Sinclair : Faut-il aller au-delà ? Faut-il en refaire une ? Faut-il la compléter, notamment sur le financement, et faudrait-il, par une nouvelle loi, interdire complètement le financement de la vie politique par les entreprises ?
M. Rocard : Ne parlons pas trop vite de nouvelle loi. Les principes que crée celle-là pour la première fois, plafonnement des dépenses, contrôle…
Mme Sinclair : … Pas trop hautes déjà ? Édouard Balladur pense qu'il pourrait les réduire de 30 % pour la prochaine présidentielle. Ça suffirait, non ?
M. Rocard : Il y a un point sur lequel on peut progresser, il me paraît un peu démagogique après avoir par cette loi réduit des 3/4 sinon des 4/5ème le coût des campagnes, vous ne voyez plus de grandes affiches, la France est maintenant propre pendant les campagnes électorales, il n'y a plus de sauvage et il n'y a plus de commercial, et, ça, c'est la loi du 15 janvier 1990, alors on peut s'amuser à dire, – après avoir réduit d'un coup des 3/4 ce qui n'a pas suffi à atteindre tous les mauvais comportements, la preuve, il y en a toujours –, qu'on veut resserrer encore. Ça, c'est une manière démagogique d'aller chercher les faveurs de l'opinion quand on n'a pas besoin, ce travail est fait.
J'ai dit : "Plafonnement, contrôle, révocabilité de l'élu si le contrôle ne donne pas satisfaction, publicité des ressources et plafonnement des versements par une personne".
Mme Sinclair : Oui, mais les entreprises ont le droit de contribuer, faut-il leur cesser ?
M. Rocard : Je pense maintenant que non mais déjà j'avais fait l'essentiel, c'est-à-dire de rendre ces versements nominatifs, soumis à contrôle et transmis à l'impôt pour déductibilité mais vérification.
Je crois maintenant qu'on peut se permettre de suivre une idée qui est une idée d'un député centriste, puisque tout cela est financé en fait par les marchés publics mais en prélèvement sur les chiffres d'affaires, si vous voulez, pourquoi ne pas le remplacer par une taxe d'un même montant ? Les prix n'augmenteraient pas, tranquillisez-vous.
Mme Sinclair : Une taxe sur chaque marché public passé.
M. Rocard : Pour tous les marchés publics, 0,2, 0,25 %, puis on fait le pot commun de tout cela et on le redistribue entre l'ensemble des candidats, l'ensemble des partis avec des critères suffisamment travaillés pour permettre aussi un renouvellement et pas seulement les partis existants ou les candidats sortants de se présenter. Il faut faire face à la novation, l'encourager même.
Mme Sinclair : Vous avez dit tout à l'heure que vous pensiez, dans votre passage de la médecine à la chirurgie, qu'il y avait aussi un domaine institutionnel et vous avez parlé du quinquennal.
M. Rocard : Nous y sommes.
Mme Sinclair : Est-ce que le quinquennat, c'est simplement raccourcir une fonction qui vous paraît trop longue aujourd'hui par rapport à l'air du temps ou est-ce que c'est modifier profondément la fonction présidentielle dans son esprit ? Est-ce que cela changerait quelque chose ?
M. Rocard : Oui, c'est bien sûr raccourcir une durée qui est longue par rapport à l'air du temps, comme vous dites si joliment, mais c'est vrai aussi que faire fonctionner la Présidence de la République dans des conditions qui comportent beaucoup moins et qui excluent presque le risque de cohabitation, c'est un changement dans le fonctionnement de nos Institutions.
En revanche, je suis en désaccord formel avec les gens qui voudraient supprimer la responsabilité du Gouvernement devant l'Assemblée, le mécanisme de censure et de défiance…
Mme Sinclair : … C'est-à-dire de passer à un système complètement présidentiel.
