Interview de M. Bernard Kouchner, secrétaire d'Etat à la santé, à Europe 1 le 30 juillet 1998, sur l'aide humanitaire française au Soudan, et le débat sur l'euthanasie.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q - Il y a plusieurs événements qui, aujourd'hui pourraient vous amener à réagir, mais surtout le Soudan. Alors qu'on ne parle ici que du Tour de France et de ses problèmes de dopage, il y a quand même 700 000 Soudanais, des hommes, des femmes, des enfants qui sont menacés de mort actuellement. 150 meurent chaque jour, et on l'évoque en quelques mots seulement dans les journaux. Alors que se passe-t-il réellement au Soudan en ce moment ?

- « Une guerre de 40 ans, depuis 1955 ; un pays gigantesque, le plus grand pays d'Afrique - 50 millions d'habitants environ -, avec un sud et un nord qui s'opposent, traditionnellement, culturellement, religieusement. Donc cette guerre, cette chronique annoncée de la mort, on le savait, on l'avait constaté. Et puis parce qu'il y a eu la sécheresse, parce qu'il y a eu comme d'habitude l'impossibilité des récoltes, l'impossibilité même de garder ses semences, un épisode plus aigu d'une famine qu'on connaissait. Alors vous avez raison : des enfants qui meurent, des images qu'on voit et qui provoquent un petit sursaut de conscience. Mais en réalité, bien sûr, c'est depuis longtemps comme cela. Et puis des organisations humanitaires - peut-être moins populaires que par le passé, c'est bien dommage -, qui font ce qu'elles peuvent Et la France qui aide beaucoup, j'y reviendrai si vous le permettez. »

Q - On a vu pourtant la plus grande opération de largage de vivres de l'histoire mis en place par les Nations Unies, sur le Soudan.

- « Oui, enfin on dit ça, mais je crois qu'elle est insuffisante. Il y a 15 avions pour l'instant à partir de Khartoum. Car heureusement, pour le moment, la capitale, Khartoum, a décrété trois mois de trêve. Et donc, on peut agir un peu mieux qu'auparavant, et les largages qui se passent sur le terrain, évidemment sont efficaces pour une part, et puis comme c'est la guerre, un certain nombre de ces vivres sont détournées. Mais enfin, c'est le début de quelque chose. Je vous signale que la France participe pour 10 % à l'aide alimentaire. C'est plus de 120 000 tonnes, et nous, nous en prenons 12 000, par exemple. Et puis nous avons donné beaucoup d'argent aux organisations : il y a déjà 50 millions qui viennent d'être distribués. C. Josselin, qui est le ministre en charge, se rendra dans la région dans quelques jours, je pense autour du 10-15 août. Nous faisons beaucoup, c'est insuffisant. »

Q - La famine devient bien sûr une arme pour les combattants.

- « C'est toujours comme ça, on le découvre à chaque fois. L'horreur, le chantage à la famine, la mort des enfants, c'est une arme. Je vous rappelle quand même que le Sud, qui en gros est chrétien et animiste - comme on dit - s'oppose au Nord musulman. Un régime qui, à Khartoum, n'est pas très ami avec les droits de l'homme, c'est le moins qu'on puisse dire ; une aide alimentaire et une aide tout courte qui fut arrêtée depuis de nombreuses année par la Communauté européenne - j'ajoute aussi que la France participe de 18 % dans l'aide européenne -, et puis maintenant, heureusement, cette trêve de trois mois, et j'espère des secours apportés, plus précis, plus près des gens, pour que ces enfants, lorsqu'il n'est pas trop tard, ne meurent pas. Parce que quand on voit cette photo, que tout le monde a dans les yeux ... »

Q - Mardi dans le Figaro, à la une, effrayante.

- « Voilà, cette photo effrayante. Qu'est devenu cet enfant ? Est-il déjà mort ? Mais il y en a d'autres ... »

Q - Il n'a plus que quelques minutes à vivre visiblement.

