Déclaration de M. Philippe Séguin, président de l'Assemblée nationale, sur les relations de la France et de la Tunisie et le développement des pays du Maghreb, à Tunis le 28 septembre 1994.

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Circonstance : Colloque franco-tunisien, au Parlement de Tunis, Tunis le 28 et 29 septembre 1994

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mes chers Collègues,  

Je voudrais tout d'abord remercier nos hôtes et amis tunisiens, au nom de l'ensemble de la Délégation française, de la chaleur de leur accueil et des efforts importants qu'ils ont consentis pour organiser de façon si parfaite le Colloque qui nous réunit aujourd'hui.

Je voudrais également exprimer ma profonde reconnaissance au Président Boularès qui en a conçu le projet – projet auquel j'ai, bien entendu, adhéré d'enthousiasme. Nous pouvons tous deux, je crois, nous féliciter sans réserve de la part active qu'ont prise dans la préparation de nos travaux M. Mohamed Hedi Khelil, Premier Vice-président de la Chambre des Députés de Tunisie et M. Étienne Pinte, Président du groupe d'amitié France-Tunisie de l'Assemblée nationale, ainsi que de l'aide précieuse de l'ensemble de nos groupes d'amitié respectifs, qui ont donné là une preuve nouvelle de l'excellence des liens qui unissent nos deux Assemblées.

Je voudrais, enfin, saluer la bienveillante attention qu'a accepté de prêter le Président Ben Ali à ce Colloque consacré au partenariat et au co-développement entre pays riverains de la Méditerranée, un thème dont nous savons, il est vrai, qu'il lui est particulièrement cher.

Cet intérêt partagé, cette mobilisation commune face aux thèmes de réflexion qui nous sont proposés témoignent du fait que nous sommes bien là au cœur des vrais problèmes.

À la suite de l'intervention remarquable du Président Boularès, je souhaiterais à mon tour évoquer devant vous les défis que nous nous devons de relever ensemble dans les années qui viennent. Chacun sait les liens si personnels, si charnels qui m'unissent à la Tunisie. On ne comprendrait donc pas que je ne laisse pas, ici, parler mon cœur. C'est ce que je ferai donc, en vous demandant de pardonner, par avance, l'audace de mon propos. N'y voyez surtout, Monsieur le Président, mes chers Collègues, que l'expression de ma volonté profonde de trouver avec vous des voies nouvelles susceptibles de résoudre les graves questions dont nous allons débattre au cours de ces deux journées.

L'année 1994 aura été, pour nous tous, celle de la mémoire. Les anniversaires ont, certes, leur part d'arbitraire. Mais ils sont aussi, parfois, de bons repères du temps qui passe. Voici cinquante ans, la France se libérait d'une occupation allemande terrible qui avait mis en péril la cohésion même de sa société. Dix ans plus tard, un processus parfois douloureux, mais absolument nécessaire s'engageait par lequel les trois États du Maghreb, Tunisie, Maroc et Algérie reprenaient leur souveraineté les deux premiers dans un processus finalement négocié, le dernier au terme d'une sanglante, interminable, et souvent fratricide guerre de libération.

Le peuple de Tunisie avait été présent, au premier rang, tant dans le premier processus, par le sacrifice de ses fils tombés au combat pour la libération de la France, que dans le second qui devait aboutir à la restauration de son indépendance.

De ces deux événements, si différents, mais non sans lien, qui ont joué un tel rôle dans ma propre vie, j'ai été le témoin involontaire mais si intéressé, voire passionné. Ces deux événements ont façonné à leur manière la première partie de ma vie. Ils me rendent d'autant plus attentif, dans mon existence d'adulte et de responsable politique français, à ce que sera la troisième partie, encore non écrite, de ce grand drame qui se joue, des deux côtés de la Méditerranée, entre nos deux peuples, associés et conjoints par l'Histoire.

La libération de la France en 1944, qui fut aussi celle de toute l'Europe, Allemagne comprise, du joug fatal du régime hitlérien, ouvrait au Nord de la Méditerranée une ère nouvelle dont la démocratie fut le maître mot. La présence française, dans ce qui était encore l'Afrique du Nord, ne pouvait elle-même se concevoir dans le maintien de maximes et de politiques si éloignées de celles qui lui avaient permis sa propre émancipation.

Faute de le comprendre à temps, la France de la IVème République désespéra ses meilleurs amis, qui ne voulaient pas, précisément parce qu'ils étaient ses amis, demeurer ses sujets. L'indépendance vint donc, dans le bruit, les larmes, la joie des uns et la fureur de tous. Elle rétablissait une justice, si longtemps attendue en vain de la France elle-même, mais elle laissait dans l'attente ceux parmi nous qui savaient que nos relations n'en resteraient pas là, qu'une nouvelle phase de notre histoire commune devait à présent s'instaurer.

En quarante années, nos relations ont eu le temps de mûrir. Beaucoup a été fait par Pierre Mendès-France d'abord, par le Général de Gaulle ensuite, par la succession des gouvernements de la Vème République enfin pour établir entre les deux rives de la Méditerranée un partenariat solide, fondé sur un socle culturel et économique commun.

