Texte intégral
Interview ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à la télévision de du Gabon à l'issue de son entretien avec le président Bongo (Biarritz, 7 novembre 1994)
Q. : Quel a été le sujet de votre entretien avec le Président Bongo, Est-ce qu'on peut savoir de quoi vous avez parlé ?
R. : Nous avons parlé d'abord de ce Sommet entre la France et l'Afrique et des principaux sujets qui seront évoqués demain, c'est-à-dire les progrès du processus de démocratisation en Afrique, la situation économique, notamment pour ce qui concerne les pays appartenant à la zone franc, la situation au lendemain de la dévaluation et d'une façon plus générale la manière de prévenir les conflits en Afrique. Ce sera un des grands sujets de discussion de demain, quelle organisation, quels mécanismes, mettre en place pour prévenir, et le cas échéant guérir, les conflits qui hélas restent trop nombreux sur le continent africain ?
Voilà quelques sujets évoqués, nous avons également parlé de la situation au Gabon bien entendu.
Q. : Le Sommet de Biarritz s'ouvre à un tournant, à un moment historique pour la France comme pour l'Afrique. Quel avenir voyez-vous à ce genre de rencontre et aux relations franco-africaines en général ?
R. : Vous parlez de tournant historique pour la France. Je voudrais insister sur la continuité de l'engagement en Afrique. Cela fait maintenant une bonne trentaine d'années que, après l'impulsion donnée par le Général de Gaulle, la France a été, je crois qu'on peut le dire, le meilleur avocat de l'Afrique sur la scène internationale. Elle est bien décidée à le rester, elle l'a montré d'ailleurs lorsque les pays de la zone franc ont eu pris la décision d'évaluation. Elle s'est mobilisée rapidement et dans des proportions tout à fait considérables, qui, avec l'aide des bailleurs de fonds internationaux, permettent, je crois, la réussite de cette opération.
Q. : Je suis tenté de vous poser une question sur les relations entre la France et certains pays du Maghreb, l'Algérie mais surtout la Libye. On note depuis quelque temps une volonté du Président Kadhafi à régler le différend qui l'oppose à la France mais aussi à la Grande-Bretagne et aux États-Unis. Quelle est votre appréciation actuelle de ce dossier ?
R. : La France a d'excellentes relations avec les pays du Maghreb, notamment le Maroc et la Tunisie. J'étais d'ailleurs il y a peu de temps encore à Casablanca pour le Sommet consacré au Proche-Orient et au Maghreb précisément. Avec l'Algérie, la situation est difficile parce que la situation intérieure en Algérie est difficile, mais la France est toujours disponible pour aider le peuple algérien.
S'agissant de la Libye, les choses sont très claires. Les autorités libyennes savent ce que nous attendons d'elles, c'est-à-dire l'application des résolutions du conseil de sécurité et la suite à donner aux demandes qui ont été formulées par notre juge d'instruction dans l'affaire du DC10 d'UTA. Dès lors que la Libye est prête à coopérer dans ce domaine, alors on pourra avancer, mais jusqu'à présent je n'ai pas vu les choses se concrétiser et je le regrette.
Q. : L'Afrique connaît des crises de plusieurs sortes, notamment des guerres civiles ou tribales. Comment votre pays entend-il aider l'Afrique à mettre sur pied un organe de prévention des conflits tel que préconisé par l'OUA ?
R. : Il ne faut pas être d'un pessimisme excessif sur l'Afrique parce qu'il y a des évolutions en Afrique qui sont positives. Il y a aujourd'hui beaucoup plus de démocratie en Afrique qu'il n'y en avait il y a 10 ou 15 ans. De même, sur le plan économique, je l'ai signalé à plusieurs reprises dans cette interview, la dévaluation du franc CFA peut être considérée aujourd'hui comme en voie de réussite. Il y a beaucoup de pays où les choses vont mieux. Ne soyons pas exagérément pessimistes.
Il y a des conflits, on l'a bien vu cet été encore avec l'affreux drame du Rwanda sur lequel la France a été présente et a montré qu'elle savait prendre ses responsabilités. Il nous faut maintenant, dans le cadre de l'Organisation de l'unité africaine, vraisemblablement avec les Nations unies, concevoir un système de prévention et d'intervention. Nous n'avons pas d'idée toute faite. Nous ne venons pas ici à Biarritz avec un système « clé en mains » qui serait à prendre ou à laisser. Nous souhaitons en parler, voir quelles sont les idées des uns et des autres, et j'espère que ce sommet pourra faire avance la réflexion.