M. Rocard : Et de passer au système américain. Mais maintenant tout le monde a compris, nous savons depuis cette semaine que le Président des États-Unis a devant lui deux ans d'impuissance totale, il ne peut plus faire passer une loi et on voudrait nous donner ce système-là. En France, il y aurait 100 000 manifestants tous les jours devant soit le Palais Bourbon, soit l'Élysée, du jour où, sur un enjeu fort, on découvrirait que le pays est bloqué.
Mme Sinclair : Je renvois, Michel Rocard, au Nouvel Observateur pour le développement de vos idées sur la Société française parce que vous leur avez donné un très long article. Nouvel Observateur qui a choisi aussi de faire sa Une sur René Bousquet qui revient dans l'actualité puisqu'il y a un livre de Pascal Froment, édité chez Stock, et qui est une biographie de René Bousquet dont un chapitre d'ailleurs est consacré aux relations entre René Bousquet et François Mitterrand. On ne vous a pas entendu du tout sur ce sujet depuis la sortie du livre de Pierre Péan ?
M. Rocard : Faut-il toujours parler ? Il y a des choses qui soulèvent le cœur. René Bousquet a spontanément, sans que les Allemands le demandent, provoqué la déportation, l'envoi au bourreau de plus de 10 000 enfants. Il symbolise à lui tout seul la honte de la France pendant cette période, il est radicalement infréquentable.
Mme Sinclair : La publicité, avant la Bosnie, l'Europe et Philippe Labro.
À tout de suite.
Publicité
Mme Sinclair : 7 sur 7 avec Michel Rocard.
Michel Rocard, j'ai l'impression que vous êtes libre, là, ce soir, comme vous ne l'avez jamais été. Cela tient à quoi ?
M. Rocard : Oh, cela m'est déjà arrivé. Il y a des moments un peu délicats, il y a des moments moins contraignants, c'est vrai ! Mais ça fait du bien.
Mme Sinclair : On continue de feuilleter la semaine. La semaine à l'étranger, c'est Clinton désavoué, l'Irak qui renonce et la Bosnie qui flambe à nouveau.
Irak : L'Irak reconnaît officiellement le Koweït dans ses frontières internationales.
Israël : Première visite officielle du roi Hussein de Jordanie en Israël.
Anniversaire du mur de Berlin : Berlin, 9 novembre 1989, le mur de la honte s'effondre, c'était le symbole de la division du Monde.
Bosnie : les États-Unis ne participeront plus au contrôle de l'embargo sur les armes à destination des musulmans de Bosnie.
Congrès américain : Le Congrès américain change de main pour la première fois depuis 40 ans. Les républicains obtiennent la majorité absolue au Sénat et à la Chambre des Représentants, c'est la déroute pour les démocrates qui perdent leurs grands ténors.
Mme Sinclair : Michel Rocard, sur la Bosnie, un mot : vous avez été favorable, notamment pendant la campagne européenne, à la levée de l'embargo des armes à destination de la Bosnie. C'est ce que les Américains viennent peu ou prou de faire. Alain Juppé est très inquiet et vous ?
M. Rocard : Pas si simple ! J'ai toujours été favorable à ce que l'ONU manifeste plus fermement sa pression et je disais, souvenez-vous, mais tout le monde a tiré dans tous les sens, on a simplifié trop, je disais : "Si nous ne sommes pas capables d'imposer aux Serbes le retrait par la menace militaire, alors disons-le clairement et du coup laissons les Bosniaques s'armer". Cela voulait dire levée de l'embargo mais collectivement.
Mme Sinclair : Pas de façon unilatérale…
M. Rocard : … Et en plus le Président des États-Unis n'a même pas dit qu'il voulait lever l'embargo…
Mme Sinclair : … Il arrête au contrôle.
M. Rocard : II retire la coopération des militaires américains qui, déjà, ne comprenaient pas grand-chose à la gestion de cet embargo. Cela est absurde, c'est une décision parfaitement scandaleuse.
1. Il rompt toute coopération entre les nations du groupe de contact, donc toute solidarité pour faire une pression vers la paix.
