Interview de M. Jacques Chirac, président du RPR et maire de Paris, dans "Le Monde" du 15 décembre 1988, sur la préparation du bicentenaire de la Révolution française dans la capitale.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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M. Jacques Chirac a présenté, mercredi 14 décembre, le programme des manifestations organisées par la capitale pour célébrer le Bicentenaire de 1789. Dans l'entretien qu'il nous a accordé, le maire de Paris exalte la cause des droits de l'homme et affirme que Paris a vocation à devenir la « vraie capitale de l'Europe de demain ».

Le Monde. - L'histoire pleine d'avatars de la préparation du Bicentenaire semble avoir commencé par un vœu du chef de l'Etat : organiser, à Paris en 1989, une exposition universelle, et un refus du maire de Paris, vous-même, finalement opposé à cette demande. Etes­vous d'accord ?

Jacques Chirac. - Non. C'est tout a fait caricatural. Si le projet d'exposition universelle n'a pu déboucher sur un accord entre l'Etat, la région et la ville, c'est tout simplement parce que l'ampleur des travaux et leur coût conduisaient à l'impossibilité pour la ville de financer raisonnablement une telle opération. D'ailleurs, très rapidement, le gouvernement lui-même a abandonné cette idée. Pour ce qui concerne la commémoration du Bicentenaire, il n'y a jamais eu de divergence de vues essentielle entre le gouvernement et la Ville de Paris. 

Le Monde. - Redevenu Premier ministre en 1986, vous aviez à assurer la coresponsabilité des nominations à la tête de la mission du Bicentenaire de Michel Baroin, puis après sa disparition tragique, d’Edgar Faure. Que pouvez-vous dire des conditions de l’accord – ou du compromis – sur ces nominations ?

Jacques Chirac. - Il n’y a eu aucun compromis mais un accord immédiat sur le nom de Michel Baroin.

Le Monde. - Sa culture, son ambition morale et philosophique faisaient tout naturellement de Michel Baroin l’homme de synthèse idéal. C’est dans cet esprit que j’ai installé la mission du Bicentenaire de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le 3 février 1987 à Matignon.

Jacques Chirac. - La disparition tragique de Michel Baroin, qui était un ami très intime, a conduit à rechercher un nouveau président. Edgar Faure a été considéré immédiatement, autant par le président Mitterrand que par moi, comme ayant les mêmes qualités d'homme de synthèse : compréhension, tolérance, ouverture d'esprit.

Dans le même esprit, j'ai tout à fait approuvé, après la fin de mes fonctions de Premier ministre la nomination de M. Jeanneney rendue nécessaire par la disparition d'Edgar Faure.

Le Monde. - Avez-vous le sentiment d'avoir, à la tête du gouvernement - au milieu, il est vrai, de tant d'autres tâches -, consacré à la préparation du Bicentenaire tout le temps et l’attention qu'elle méritait ?

Jacques Chirac. - J'ai consacré plus de temps peut-être que vous ne l'imaginez, notamment avec Michel Baroin et Edgar Faure que j'ai rencontrés à de très nombreuses reprises pour discuter avec eux de l'esprit et des moyens du programme du Bicentenaire.

En tant que chef du gouvernement, il ne m’appartenait pas de me substituer à la mission. Je suis néanmoins intervenu, pour l'attribution à Edgar Faure des locaux de l'arche de la Défense pour la Fondation des droits de l'homme qu'il projetait.

Le Monde. - Pendant cette période, le chef de l’Etat vous a-t-il jamais fait part des sentiments et désirs que lui inspirait la préparation du Bicentenaire ?

Jacques Chirac. - Non. Il m'a dit à plusieurs reprises qu’il souhaitait qu’elle soit conforme à l’importance de l’événement. Et qu’elle ne donne pas lieu à des polémiques stériles.

Le Monde. - Et depuis que vous êtes redevenu maire de Paris à temps plein, qu’avez-vous voulu faire, pour ce qui vous concerne, du Bicentenaire ?

Jacques Chirac. - Mon souci a été d’une part de rester en liaison étroite avec la mission. D’où les réunions entre la mission municipale, qui est présidée par mon premier adjoint, M. Tibéri, et la mission nationale, que dirige M. Jeanneney. Cette harmonisation est satisfaisante et jugée comme telle par les deux parties.