Interview du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à RFI (Biarritz, 7 novembre 1994)
Q. : La Baule, c'était l'appel à la démocratie. Libreville celui à la bonne gestion démocratique, la bonne gestion, tout court. Qu'est-ce que sera Biarritz ?
R. : À Biarritz, nous souhaitons avoir une réflexion sur la prévention des conflits et le règlement des conflits en Afrique. Inutile de souligner à quel point la situation dans plusieurs pays est préoccupante. Nous avons vécu tout au long de cette année le drame du Rwanda. La France a assumé ses responsabilités. Il faut maintenant réfléchir avec nos amis africains à la manière de monter un dispositif qui permette de prévenir plutôt que de guérir, ce sera donc un des grands sujets de conversation de Biarritz.
Nous n'arrivons pas ici avec des idées toutes faites, je crois que l'intérêt de ce Sommet c'est précisément d'avoir des échanges très informels et j'espère qu'il pourra en sortir ensuite des orientations précises.
Ce Sommet de Biarritz est aussi la confirmation de la démocratisation en Afrique. Vous parliez tout à l'heure de La Baule, je pense que depuis on a fait beaucoup de progrès. On a fait d'abord, des progrès dans nos propre réflexion. Que faut-il entendre par démocratisation ? La démocratisation, ce ne sont pas simplement des élections, c'est parfois dans les situations les plus conflictuelles la constitution du gouvernement d'Union nationale et des mécanismes de réconciliation de l'ensemble des parties. C'est aussi une avancée propre à chaque pays. On a vu que dans ce domaine des progrès substantiels avaient été accomplis. Et puis enfin Biarritz sera aussi une réflexion sur la situation économique, sur l'après-dévaluation, là encore il y a des raisons d'optimisme mesuré et raisonné.
Q. : En deux mois, vous avez parlé Rwanda et démocratisation. Sur le Rwanda, beaucoup s'étonnent, y compris parmi des chefs d'État africains que nous avons reçus, de l'absence du nouveau Président Rwandais. Pourquoi ?
R. : Il n'y a pas eu de demande formelle et puis nous souhaitons voir un peu comment les choses évoluent à Kigali.
Q. : C'est à dire que pour l'instant, vous n'êtes pas satisfait ?
R. : Vous savez, beaucoup de propos ont été tenus, il faut essayer de les clarifier. Je m'inquiète en particulier du retard mis à la constitution du Tribunal international qui avait été présenté à juste titre, il y a quelques semaines, comme une exigence forte pour y voir plus clair dans la situation. On perd un peu de temps. Donc j'espère qu'on pourra progresser. C'est la raison pour laquelle il nous est apparu prématuré ici à Biarritz de lancer des invitations.
Q. : Sur la démocratisation, un étonnement chez certains Sur la présence du Maréchal Mobutu qui n'était pas le bienvenu en France ces trois dernières années et chez qui aucune élection n'a eu lieu ?
R. : Permettez-moi de m'étonner de cet étonnement parce qu'il ne faut pas dans la vie s'entêter. Pourquoi la communauté internationale s'entêterait alors que les choses évoluent au Zaïre ? L'opposition a aujourd'hui engagé un dialogue avec la mouvance présidentielle et la meilleure preuve en est la constitution d'un gouvernement dirigé par un homme que j'ai eu l'occasion de recevoir à Paris et qui m'a fait d'ailleurs la meilleure impression par sa sagesse et sa bonne conscience des grandes difficultés qui accablent le Zaïre et qui appartenait à l'opposition. Donc le processus de démocratisation, là aussi le partage du pouvoir et de réconciliation nationale est en marche. Alors pourquoi ne pas en tenir compte ?
Q. : Une dernière question, c'est la Bosnie. Les forces bosniaques contre-attaquent en ce moment dans la poche de Bihac. Est-ce que vous ne craignez pas que cela remette en cause tout le processus et la FORPRONU elle-même ?