- « Oui. Je vous rappelle que l'ironie l'avait finalement emporté un peu sur l'humanitaire après l'opération en Somalie. Et pourtant l'opération en Somalie avait sauvé les vies, et il n'y a plus de famine en Somalie. Alors il faut se garder de ces critiques trop vives. En Somalie, il mourait 1 500 enfants par jour, là on dit 150, je suis persuadé que c'est plus. »

Q - Le détournement de l'aide, de la nourriture, du blé, c'est bien sûr le cauchemar de toutes les organisations humanitaires.

- « Oui, mais c'est la guerre, que voulez-vous, et les populations souffrent, et les soldats prennent leur dîme. Oui je sais, c'est effrayant »

Q - Comment cela se passe sur le terrain ? A qui donne-t-on la nourriture, par exemple ?

- « D'abord il y a des organisations humanitaires, valeureuses, qui sont sur place. Il faut voir le terrain, c'est gigantesque. L'endroit de la famine est plus de deux fois la France. Et il y a très peu de gens, très peu de volontaires qui souvent risquent leur vie. Il y a un hôpital français que je connais particulièrement, organisé par l'action humanitaire, dans une région qui s'appelle Borna. C'est un hôpital de la préhistoire, Monsieur. Il faut voir ces populations nues passer sur tout l'horizon, et tomber devant nous, devant nos yeux. Il faut voir que l'eau, soit n'existe pas - parce que c'est la sécheresse -, soit en ce moment, c'est la saison des pluies, et on ne peut pas franchir les routes et il faut y aller par avion. C'est pour cela que ces largages sont essentiels. Insuffisants mais essentiels. Je vous signale que La France en 1989 avait participé à un pont aérien avec l'Allemagne·. Et nous avions là-bas deux avions. J'espère que cela pourra recommencer.

Q - Alors que peut-on faire aujourd'hui pour éviter ces 150 morts, et même plus, par jour là-bas. Est-ce que les politiques peuvent agir ? Sont-ils vraiment impuissants ?

- « Non, les politiques agissent. La France soutient les efforts de paix d'une organisation de la Corne de l'Afrique qui s'appelle l'lGAL et du Kenya en particulier ... »

Q - Mais il faut une aide mondiale ...

- « Oui, mais il faut arrêter la guerre. Il faut une aide mondiale pour sauver en ce moment, tout de suite, les enfants, les femmes, la population civile. Mais si on ne fait pas un effort diplomatique et politique, si on n'arrête pas la guerre, alors de toute façon, même si on en sauve quelques-uns, et il faut le faire, notre indignation reviendra et nous saisira à la gorge à nouveau parce que cela continuera. »

Q - Donc pour arrêter la guerre, il faut envoyer des soldats, des militaires ?

- « Nous n'en sommes pas là. Vous savez, Je suis assez partisan du droit d'ingérence, et d'ailleurs je crois que cette idée française fait des progrès dans le monde. Mais il faut que des efforts diplomatiques et des efforts politiques renouvelés parviennent autour de cette trêve de trois mois à maintenir cette trêve dans un premier temps et à permettre des pourparlers. Nous nous y employons, la France le fait, H. Védrine en a parlé. Mais quarante ans de guerre, Monsieur, et un pays qui, pour les uns est un modèle de ce que représente l'Afrique dans sa diversité, parce que ce pays est riche en réalité, s'il n'y avait pas la guerre ... »

Q - On disait que c'était le grenier de l'Afrique.

- « Oui, on disait cela et c'était juste. On plante une graine, tout pousse. Mais c'est aussi Je modèle de l'affrontement, le modèle de l'islam rugueux, extrême, d'un côté, et d'aspirations plus démocratiques de l'autre. Et nous soutenons ces aspirations vers les droits de l'homme. »

Q - Le Soudan après la Somalie, la Somalie après le Biafra, pauvre d'Afrique !

- « Oui. Et vous avez omis au passage, l'horreur du Rwanda et du Burundi et bien d'autres, et la Sierra Leone en ce moment, et la Guinée-Bissau etc. Ça continue ; ça veut dire que l'effort vers les hommes qui souffrent - qu'il soit humanitaire ou politique, je sais qu'il faut distinguer ces deux activités, mais elles sont souvent mélangées -, c'est l'attention vers les hommes ; c'est l'attention vers les autres. L'ingérence c'est celle du coeur d'abord. »

Q - On n'oublie pas que vous êtes médecin d'abord. On pourrait en venir, maintenant, un peu, à cette affaire d'euthanasie de Mantes-la-Jolie. Je sais que c'est un sujet grave et qui mériterait bien plus que les deux minutes qui nous restent. Mais en tant que médecin, vous ne pouvez justifier, bien sûr, ce geste de l'infirmière ?