Quant à la participation de la Ville de Paris, j'ai voulu qu'elle soit digne de la capitale, qu'elle soit un moment et un moyen d'information, d'éducation, et ceci dans un esprit de totale objectivité. J'ai d'ailleurs laissé à de grands historiens le soin de « piloter » cet aspect de notre action.

Deuxièmement, j'ai souhaité mettre l'accent sur ce qui constitue pour moi l'essentiel, au-delà des grands enthousiasmes ou des événements tragiques qui ont marqué la Révolution : les droits de l'homme. C'est pourquoi j'ai commandé à un grand sculpteur contemporain M. Ivan Theimer, un monument aux droits de l'homme, qui s'élèvera au Champ de Mars, et qui renfermera une pierre donnée par chacune des capitales de la Communauté européenne.

Procès d'intention

Le Monde. - Une partie de votre opposition municipale vous accuse de regarder ce Bicentenaire avec frilosité et accablement, comme on considère un devoir fastidieux et inévitable. Que répondez-vous à ces accusations ?

Jacques Chirac. - A quelques semaines des élections municipales, il est tout à fait légitime que soit critiquée l'action d'une municipalité sortante. Cette critique ne m'étonne pas. Je crois qu'on me fait là un procès d'intention qui n'est pas fondé. Je suis très attaché à la mise en exergue des droits de l'homme et à leur approfondissement permanent. Le Bicentenaire est pour moi une occasion de le marquer fortement. Chaque fois que l'on a l'occasion de transmettre ces valeurs - ce fut le grand mérite de la France en 1789 - de par le monde, il faut la saisir.

Le Monde. - Venons-en au détail des manifestations prévues par la mairie de Paris : quels en seront les grands moments, dans quel esprit ont-ils été conçus ?

Jacques Chirac. - Il y aura un double esprit : information dans un esprit d’unité nationale et de la continuité de l'histoire de notre pays. Le hasard a fait que nous avons lancé en 1988 les actions sur le Bicentenaire en même temps que nous terminions la commémoration du millénaire de l’élection d’Hugues Capet. C’est un tout, une continuité, avec des grands moments et des moments moins grands, mais nous voulons les assumer tous.

Il y aura aussi l’accent mis sur les droits de l’homme, dont je vous ai parlé. Je vous ai aussi parlé du programme de commande d’œuvres d’art exceptionnelles, que nous avons faites auprès d’artistes très divers : Ivan Theimer, Nam June Paik, Bernard Pagès, Valerio Adami, Gérard Garouste et Jean-Pierre Raynaud.

Par ailleurs, nous avons achevé la remise en état des statues de la place de la Concorde. Nous avons aussi conçu un programme d’animation important avec « Paris raconte la Révolution », dont la mise en place a déjà commencé.

Nous allons lancer un festival du film révolutionnaire organisé en juin, pour le grand public, sur grand écran, devant la place de l’Hôtel-de-Ville, ainsi qu’un programme ambitieux d’expositions dans nos musées. L’ouverture du nouveau musée Carnavalet, agrandi, en fera le plus vaste musée municipal du monde, et probablement le plus prestigieux. Chacun pourra découvrir toutes nos collections de l’époque révolutionnaire, entre autres, qui n’avaient jamais été mises en valeur, faute de place.

Le Monde. - Avez-vous prévu quelque chose pour la tour Eiffel, dont ce sera le centenaire ?

Jacques Chirac. - La tour Eiffel a été construite pour 1889, centenaire de la Révolution. Le bicentenaire de la Révolution et le centenaire de la tour Eiffel sont donc étroitement liés. Nous aurons une très grande fête le 17 juin, organisée par les artistes français et étrangers les plus prestigieux.

Une vocation européenne

Le Monde. - Pouvez-vous nous indiquer quels crédits Paris compte consacrer, au total, à l’ensemble de ces diverses manifestations ?

Jacques Chirac. - Il y a un crédit que je dirais direct, qui est de l’ordre de 60 millions de francs, et des crédits qui se trouvent dans chaque direction pour financer les opérations retenues pour le Bicentenaire, et qui sont de l’ordre de 40 à 45 millions. Au total, c’est une centaine de millions. La somme peut paraître élevée aux Parisiens. Je veux leur dire que la plupart de ces crédits correspondent à des opérations qui resteront à Paris, qui enrichiront ou embelliront notre capitale. Je pense notamment aux œuvres commandées que j’ai mentionnées et qui entreront dans notre patrimoine.