2. Il prend une demi-mesure pour satisfaire son opinion publique et dans des conditions telles que, finalement, les seuls bénéficiaires vont être les Serbes. C'est inadmissible !
Mme Sinclair : Restons aux États-Unis et sur Clinton, le désaveu qu'il a obtenu cette semaine avec le vote massif pour les républicains, cela vous a frappé ?
M. Rocard : Cela me frappe et je crois que c'est dangereux parce que, en dépit de ce que je viens de dire sur une mauvaise mesure du Président Clinton, il était enfin l'homme qui était en train de proposer aux Américains de faire une Sécurité sociale chez eux. Il y a 35 millions d'Américains qui ne peuvent pas se soigner en cas de maladie grave, vous le savez, tout le monde le sait. Ce qui vient de se passer est hyper-dangereux parce que ce n'est pas seulement le Parti républicain qui a gagné, c'est sa Droite, c'est vraiment l'Amérique conservatrice, l'Amérique réactionnaire qui vient d'afficher son mépris de la pauvreté.
En plus, vous avez vu qu'en Californie un référendum est passé qui ferme les écoles et supprime les allocations sociales aux enfants d'immigrés clandestins.
Mme Sinclair : C'est la fameuse loi 187.
M. Rocard : Raciste. Les États-Unis ne vont pas bien et ce que les États-Unis peuvent dire au Monde va en être gravement amputé. En plus, ils ont maintenant au moins deux ans d'une paralysie totale, il ne sortira plus une loi. C'est vraiment un peu effrayant.
Quand je pense, Anne Sinclair, qu'il y a, en France, des gens pour dire qu'il nous faut le régime présidentiel américain… Enfin, il y a des cinglés partout, ce n'est pas nouveau !
Mme Sinclair : Amérique, Europe, le lien est facile. Jacques Chirac a jeté un pavé dans la mare la semaine dernière en disant : "Il faudrait un nouveau référendum sur la monnaie unique", comment avez-vous réagi quand vous avez entendu cela ?
M. Rocard : Très mal et avec colère. Les Français ont voté il y a deux ans à peu près, il y a moins de deux ans, ce fut une très belle campagne, ce fut un long et difficile débat, tous les arguments ont été sortis, tout le monde a considéré que la France avait choisi avec maturité, responsabilité et de peu, mais après tout nous sommes en République, par un vote à une voix de majorité, les majorités courtes sont les plus concentrées. La France a voté il y a moins de deux ans, pourquoi revenir sur la parole du peuple français aujourd'hui ?
Et puis venons au fond des choses, enfin, c'est difficile l'Europe, bon… on ne sait pas très bien comment ça marche à Bruxelles, tout cela est perfectible mais tout de même 10 000 ans d'Histoire, 10 000 guerres dans l'Humanité et en Europe, pour la première fois, dans l'histoire de l'Humanité, des peuples qui se sont combattus, qui parlent des langues différentes, qui n'ont pas la même Culture, s'unissent pour faire des choses ensemble …
Mme Sinclair : … N'empêchant pas les guerres d'ailleurs. On ne revient pas sur la Bosnie.
M. Rocard : De Gibraltar au Cap Nord, toute l'Europe… N'empêche pas les guerres, au moins chez nous. Compte tenu de l'Histoire, vous venez de faire allusion à la Yougoslavie, France et Allemagne avaient des positions toujours antagoniques, toujours différentes, deux fois on s'est fait la guerre entre nous parce que cela a commencé dans les Balkans. Heureusement qu'on était dans l'Europe, mais c'est notre destin.
Moi, je veux dire tout de suite, devant la remontée en France d'imbéciles dangereux qui se remettent à parler du Parti allemand, vous avez vu ces phrases, tant à Droite et à l'Extrême-Droite qu'à Gauche, cette philosophie, raciste au fond, de l'exclusion de l'autre est une philosophie porteuse de guerre. On sait très bien comment ça commence, on ne sait jamais comment ça finit. Moi, j'ai envie de vous le dire franchement, si cette immense aventure humaine, la plus grande de tous les temps, qui est la fabrication de l'Europe pour trois raisons :
– faire la paix entre nous ;
– assurer mieux notre développement parmi nous ;
– et donner à cette double réussite un formidable rayonnement mondial.