« Je crois que l'euthanasie est un faux problème. Je crois que l'euthanasie est toujours un échec. Je crois que, dans la solitude, dans une solitude éperdue parfois, ce geste individuel peut intervenir. Mais je crois qu'il faut vraiment parler des soins palliatifs ; c'est cela le débat. Nous n'en avons pas fait assez l'expérience en France. Il faut renforcer les équipes. Et je rappelle que les soins palliatifs, c'est la manière collective - avec la famille, avec les proches -, d'accompagner la mort. Non seulement de tendre la main, de prendre la main, mais de parler, d'écouter, d'apaiser la souffrance. La douleur est trop présente en France encore. Il faut des équipes, des réseaux, pour lutter contre la douleur ; il faut des réseaux en ville et à l'hôpital - et je connais des associations valeureuses qui travaillent en ville -, mais il faut changer les mentalités. Il faut changer l'enseignement même de la médecine, la formation médicale continue. Il ne faut pas laisser les infirmières dans leur solitude. Souvent, les médecins ne sont pas là. Et même, d'ailleurs, les aides-soignantes sont celles qui touchent le plus près le malade, qui le lavent, qui l'entretiennent Il ne faut pas oublier ces solitudes-là, cette souffrance des soignants. Bien sûr, il faut penser aussi à la souffrance des soignés. Et je crois que le débat sur l'euthanasie est un faux débat Parlons des soins palliatifs et vous verrez. J'ai entendu à l'hôpital de Saint-Germain - je ne suis pas allé à Mantes-la-Jolie, je ne voulais rien provoquer ; j'irai peut-être -, mais à l'hôpital de Saint-Germain, à côté, avant-hier, j'ai organisé, ou s'est organisé un débat avec le personnel médical, les infirmières, les médecins aussi. Et j'ai entendu cette infirmière dire : vous savez, lorsqu'enfin on parvient - infirmière de long séjour, je revois sa tête -, lorsqu'enfin on parvient à un accompagnement réussi, lorsqu'on se souvient que tout s'est bien passé, on est
 heureux comme c'est inimaginable, comme la famille est heureuse ! Comme finalement, celui qui s'est éteint, cette fin de vie, a été heureuse. »

Q - Comme d'autres l'ont fait - des grands noms de la médecine -, avez-vous été sollicité, un jour, par des familles de malades incurables, par des malades eux-mêmes, pour « aider » à mourir ?

- « Mais bien sûr Monsieur. C'est le lot de tous les médecins conscients, de ne pas se détourner de cela. Mais, pardonnez-moi de le dire - c'est presque anecdotique -, c'est notre métier. C'est la gloire de ce métier que d'aller jusqu'au bout ; que de ne pas se détourner, ne pas considérer la mort comme un échec. La mort, pardon de vous le dire, mais elle nous attend tous. Ce qui fait sa grandeur, c'est que nous n'en connaissons ni l'heure, ni la minute. Mais à part cela, il faut considérer que cela fait partie de la vie. Et d'ailleurs les médecins croyants - on dit toujours : c'est la civilisation judéo-chrétienne. Non ! Les médecins catholiques ont souvent montré l'exemple dans l'accompagnement des mourants. Et les infirmières et le personnel, et les bénévoles - je pense à eux qui, souvent, donnent l'exemple -, et surtout les associations de malades. Vous savez, maintenant, on écoute les malades comme des partenaires du système de soins. Et c'est d'ailleurs ce que nous avons rappelé avec M. Aubry, en parlant de la Sécurité sociale. Ce n'est pas la Sécurité sociale qui compte seulement, même s'il faut la maîtriser. Ce sont les soins qu'on distribue ; c'est le projet. Finalement le projet de vie et parfois aussi le projet de vie qui s'achève. »