Le Monde. - Quel surcroît de notoriété, quelle perspective d’avenir pour Paris, dont la réputation n’est plus à établir, attendez-vous de 1989 ?

Jacques Chirac. - S’agissant des droits de l’homme, Paris a une vocation exemplaire qui doit être en permanence entretenue et l’occasion se présente naturellement de le faire avec cette commémoration. D’autre part, je pense que Paris a tout naturellement vocation, pour des raisons à la fois géographiques, techniques, culturelles, à être la vraie capitale de l’Europe de demain. Il faut donc qu’elle se dote à la fois des moyens, des équipements, mais aussi du prestige qu’implique une telle vocation.

Le Monde. - La place de Paris en France et dans le monde étant ce qu’elle est, et la vie politique quotidienne ce que nous savons, la préparation du Bicentenaire peut-elle aller sans une concurrence, latente ou exacerbée, entre l’Etat et la ville ?

Jacques Chirac. - Je ne vois pas dans ce domaine de concurrence entre l’Etat et la ville. Nous avons une coopération parfaite avec la mission du Bicentenaire. Il ne peut y avoir que complémentarité.

Les moyens et les fins

Le Monde. - Rejetteriez-vous comme caricaturale l’idée qu’un enjeu caché du Bicentenaire a été et reste un surcroît d’auto-affirmation médiatique de M. Mitterrand ou de vous-même, les deux hypothèses paraissant difficilement conciliables ?

Jacques Chirac. - Je ne suis pas en mesure de parler au nom de M. Mitterrand. Pour ma part, je ne recherche aucune affirmation médiatique à travers le Bicentenaire. Il s'agit d'une célébration nationale qui dépasse les préoccupations individuelles.

Le Monde. - L'organisation à Paris du sommet des sept pays les plus riches du monde, le 14 juillet prochain, vous paraît-elle de nature à compliquer le déroulement de ce qui sera sans doute le principal temps fort du Bicentenaire ?

Jacques Chirac. - Naturellement, cela complique le déroulement des célébrations et a conduit à l’annulation, que j’ai beaucoup regrettée, du grand spectacle de Jean-Michel Jarre le 14 juillet. Mais je comprends cette situation. La France, qui cumule pendant cette période la présidence de la Communauté et la réunion des sept pays les plus riches du monde, devait saisir l'occasion pour réunir le sommet à Paris. Et le réunir le 14 juillet avait une valeur symbolique exceptionnelle. J'ai donc approuvé l’idée d'une réunion des sept pays industrialisés à cette date à Paris. J'ai une certaine expérience de ces sommets. Ils comportent des contraintes considérables pour la ville qui les reçoit, surtout en matière de sécurité. Ce ne serait pas raisonnable d'organiser de grandes manifestations populaires en même temps. C'est ce qui a conduit le gouvernement à demander le report de son spectacle, dans des conditions qui n'ont pas convenu à Jean-Michel Jarre, ce que je comprends. Je le regrette beaucoup pour les Parisiens.

Le Monde. - Nous sommes maintenant à quelques jours de 1989. Quels sont votre regret le plus vif et votre voeu le plus ardent pour le Bicentenaire ?

Jacques Chirac. - Je n'ai pas de regret. Je pense que Paris et surtout la France en retireront un surcroît de prestige. Je souhaite, c'est mon voeu le plus cher, que ce soit une réussite. Mais il y a quelque chose de plus important, au-delà de Paris et de la France, c'est l'affirmation du caractère insupportable des violations des droits de l'homme, là où ils ne sont pas respectés, du caractère véritablement universel de ces droits qui doivent être élargis au monde entier.

Je souhaite que, à l'issue de cette commémoration, un peu partout, les droits de l'homme soient un peu mieux respectés dans les pays où ils ne le sont pas encore.

Bernanos écrivait fort justement qu'une civilisation est morte quand les moyens ont achevé de remplacer les fins. La finalité d'une civilisation, c'est naturellement la grandeur de l'homme et sa dignité. Trop souvent les moyens ont, hélas ! tendance à remplacer les fins. Il faut inverser cette situation. C'est aussi l'idée qui m'a animé dans le cadre de cette préparation du Bicentenaire…

Propos recueillis par Michel Kajman et André Passeron