Si on doit casser cette réussite-là, je conseillerais à mes quatre enfants d'immigrer en Australie.
Et quand Chirac se permet de dire qu'il faut revenir sur la parole du peuple français parce qu'il sent bien qu'en ce moment il y a un doute, il y a une hésitation, eh bien il n'honore pas la profession. Je regrette d'ailleurs qu'il n'ait pas fait l'objet d'un démenti absolument immédiat de la part de monsieur le Premier ministre. Parce qu'enfin monsieur le Premier ministre. il passe ses week-ends à Chamonix, mais quand ça barde, soit qu'il perd un ministre pour des raisons dont il pourrait nous parler ou parce que, avec cette déclaration de monsieur Chirac, premièrement le franc baisse et deuxièmement : la vision d'avenir qui est que la France qui non seulement n'y perdra pas sa personnalité nationale mais qui la fera diffuser, nous sommes fondateurs en matière européenne, l'avenir de la France qui passe par l'unification européenne, Chirac met cela en cause et nous n'avons pas de réponse.
Mme Sinclair : Je vais tempérer votre optimisme européen…
M. Rocard : … C'est pour cela que la Gauche peut gagner.
Mme Sinclair : Je vais tempérer votre optimisme par le sondage qu'a fait la SOFRES pour 7 sur 7 :
Le Traité de Maastricht prévoit le passage à la monnaie unique européenne à partir de 1997, souhaitez-vous que cette clause soit appliquée puisque le traité a déjà été ratifié par le peuple français ? 39 %.
Qu'il y ait un nouveau référendum avant de passer à la monnaie unique ? 53 %.
Il y a visiblement une majorité très nette pour un nouveau référendum, y compris à Gauche. Il n'y a que les jeunes et les cadres qui pensent que, Maastricht, on a déjà voté et que ça suffit cette fois. La majorité des Français veut refaire Maastricht, si vous me permettez l'expression, à Gauche y compris.
M. Rocard : Oui, mais ne dramatisons pas. Ce qui est scandaleux, c'est que la question ait été posée et du coup devienne objet de sondage puisque la parole du peuple français est engagée et que, maintenant, Maastricht est un traité international dont la République française comme elle est, avec sa Constitution comme elle est, un traité international légalement ratifié et supérieur à une loi, fut-elle référendaire.
Deuxièmement, tout notre avenir est là, mais c'est difficile…
Mme Sinclair : … En tout cas, ce n'est pas perçu comme tel par les Français.
M. Rocard : Alors, ne nous trompons pas, le fait que les Français y prennent goût, à s'exprimer et à voter, cela a un aspect positif. On veut me reconsulter, moi, citoyen de base, je me dis après tout: "Mon opinion compte", c'est une manière de le flatter…
Mme Sinclair : … Vous avez l'impression que c'est plus un "oui" au référendum qu'un "oui, refondons Maastricht" ?
M. Rocard : Ce n'est pas exclu et je pense que si on prenait ce risque stupide… mais je ne vois pas comment le Conseil constitutionnel le permettrait ? Nous n'avons pas le droit de faire voter une loi différente. Toujours est-il que je ne suis pas persuadé qu'on perdrait ce référendum, c'est tellement évident que notre avenir est là, et j'aime mieux vous dire qu'il n'est pas très difficile de démontrer tous les avantages que nous tirons de l'Europe même si ce n'est pas le paradis sur terre, d'accord ! Et le changement de civilisation qui fait qu'on a un chômage massif dans le Marché commun, comme à l'extérieur, qu'aux États-Unis aussi il y a des problèmes, qu'au Japon aussi il y a des problèmes, cette crise de civilisation-là, l'Europe la résout pas plus et pas moins que les autres, elle n'y est pour rien mais on lui en fait le reproche.