R. : Je regrette ces opérations guerrières. Les autorités de Sarajevo ont accepté le plan de paix proposé à Genève. Il est vrai que les Bosno-serbes l'ont refusé. Donc il ne faut pas mettre tout le monde sur le même pied. Ce sont les Bosno-serbes qui sont responsables de la situation par leurs refus.
Cela dit, l'offensive guerrière n'est pas la bonne solution. C'est par la voie diplomatique, par le travail du groupe de contact, par les pressions que nous sommes en train d'exercer, par l'isolement des autorités de Pale et non pas par l'offensive guerrière qu'on arrivera à un règlement du conflit.
Conférence des chefs d'état de France et d'Afrique interview du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, aux radios (Biarritz, 8 novembre 1994)
Q. : Vous avez dit que la démocratie reposait sur le mécanisme électoral. Mais en même temps, vous dites que la démocratie ne doit pas se faire au détriment d'une minorité qui serait menacée par une majorité victorieuse à des élections. Vous visez certainement l'Algérie ?
R. : Non. Je ne vise personne en particulier. Dans nos vieilles démocraties, où la démocratie est ancrée depuis des décennies maintenant, et où il y a des systèmes institutionnels très perfectionnés, la victoire d'un camp n'aboutit pas à l'élimination de l'autre. Dans les jeunes démocraties, ce risque existe parfois, et c'est la raison pour laquelle je disais la démocratie ce sont les élections, mais c'est aussi tout ce qui se passe après les élections, c'est la nécessité de respecter les minorités, leurs droits, de bâtir un état de droit, d'avoir un équilibre des pouvoirs Donc ça n'est pas simplement le fait de déposer un bulletin dans l'urne.
Q. : Est-ce que ce sommet sera donc celui de la diplomatie préventive, et notamment de l'établissement d'une force ?
R. : C'est un des grands sujets de discussion, et j'ai pu percevoir, dans mes travaux avec mes collègues ministres des Affaires étrangères, à quel point cela rencontrait leur intérêt. Tout le monde a en mémoire ce qui s'est passé cette année avec le Rwanda : une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies prévoyant l'acheminement de 5 500 casques bleus dès le mois de mai, et au mois de juillet, rien sur le terrain, personne sur le terrain, on nous a annoncé qu'il fallait encore six mois. C'est à ce genre de problème que nous voulons essayer de porter remède. Comment faire en sorte que l'on puisse réagir plus vite, avec plus d'efficacité ? Alors cela soulève beaucoup de questions : quel doit être le rôle de l'Organisation de l'Unité africaine, quel est le lien avec les Nations unies, est-ce que l'Europe, l'Union de l'Europe occidentale en particulier, peut jouer un rôle dans l'équipement des forces en attente ? Nous débattons de tout cela, et la constitution éventuelle d'une force interafricaine est un des moyens de répondre au problème de notre temps.
Q. : Dans son discours, le Président Mitterrand a demandé à son successeur de conserver des liens aussi denses avec l'Afrique ? Pour vous, le successeur de François Mitterrand saura t'il conserver cette relation très spécifique de la France avec le Continent ?
R. : J'appartiens à une formation politique qui, depuis longtemps, depuis le début des années soixante, depuis le retour au gouvernement du Général de Gaulle, a toujours fait de ses relations avec l'Afrique une des priorités fortes de sa politique étrangère. Et nous avons bien l'intention que cela demeure. Pourquoi ? Parce qu'il y a entre l'Afrique et la France – on le voit bien ici dans le climat qui règne, dans cette convivialité, de chaleur, de compréhension très rapide des problèmes entre nous – il y a un lien affectif très fort. Et puis ensuite, parce que c'est notre intérêt. C'est l'intérêt de l'Afrique et c'est l'intérêt de la France que ce continent puisse avoir accès, comme l'a dit le Président de la République, au droit à la paix, au droit au développement et au droit à la démocratie.
Q. : Il n'y a pas de politique de droite ni de gauche vis-à-vis de l'Afrique ?
R. : Quand on cherche ici ou là, on pourrait peut-être en trouver, mais je crois qu'il y a en France un très large consensus. Je rappelle que c'est la France qui est le pays au monde qui fait proportionnellement, et même en valeur absolue, le plus d'efforts pour l'Afrique. Nous avons bien l'intention de continuer, parce que c'est une responsabilité à laquelle nous tenons.