La Tunisie qui fut toujours au cœur de ces rapports entre le Maghreb et la France, comme entre le Maghreb et l'Europe, eut un rôle pionnier en matière de développement économique, d'échanges culturels, de recherche d'un équilibre dynamique entre francophonie et renaissance arabe. Le bilan est loin d'être négligeable, c'est sur cet acquis commun, préservé des passions du temps, que nous pouvons espérer bâtir ensemble pour demain.

Mais ne nous y trompons pas, il nous faudra aussi changer de vitesse. Il nous faudra demain conserver une bonne longueur d'avance sur les forces de la régression, de la haine et de l'enfermement identitaire qui se retrouvent ensemble des deux côtés de la Méditerranée pour conspirer contre notre modernité commune, et espérer créer des barrières infranchissables. Je n'ai évidemment pas apporté dans ma besace de recettes toutes faites pour résoudre instantanément tous nos problèmes ; mais j'ai la conviction qu'un certain nombre de principes de base doivent présider à la mise en place d'une véritable politique de co-développement du Maghreb et de l'Europe, qu'il faut dès maintenant commencer à mettre en place.

Les cinq États du Maghreb représentent un carrefour de civilisation, dans le monde d'hier comme dans celui de demain, auquel la France doit apporter une attention essentielle : pas seulement parce que les mouvements migratoires, l'ampleur des échanges économiques ou l'importance stratégique de la rive sud de la méditerranée commandent notre attention, mais peut-être avant tout parce que le Maghreb est l'un des lieux essentiels où la civilisation européenne s'unit spirituellement à la civilisation musulmane.

Héritières modernes de la synthèse culturelle de l'Espagne musulmane dont elles ont conservé la musique et l'architecture « andalouses », les nations de l'Afrique du Nord, qui représentent à elles seules un bon tiers de monde arabe, ont toujours regardé vers une Europe qui ne leur fut jamais étrangère. Parfois champ de bataille, souvent lieu d'échange, elles sont, au sens fort du terme, l'Occident de l'Orient, l'île (Maghreb) détachée en avant-poste du Continent, où depuis les Omeyyades de Cordoue se sont jouées les grandes expérimentations modernes du Moyen-Âge, les grandes aventures commerciales, les féconds métissages avec les mondes berbère, carthaginois, latin, si proches, où passé le vertige de la conquête, un Ibn Khaidoun s'est efforcé de penser le monde dans ses permanences et de relativiser pour son époque ce sens de l'Histoire qu'à son tour, après l'Islam des premiers siècles, l'Europe a cru imprudemment posséder.

Disons-le sans ambages : si le vent mauvais de la fermeture sur soi, du rejet de l'Autre, de la coupure avec l'Europe devait prévaloir au Maghreb, il ne s'agirait pas d'une catastrophe, évidente celle-là, pour, le seul Maghreb. L'Europe à son tour, ressentirait douloureusement la fermeture de cet accès majeur au monde arabe, islamique et africain, elle serait profondément déséquilibrée au moment même où elle recherche elle aussi, une nouvelle identité à l'échelle du prochain siècle qui s'annonce, et où déjà de mauvais bergers l'engagent aussi sur la mauvaise pente d'un « nationalisme européen », d'exclusion et de mépris.

Un tel développement n'a rien de fatal. Sans doute payons-nous déjà pour des erreurs d'appréciation d'un passé récent ; mais la volonté politique ne saurait être totalement impuissante devant des défis qu'on peut, qu'il faut relever. Cela suppose en tout premier lieu, en France, de prendre conscience du caractère essentiel du développement du Maghreb, de son caractère stratégique et de la nécessité de l'associer par des voies spécifiques à la construction européenne (notamment grâce au processus 5 + 5).

Le colloque parlementaire franco-tunisien que nous avons ensemble décidé d'organiser s'inscrit dans ce contexte. Il a pour objectif de porter un regard lucide, mais aussi volontariste, sur les déséquilibres qui subsistent entre les deux rives de la Méditerranée et sur les moyens d'y remédier.

Mettre l'accent sur les déséquilibres économiques, sociaux ou politiques qui freinent les relations entre l'Europe et le Maghreb est en effet l'une des clefs permettant de comprendre les difficultés du dialogue euro-arabe, les hésitations de certains investisseurs, on certaines conséquences des flux migratoires.

Cet exercice n'a cependant de sens que si la mise en évidence des contraintes qui en découlent permet de mieux prendre en compte la complexité des problèmes à résoudre, et de réfléchir au nouveau souffle qu'il faut aujourd'hui donner à nos relations bilatérales et multilatérales.

Les difficultés, et je pense notamment au problème de la dette, aux déficits commerciaux persistants, à la permanence de structures insuffisamment adaptées au monde moderne – ne doivent pas masquer les progrès réalisés, qui sont particulièrement notables en Tunisie, qu'il s'agisse de l'adaptation à l'économie de marché ou de la mise en place d'un cadre favorable à l'investissement international, et à l'activité d'opérateurs privés.