Mme Sinclair : Vous parliez de chirurgie tout à l'heure dans le domaine institutionnel notamment et vous disiez, dans le domaine de l'emploi…
M. Rocard : … La monnaie unique, l'emploi et la protection sociale.
Mme Sinclair : Dans toutes les familles, aujourd'hui, il y a débat. Faut-il baisser les charges et lesquelles? Faut-il contenir l'évolution des salaires? Faut-il relancer la consommation? Vous, que dites-vous ? Les grandes lignes.
M. Rocard : La première, c'est que l'emploi, le chômage a atteint un niveau si grave qu'il faut l'attaquer par tous les moyens …
Mme Sinclair : … Ça, ce n'est pas une nouveauté. Si la Gauche a échoué, c'est là-dessus.
M. Rocard : Ah oui, mais ce qui serait une nouveauté, c'est d'y mettre et de la cohérence et de la volonté politique.
Écoutez, je suis tout de même le seul Premier ministre de la Ve République qui ait rendu son mandat au bout de 3 ans avec 100 000 chômeurs de moins que quand il a pris son mandat.
Mme Sinclair : Avec une belle croissance.
M. Rocard : Pas à la fin, justement.
J'ai eu en effet l'insuffisance de m'en contenter mais ce n'était déjà pas mal, n'enterrons pas tout. Avec seulement un résultat comme ça, monsieur Balladur se présenterait mieux…
Mme Sinclair : … Ne revenons pas sur le bilan, c'était une incidente.
M. Rocard : Ce que je veux dire, c'est qu'il y a deux choses sur lesquelles il faut changer de braquet, comme disent les cyclistes :
La première, c'est la fiscalité, c'est l'impôt. Nous sommes un pays où par des canaux multiples, je n'entre pas dans le détail, on pénalise l'emploie et on avantage la mécanisation. Il faut faire l'inverse, rendre déductibles les charges sociales et pas les investissements de mécanisation. C'est une vraie chirurgie.
La deuxième, c'est de réduire la durée de travail. Là aussi, tout le monde a peur, personne n'ose toucher à ce sujet. Je répète que la mécanisation produit suffisamment de richesses pour qu'on les utilise correctement. Je rappelle que, par chômeur, la France dépense 130 000 francs par an d'allocations, de formation et de cotisations sociales qu'il ne paie pas…
Mme Sinclair : … Donc ?
M. Rocard : Qu'il faut bien remplacer. Donc, si un chômeur devient un salarié, l'État commence par y gagner, donc il y a moyen d'affecter de l'argent à cela, ne serait-ce que pour compenser les coûts de la durée du travail. Cela veut dire une certaine redistribution des revenus.
Puis une autre idée, mais toujours dans la réduction de la durée du travail, personne ne parle jamais en France de la retraite progressive. Une idée simple : les retraites. Vous avez cotisé toute votre vie, moi aussi, tout le monde, on peut les prendre par morceaux, il y a un demi-million d'emplois possibles en deux ans si on s'y mettait, il suffit d'une loi, et, ça, ce n'est pas coûteux. Cela ne coûte techniquement rien. Il faut poser ce problème et c'est de la chirurgie législative.
Mme Sinclair : Fiscalité, réduction de la durée du travail, ce sont vos points de chirurgie…
M. Rocard : … Absolument ! Le dernier, c'est la protection sociale : il faut mettre sous enveloppe, contrôler, plafonner la dépense maladie.
Mme Sinclair : Sur tout cela, j'imagine que vous reviendrez pendant la campagne…
M. Rocard : … Oh, bien sûr !
Mme Sinclair : En soutien, je rappelle de Jacques Delors dont, parait-il, j'ai écorché le titre du livre qui s'appelle bien : "L'unité d'un homme", des entretiens avec Dominique Wolton et c'est publié chez Odile Jacob.
