Texte intégral
Marchés et techniques financières : Comment envisagez-vous le profil de la croissance française en 1995 ?
Edmond Alphandéry : Je crois que la croissance française en 1995 présentera trois grandes caractéristiques. Tout d'abord, elle devrait être forte. Dans le projet de loi de finances, nous avons retenu l'hypothèse d'une hausse du PIB de 3,1 % en 1995 à l'intérieur d'une fourchette comprise entre 2,7 % et 3,5 %. Il est tout à fait possible que, comme en 1994, la croissance se situe finalement l'an prochain dans le haut de cette fourchette, c'est-à-dire autour de 3,5 %. En outre, les dernières projections du FMI placent la France dans le peloton de tête de la croissance en 1995, à égalité avec le Royaume-Uni, et devant les États-Unis, l'Allemagne et le Japon. Ensuite, la croissance française sera robuste, car tirée par l'ensemble des composants de la demande. Nous prévoyons en effet l'an prochain : une très nette reprise de l'investissement des entreprises (de près de 10 % en volume), après plusieurs années de recul important ; une accélération progressive de la consommation (2,3 % en volume) grâce à l'amélioration de l'emploi et des revenus d'activité ; et une hausse de 6,0 % du volume des exportations, la bonne compétitivité de notre économie nous permettant de tirer pleinement parti de la reprise en Europe et dans le monde. Enfin, la croissance française s'annonce saine et durable car elle s'accompagne d'un taux d'inflation qui reste parmi les plus faibles du monde et d'excédents extérieurs très élevés. En outre, l'effort d'assainissement des finances publiques engagé au printemps 1993 est poursuivi : le déficit de l'ensemble des administrations publiques sera ramené de 5,8 % du PIB en 1993 à 4,61 % du PIB en 1995.
Marchés et techniques financières : Les inquiétudes des marchés financiers à l'égard des déficits publics en Europe vous paraissent-elles exagérées ?
Edmond Alphandéry : Oui, il est vrai que la sévère récession que viennent de connaître tous les pays européens s'est traduite par une nette dégradation des déficits publics. Mais les gouvernements européens sont parfaitement conscients de cette situation, et ils ont tous commencé à mettre en œuvre des programmes de réduction à moyen terme de leurs déficits publics. Dans le cadre de la loi quinquennale sur les finances publiques, le gouvernement français s'est engagé à ramener le déficit du Budget de l'État en-deçà de 2,5 % du Produit intérieur brut à l'horizon 1997. Nous ne dévierons pas de cet objectif. Nous avons d'ailleurs déjà fait une partie du chemin puisque le déficit de l'État sera ramené à 3,5 % du PIB en 1995, contre 45 % en 1993. En outre, je tiens à rappeler que, Luxembourg excepté, la France a le ratio dette publique/PIB le moins élevé au sein de l'Union Européenne.
Marchés et techniques financières : Vous avez entrepris une réforme de l'épargne, dont l'objectif principal était de favoriser les transferts du court vers le long terme. Un an après, quel bilan en tirez-vous ?
Edmond Alphandéry : Vous touchez là un des axes essentiels de la politique économique du gouvernement. Depuis dix-huit mois, de multiples mesures ont été prises afin de consolider l'épargne. Ces mesures ont été diversifiées, mais elles étaient guidées par un fil directeur clair. Le transfert des Sicav monétaires vers les plans d'épargne en actions, notamment à travers le grand emprunt d'État, la réforme de la fiscalité de l'épargne supprimant certains avantages excessifs des Sicav monétaires et, tout récemment, la possibilité pour les particuliers d'accéder facilement aux obligations d'État ; tout cela avait un objectif : stabiliser et mieux canaliser l'épargne vers les emplois productifs. Cela s'est accompagné du fait que le retour de la confiance a permis de retrouver une courbe des taux d'intérêt normale avec des taux à long terme plus élevés que ceux à court terme. Les résultats sont donc là. Voyez la très forte progression des encours des plans d'épargne en actions (+ 112 milliards de francs en dix-huit mois), comme le très net dégonflement des Sicav monétaires (- 150 milliards sur la même période). Voyez aussi le succès des privatisations. L'économie s'en est trouvée confortée. J'y vois des causes de la reprise actuelle.
Marchés et techniques financières : Quelles sont celles de vos réformes qui ont le plus contribué à la modernisation de la place financière de Paris ?
Edmond Alphandéry : J'identifierai quatre réformes comme fondamentales parce qu'elles sont destinées à modifier durablement la structure du système économique de la France. D'abord, la réforme du statut de la Banque de France. Elle a donné au Conseil de la politique monétaire une pleine indépendance dans la détermination et la conduite de la politique monétaire afin d'assurer la stabilité des prix. Ensuite, la politique de privatisation qui a déjà permis le transfert au secteur privé du Crédit Local de France, de la BNP, de Rhône Poulenc, d'Elf Aquitaine et de l'UAP. Puis la réforme de la fiscalité de l'épargne qui a permis de mettre fin à des distorsions qui compliquaient la vie des épargnants et gênaient le financement tant des entreprises que des banques. Enfin, un ensemble de mesures grâce auxquelles une étape déterminante dans la modernisation de la place financière française a pu être franchie : amélioration de la sécurité juridique de nombreuses opérations, réduction de l'impôt de bourse, assouplissement des règles d'émission sur le marché obligataire… Je crois que rarement une période aussi brève aura vu la mise en œuvre de tant de réformes qui marqueront durablement les structures du paysage financier français. Je me félicite car cela va contribuer à renforcer la confiance, tant en France qu'à l'étranger et, surtout, cela va accroître la compétitivité de la place financière vis-à-vis de ses concurrentes européennes.
Marchés et techniques financières : Quel bilan tirez-vous de l'introduction de techniques étrangères de privatisations et leur acclimatation en France ?
Edmond Alphandéry : Au printemps 1993, lorsque, à la demande d'Édouard Balladur, j'ai relancé la politique de privatisation, j'ai souhaité tirer parti des innovations intervenues sur les marchés financiers ces dernières années. Depuis la privatisation de Rhône-Poulenc, nous utilisons la technique du livre d'ordres (bookbuilding) pour fixer le prix appliqué aux investisseurs institutionnels. Nous avons également prévu, dans la loi de privatisation, la possibilité de faire régler les titres par paiement échelonné. Mais c'est une technique que nous n'avons pas encore eu l'occasion d'utiliser. De façon plus générale, je ne vois aucune raison pour ne pas adopter les innovations les plus intéressantes que nous observons autour de nous ! Cela n'empêche pas des privatisations "à la française" d'avoir des spécificités que je voudrais souligner. D'abord, nous souhaitons encourager une large diffusion de l'actionnariat, dans le grand public et auprès des salariés de l'entreprise, parce que cela est en soit une réforme structurelle. Ensuite, nous sommes très attachés à la transparence ; c'est pourquoi j'ai institué une commission indépendante – la Commission de la privatisation – dont les avis s'imposent au gouvernement pour l'évaluation, ou le choix des acquéreurs hors marché. Enfin, nous souhaitons que les entreprises nouvellement privatisées puissent bénéficier d'une période de sérénité en ce qui concerne la structure de leur capital : c'est pourquoi nous cherchons à faire en sorte que se constitue – pour un certain temps tout au moins – un "groupe d'actionnaires stables".