C'est dans le même esprit de lucidité et de volontarisme que Je souhaiterais que soit abordées les conséquences sociales et humanitaires des déséquilibres économiques, second thème de ce colloque.

Qu'il s'agisse des problèmes liés à l'émigration, des conditions de délivrance des visas, de l'impact sur le statut de la femme de la crise politique, économique et culturelle que nous traversons, sachons garder à l'esprit qu'il s'agit, non seulement de prendre conscience des impératifs propres à chacun de nos pays, mais aussi, grâce à notre dialogue, de trouver des solutions plus humaines.

Le cadre de cette recherche d'idées nouvelles est maintenant bien défini. C'est celui que j'abordais l'an dernier déjà, lors d'une rencontre franco-tunisienne, du codéveloppement et du partenariat.

Faisons-là aussi preuve de lucidité. Codéveloppement et partenariat sont des concepts porteurs, mais qui demeurent, encore trop souvent théoriques pour beaucoup, faute d'avoir pu être suffisamment précisés, expliqués. Il faut donc leur donner vie, en dépassant largement les schémas traditionnels de notre coopération économique ou culturelle.

La recherche de nouveaux mécanismes financiers de promotion des investissements que ce Colloque permettra d'aborder va dans ce sens. La mise en place de structures de capital-risque est l'une des voies possibles. La définition d'une coopération scientifique et technique plus vigoureuse en est une autre.

Il faut aujourd'hui faire preuve d'imagination et de créativité pour s'adapter au monde moderne caractérisé par l'émergence soudaine de nouvelles techniques qui brutalement modifient notre environnement quotidien. Songeons par exemple au développement des satellites de télévision, et à leur impact sur l'accès immédiat à des formes de culture qui jusqu'alors paraissaient lointaines.

Qui, il y a dix ans, aurait pu imaginer les possibilités de retransmission régulière de programmes télévisés au-delà d'un continent ? Ce qui aujourd'hui ressort du quotidien n'était concevable que de façon exceptionnelle.

Nous sommes confrontés aujourd'hui à un défi similaire lorsqu'on réfléchit à l'avenir de nos relations économiques et sociales, tant aux plans bilatéral que multilatéral. Il nous faut définir et mettre en place les outils qui nous paraîtront d'application banale dans une dizaine d'années.

Les réflexions sont suffisamment avancées de part et d'autre de la Méditerranée, grâce aux travaux de nombreux experts, mais aussi de nombreux hommes politiques, dont certains sont ici présents.

Les thèmes du partenariat, de codéveloppement, de la définition de nouveaux mécanismes financiers ont été largement explorés, et ont donné lieu à de multiples rapports. Il faut maintenant les mettre en œuvre, avec force et conviction. Puisse ce Colloque y contribuer.

La voie à parcourir est claire, tant la réalité s'impose, au-delà des malentendus et des équivoques : les pays du nord et du sud de la Méditerranée sont interdépendants, et cette interdépendance revêt de multiples facettes : humaine, culturelle, économique.

S'enfermer dans un syndicat de défense d'États riches ne serait pour la France ni une vocation, ni un intérêt. Il lui faut au contraire tenir compte de la dynamique des grands ensembles qui l'entourent, que ce soit à l'Est ou au Sud.

La France, si impliquée dans la construction européenne, si soucieuse aujourd'hui de la stabilité du continent européen, ne peut oublier qu'elle est une puissance méditerranéenne, et que son avenir dépend aussi de l'évolution du Maghreb.

Sans une ouverture aux peuples du Maghreb, la France et ses partenaires européens risqueraient fort de ne former très vite qu'une famille déclinante, vieillissant à vive allure dans la rumination d'obsessions monétaires dérisoires.

C'est pourquoi la France se fait si volontiers l'avocat du Maghreb auprès de ses partenaires de l'Union européenne, dans le cadre général du dialogue euro-arabe ou dans celui plus prosaïque de la négociation d'accords commerciaux. Ce dialogue n'est pas toujours facile. Il est néanmoins fructueux et doit être poursuivi, au-delà d'aléas qui doivent rester conjoncturels.

Ce Colloque permettra d'en évoquer largement les contours. Je souhaiterais pour ma part que nous sachions toujours replacer les difficultés éventuelles du court terme dans une optique plus lointaine.

Sachons de même faire preuve de volonté politique, de créativité et d'imagination pour préserver et renforcer les relations si particulières qui unissent la France à la Tunisie, et l'Europe au Maghreb.

Je forme donc des vœux pour la réussite de ce Colloque qui, je l'espère, constituera le premier chaînon d'une longue série de rencontres régulières entre représentants de nos deux Assemblées.

À travers ce dialogue constant et fraternel, la Chambre des Députés de Tunisie et l'Assemblée nationale française contribueront à affermir sans cesse les liens qui les unissent et à renforcer, par là-même, l'amitié encre nos deux pays.