On va passer à un autre livre et, pour terminer cette émission, j'ai demandé à Philippe Labro de venir nous rejoindre.
Il est l'auteur d'un livre qui s'appelle, "Un début à Paris" qui est publié chez Gallimard et ce sont les premiers pas d'un jeune journaliste dans le Paris de la nouvelle vague et de la guerre de l'Algérie, de la fin des années 50, du débat des années 60. Amour, amitié, description d'un métier, description d'une époque, c'est l'un des succès littéraires de cet automne.
Bonsoir, Philippe Labro.
M. Labro : Bonsoir.
Mme Sinclair : Le Prix Goncourt va être décerné demain. Finalement, vous ne figurerez pas dans la dernière liste sur laquelle les jurés vont être appelés à voter. Ce n'est pas la première fois que le Goncourt vous échappe, en faites-vous une maladie ou êtes-vous vacciné ?
M. Labro : Mais ni l'un, ni l'autre. Il faut tout de même se dire qu'un romancier français n'est pas un petit garçon qui attend sur le banc de l'école le prix qui n'est plus un prix d'excellence, d'ailleurs, le Goncourt, que vont lui décerner les professeurs, je suis émancipé.
Mme Sinclair : Quand on vend d'ailleurs un million de livres de "L'étudiant étranger" aux 800 000 du "Petit garçon", justement, et qu'on est au hit-parade des livres depuis le début de l'automne, c'est un lot de consolation. Le public console…
M. Labro : … C'est plus que ça, c'est le vrai bonheur de savoir que le public, les lecteurs, les lectrices vous lisent et vous aiment, il n'y a que cela qui compte.
Mme Sinclair : C'est la description d'une Société parisienne, fin des années 50, début des années 60, une Société élégante, mondaine, où il y a des belles…
M. Labro : … Pas seulement.
Mme Sinclair : Où il y a des jolies femmes un peu perverses et de belles jeunes filles lumineuses. Une d'entre-elles s'appelle Lumière, personnage qui traverse le livre de pureté et qui peut déclencher l'amour, des sentiments forts. Cette Société, pour vous, existe-t-elle toujours ou est-elle très typée, celle que vous décrivez, de cette fin des années 50 ?
M. Labro : Je pense qu'il y a toujours des bourgeoises perverses et des jeunes filles lumineuses…
Mme Sinclair : … Ça, c'est sûr.
M. Labro : Non, je crois que la grande différence, c'est qu'à l'époque la Société était un peu plus détendue sur son avenir, c'est-à-dire qu'on ne se disait pas : "Demain, ça ira plus mal". Or, aujourd'hui, il y a cette espèce de notion que peut-être les générations qui vont nous suivre, nos enfants, n'auront pas un avenir meilleur que le nôtre, c'est cela la grande différence. Il y avait un espoir, on avait l'impression que cela pouvait aller mieux. Aujourd'hui, on est effectivement…
Mme Sinclair : … On parle de chirurgie.
M. Labro : Oui, on est dans une période de crise, de scepticisme, de doute, de malaise, de désarroi et c'est pourquoi il y a une différence, et puis la différence est dans la jeunesse, c'est-à-dire que, quand on a 20 ans, on ne voit pas le monde comme je le vois aujourd'hui.
Mme Sinclair : "Un début à Paris", ce sont les débuts d'un jeune journaliste qui tombe sur un des personnages essentiels de votre livre, que vous appelez "le petit homme" mais que ceux qui connaissent ont reconnu, c'est Pierre Lazareff qui était directeur de France-Soir et qui était un grand personnage de la presse d'après-guerre. Pourquoi ce jeune journaliste impressionne-t-il tellement ? Qu'est-ce qui impressionne chez cet homme ? Qu'a-t-il d'impressionnant Lazareff ?
