Article de M. Lionel Jospin, Premier ministre, dans "Paris-Match" du 13 juillet 2000, sur la victoire de l'équipe de France de football contre l'équipe d'Italie à la Coupe d'Europe.

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Circonstance : Victoire de l'équipe de France de football contre l'équipe d'Italie (2 - 1) lors de la Coupe d'Europe (Euro 2000) à Rotterdam le 2 juillet 2000

Média : Paris Match

Texte intégral

Ce fut un match tendu, équilibré et beau. Les Français rencontraient des maîtres du football. La Squadra Azzurra est une sélection redoutable : vive en attaque, hermétique en défense. A la pression et à la passion propres à une telle finale s'ajoutaient – on le sentait bien –, d'un côté, la volonté de revanche des Italiens, qui voulaient effacer certaines défaites face à la France en Coupe du monde et, de l'autre, la détermination des champions de tout gagner.

Au début de la première mi-temps, les Français ont eu un peu de mal à trouver leurs marques. Les Italiens avaient fait le choix tactique d'occuper le milieu de terrain de façon très dense. Le travail de Zidane, très « marqué », en fut considérablement gêné. Progressivement, le jeu s'est équilibré, et puis on a commencé à sentir une fébrilité croissante côté italien, cependant que les initiatives françaises devenaient plus nombreuses.

Tout fut remis en cause au début de la seconde mi-temps par la très belle séquence italienne de la 55e minute : talonnade de Totti, centre de Pessotto et but de Delvecchio. Des gestes de grand art, empreints de simplicité et de réalisme. Cet avantage pris, les Italiens ont logiquement fait bloc autour de leur gardien. A ce moment-là, on pouvait craindre que les jeux ne soient faits. Mais, dans cette épreuve, les Français ont retrouvé leur football. Un peu comme face au Portugal, en début de seconde mi-temps le fait d'être menés au score a réveillé le talent collectif des Bleus. A cette volonté constante d'avancer, à ce refus des joueurs de se résigner à la défaite, s’est ajoutée l'intelligence de notre sélectionneur. Roger Lemerre a su faire entrer les bons joueurs au bon moment : Wiltord, puis Trezeguet, enfin Pires. Les Français ont alors lancé des vagues d’assaut maîtrisées et insistantes. Peu de défenses auraient résisté aussi longtemps que celle de la sélection italienne. Servi par Zidane, Henry est passé près de l’exploit. On sentait que cela devait passer, et pourtant cela ne passait pas. Le temps s’écoulait, la crainte grandissait, mais nous n’arrivions pas à ne plus y croire, même lorsque le temps réglementaire s’est achevé. Comme si nous pensions, un peu irrationnellement, que les champions du monde ne pouvaient pas perdre…

Est venu alors un de ces moments d'exception qui font la beauté du football et sa force dramatique : à la 94e minute, dans les dernières secondes des arrêts de jeu, sur une longue relance de Barthez, Wiltord s’échappe sur ce même côté droit des buts de Toldo où nous avions échoué de peu à de nombreuses reprises, et égalise, sauvant le match. Restait à le gagner. C’est chose faite un quart d’heure plus tard : après une percée remarquable et un centre en retrait de Pires, une magnifique reprise de volée, en déséquilibre arrière, permet à Trezeguet de tromper Toldo.

Ce match magnifique et intense est à l’image du parcours des Bleus. Ce qui frappe, bien sûr, ce sont les talents individuels : la magie de Zidane, la rapidité de Henry, la lucidité de Blanc, la puissance de Desailly, la présence de Barthez. Mais cela ne suffit pas à faire une grande équipe : ce qui a fait la force des Bleus, c’est leur collectif et leur état d’esprit. Ils ont acquis un « plus » qui fait toujours la différence : une solidarité sans faille et une maturité partagée, conduites match après match. La sereine détermination avec laquelle ils sont revenus au score face au Portugal puis face à l’Italie est impressionnante. Tout se passe comme si cette sérénité inquiétait les autres équipes. On le voit dans les moments cruciaux, en particulier les penalties, qui nous furent souvent, dans le passé, très cruels : maintenant, nous marquons, et d’autres échouent. La « malédiction » d’autrefois non seulement est écartée, mais semble désormais frapper nos adversaires.

C’est pour moi la leçon de l’épopée des Bleus : construire une grande équipe, capable de gagner et d’être toujours au rendez-vous. Cela n’est possible que dans la durée. Cela résulte du travail en profondeur conduit dans le football français, en particulier en matière de formation. Cela a exigé, pour la sélection nationale, beaucoup d’efforts et des souffrances aussi : je pense en particulier aux deux demi-finales de Coupe du monde, à Séville, en 1982, et en 1986 au Mexique, les deux fois face à l’Allemagne. Nous avions alors les talents : le Zidane de l’époque s’appelait Platini et, comme aujourd’hui, il était remarquablement entouré. Mais il nous manquait ce mental de vainqueur, cette expérience du plus haut niveau – ironiquement conquise surtout en Italie – sans lesquels une équipe peut certes être grande – et les Bleus des années 80 étaient une grande équipe –, mais sans lesquels il ne peut y avoir de victoire finale.

Aujourd’hui, avec Aimé Jacquet puis Roger Lemerre, les Bleus de Didier Deschamps sont parvenus au sommet du football mondial. La victoire d’hier confirme celle de 1998 en Coupe du monde, face au Brésil. Le doublé est historique. Il fait chaud au cœur. Remercions cette équipe, ces jeunes hommes, parce qu’ils savent donner du plaisir et du bonheur aux Français.