M. Labro : C'était un personnage magnétique. Quand vous étiez en face de lui, vous aviez l'impression que vous gagniez du temps. Tout ce qu'il disait, tout ce qu'il faisait, le regard qu'il posait sur le Monde, la façon dont il s'exprimait, son expérience, sa puissance mais aussi son talent, sa vision du public, son goût des gens et des choses, son bonheur de vivre, son intérêt passionné pour les femmes, son intérêt pour le fait-divers, c'est-à-dire les choses de la vie, la vie, l'amour et la mort, pas seulement la politique ou l'économie, faisaient que c'était un homme qui fascinait un jeune journaliste, d'autant plus qu'il possédait effectivement un grand pouvoir.
Il faut se souvenir que France-Soir, à l'époque, était un journal qui était lu par des millions de lecteurs et ce petit homme, à l’œil pétillant, vêtu toujours du même costume noir, avec des petites pantoufles bizarres au bout de ses pieds, dont chaque mot, chaque répartie était quelque chose de précieux, de drôle et en même temps de limpide, faisait partie des personnages, en fait, romanesques que j'ai rencontrés et je l'ai traité comme un personnage de roman. Mais il se trouve que, dans la vie, on rencontre aussi parfois des personnages de roman, ce qui vous permet, vous, romancier, de les inclure dans de la fiction.
Mme Sinclair : "Les bons articles, disait-il, sent ceux où apparaisse un peu d'amour". Cela veut dire que, aujourd'hui, la campagne présidentielle avec un peu d'amour, c'est dur, non?
M. Labro : Il n'y a pas que la campagne présidentielle, heureusement dans la presse, il y a tout le reste. Il y a la vie, il y a le problème des hommes et des femmes, il y a les accidents, il y a les réussites, il y a les portraits nombreux qu'on peut tracer. Mais c'est vrai que, quand Pierre Lazareff m'avait dit cela, cela m'avait beaucoup frappé : l'idée que les articles, lui retenait, après les avoir lus un ou deux ans auparavant, c'étaient ceux dans lesquels passait une certaine tendresse humaine. Je pense que c'est encore vrai aujourd'hui et je pense que cela manque effectivement.
Mme Sinclair : Michel Rocard, vous avez lu le livre de Philippe Labro.
M. Rocard : Oui, tout à fait. Je l'ai même beaucoup aimé et j'ai donc savouré le portrait de Pierre Lazareff mais aussi la description que vous faites de votre métier. Il y a une introduction au journalisme qui est tout à fait saisissante. Vous empruntez la rapidité, la course aux scoops et puis les problèmes de déontologie, on y va, on n'y va pas, etc. tout cela est admirablement traité. Cela me donne à penser, parce que j'ai beaucoup réfléchi à l'impact du système médiatique, de la manière dont ça fonctionne, sur mon propre métier, sur la vie politique. Vous avez contribué à enrichir mon argumentation, ce n'est pas le lieu de la développer. Mais je voudrais dire simplement que j'ai pris plaisir à lire ce livre.
Je crois, en effet, que dans les grandes affaires des hommes, tendresse, compréhension de l'autre et signes d'affection et d'amour, c'est aussi nécessaire en politique qu'ailleurs, sinon même encore un peu plus. À quel titre, de quel droit, aurions-nous à nous occuper des affaires collectives des hommes si on ne les aimait pas.
Mme Sinclair : Michel Rocard parlait d'exigence, vous êtes patron, aujourd'hui de RTL, vice-président de cette radio, vous êtes un patron de presse aujourd'hui à votre tour, quelle est l'exigence majeure pour vous du métier, aujourd'hui, de la façon dont nous vivons, avec les problèmes que nous connaissons aujourd'hui de la presse ?
M. Labro : À tout prendre, c'est l'exactitude. Je déteste l'approximatif, je pense qu'on doit rapporter ce qu'on croit être la vérité après avoir vérifié plusieurs fois aux sources, quitte à perdre du temps, quitte à être rattrapé ou dépassé par le concurrent. Je suis pour l'exactitude dans le rapport des faits.
Cela paraît simple comme ça mais cela ne l'est pas du tout, comme vous le savez, Anne Sinclair.
Mme Sinclair : D'autant plus qu'il y a deux sujets qui, aujourd'hui, agitent la presse : le premier, on en parlait tout à l'heure, à propos des affaires, la présomption de l'innocence et le secret de l'instruction. Certains disent aujourd'hui, j'aimerais avoir votre avis à l'un et à l'autre, la presse est co-responsable. Philippe Labro, qu'en pensez-vous ?
M. Labro : Oui, mais la presse ne fait que recueillir le secret de l'instruction qui est violé par d'autres que la presse…
Mme Sinclair : … Mais est-ce qu'elle doit recueillir ? Est-ce qu'elle doit publier ?
M. Labro : Ah, c'est très difficile quand un avocat ou un juge vous donne un scoop de ne pas le publier parce qu'il fait avancer d'une certaine façon la vérité. Après tout, la presse contribue aussi à cela, sans la presse, le scandale du sang contaminé ne serait peut-être pas connu du public. Donc, ce n'est pas une question et une réponse simples : Je suis en effet convaincu qu'il faut reprendre ça mais je dis qu'il ne faut pas accuser le thermomètre quand on a de la température.
Mme Sinclair : Michel Rocard.
M. Rocard : Je ne suis pas en désaccord avec ce que vient de dire Philippe Labro. Quand un magistrat ou un avocat transmet une pièce, la presse est presque sommée de la produire. Là où la déontologie peut être en cause, c'est quand il y a des procédés immoraux pour se les procurer contre le gré de ceux qui sont dans cette situation, c'est une autre chose. Bien souvent, des fuites viennent comme ça et, là, il y a une incrimination à la presse mais elle ne vous concerne pas et ce n'est pas en désaccord avec ce que vous venez de dire.
Je suis très alarmé, moi, de l'érosion petit à petit du secret de l'instruction mais je pense que c'est toute une réflexion sur la Justice qu'il faudra conduire pour redresser cela. Que les magistrats se sentent poussés à prendre l'opinion à partie pour faire avancer le respect du Droit, ça peut se comprendre, et si c'est toujours dans leur esprit, la fonction d'une situation mauvaise, cela continuera. Donc, il faut régler l'ensemble des problèmes.
Mme Sinclair : Il y a un problème de dispositif. Philippe Labro, peut-être une dernière question parce que, là aussi, c'est un problème qui agite la presse. La vie privée des hommes publics, il faut en parler ou ne pas en parler ?
M. Labro : Si un homme public, dans ses discours publics, donne au public des leçons de vertu ou de morale, après tout, il est tout à fait logique que l'on puisse de temps en temps s'intéresser de sa vie privée. S'il parle, par exemple, de l'argent-roi, il est intéressant que l'on enquête sur ce qu'on pourrait appeler des comportements de l'entourage. Cela s'est passé chez vous d'ailleurs, l'argent-roi. Donc, il me semble normal que, à ce moment-là, la presse fasse son métier.
Certes, l'homme public a une vie privée de moins en moins publique, c'est clair. Maintenant, il y a des domaines dans lesquels, je pense, la presse n'a pas besoin de pénétrer.
Mme Sinclair : C'est clair. Philippe Labro, merci.
Je rappelle le titre de votre livre, "Un début à Paris", qui est paru déjà cet automne et qui est dans le hit-parade de tous les journaux.
Michel Rocard, merci à vous de cette rentrée sur TF1. Je renvoie aussi au Nouvel Observateur pour qui veut vous lire de manière plus approfondie.
La semaine prochaine, j'accueillerai deux invités de front, Bernard-Henri Lévy, auteur d'un livre passionnant sur l'intégrisme, et François Bayrou, ministre de l’Éducation, qui est aussi l'auteur d'une belle biographie d'Henri IV. Un côte à côte qui sera étonnant et assez nouveau.
Merci à tous.
Dans un instant, le Journal de 20 heures.
Bonsoir.