Texte intégral
La Tribune Desfossés : 19 octobre 1994
La Tribune : Le Premier ministre s'est fixé comme objectif de réduire de 200 000 en 1995, et d'un million en cinq ans, le nombre des chômeurs en France. Pensez-vous qu'il parviendra à tenir son engagement ?
Jean Domange : Le redressement de l'emploi est possible dans le moyen et long terme à condition de ne pas se contenter de mesures artificielles et d'utiliser la croissance retrouvée. Il faut précisément mettre à profit la meilleure santé économique pour engager les réformes structurelles qui freinent le développement de l'emploi. Un premier pas a été franchi avec la loi quinquennale qui a introduit une meilleure réactivité du marché de l'emploi et une plus grande flexibilité dans les entreprises. Nous abordons maintenant le problème redoutable de la performance du système de formation et de l'alliance entre l'entreprise et le monde éducatif. Enfin, il y a le problème des charges collectives qui pèsent sur l'ensemble de la société française.
La Tribune : Vous doutez donc, qu'en l'absence d'une politique nouvelle, Édouard Balladur puisse tenir son pari ?
Jean Domange : Je pense en effet qu'il est possible d'infléchir durablement l'évolution de l'emploi à condition de mener une politique qui s'attaque résolument aux problèmes de fond.
La Tribune : L'ensemble de la classe politique prône la baisse des charges sur les salariés pour développer l'emploi. Que pensez-vous de la récente initiative des industries de main-d'œuvre qui propose au gouvernement un « pacte pour l'emploi » en échange d'un allégement des cotisations d'assurance maladie ?
Jean Domange : Les débats actuels accréditent l'idée que la baisse des charges crée mécaniquement de l'emploi. Je conteste cette analyse. Si l'allégement des charges est souhaitable, ce n'est pas l'arme absolue contre le chômage. Je n'approuve pas la démarche des industries de main-d'œuvre, même si je la comprends. Je suis hostile à des mesures ciblées sur certaines catégories de salariés, car l'effort consenti pour ces catégories se reporte sur l'ensemble de la collectivité, soit sur d'autres salariés, soit sur le budget de l'État.
La Tribune : Que pensez-vous de la proposition de Valéry Giscard d'Estaing qui promet deux millions d'emplois si on allège les charges sur les emplois peu qualifiés ?
Jean Domange : On dirait que seules les personnes dont la rémunération est proche du Smic ont des difficultés d'emploi. Si le coût du travail des non-qualifiés pose en réel problème, accentuer la réduction des charges sur les seuls bas salaires a des effets pervers. D'une part, cela crée des effets de seuil. D'autre part, cela conduit à oublier que l'industrie française n'est pas uniquement composée de bas salaires. Elle compte des agents de maîtrise, des cadres, qui tirent les entreprises à haute performance et à haute compétitivité. Troisième perversion : on est amené à reporter les charges sur quelqu'un d'autre. Mieux vaut les réduire. Car le véritable problème est la réduction du prélèvement collectif. Enfin, il n'y a pas d'effet mécanique. La baisse des charges ne crée pas directement de l'emploi. Elle permet à des entreprises de réduire leurs coûts unitaires de production de biens et de services. Au bout du compte, étant plus compétitives, elles produisent à moindre coût, ce qui solvabilise la demande et permet ensuite le développement de l'emploi. Mais c'est un lent processus. Ce n'est pas un effet direct et mécanique. Je crains que le « social », à l'approche de la présidentielle, ne donne lieu à un foisonnement d'idées et de suggestions.
La Tribune : Le patronat critique le projet de loi sur la formation en alternance. Quelles sont vos craintes ?
Jean Domange : Nous avons obtenu du gouvernement qu'il nous laisse négocier pendant six mois avec les syndicats. Nous sommes parvenus à un accord repris globalement dans le projet de loi, sauf que sur la question essentielle concernant les conditions de développement de l'apprentissage. Le projet met en place un Fonds national d'apprentissage qui serait financé par une partie de la taxe d'apprentissage et par une partie des excédents éventuels des contrats d'alternance. Nous sommes opposés à un tel système qui ne clarifie ni les responsabilités ni les financements.
La Tribune : Que pensez-vous de la proposition de Jean-Louis Giral d'offrir aux jeunes diplômés une sorte de droit à l'insertion en entreprise en échange d'un nouvel allègement de charges ?
Jean Domange : Toutes les idées sont bonnes, mais elles ont le plus souvent un coût. Il est inenvisageable d'instaurer une obligation légale d'embauche des jeunes. C'est un risque de rejet et de mauvaise performance. Il faut distinguer différents types de diplômés. Les jeunes sortants d'une formation en alternance, qui sont la priorité pour les entreprises. Les diplômés qui ont effectué un stage en entreprise au cours de leurs études. Enfin, les jeunes diplômés sans aucune expérience. Pour eux, la formule évoquée par Jean-Louis Giral mérite peut-être d'être explorée.
La Tribune : Que pensez-vous du « succès » remporté, selon le gouvernement, par la prime à l'embauche des jeunes ?
Jean Domange : 72 % des jeunes embauchés avec l'APEJ (aide au premier emploi des jeunes) l'auraient été dans le cadre d'un contrat de travail à durée indéterminée. Cela montrerait qu'en tout état de cause, même en l'absence de primes, ces jeunes auraient été embauchés. Cela s'apparente à l'effet d'aubaine. Je doute de l'utilité de dépenser autant d'argent. De plus, il apparaît que le « succès » remporté par cette mesure est relatif. Le gouvernement avait prévu 100 000 embauches en six mois. On en est à 38 000.
La Tribune : Et l'idée de Jean Gandois, de lancer une « grande négociation sociale » avec les syndicats ?
Jean Domange : Je ne crois pas beaucoup aux « grandes » négociations sociales. Il faut sérier les questions et cibler les discussions. Cela étant, il peut être intéressant de bâtir un cadre général dans lequel s'inscriraient les différentes négociations.
La Tribune : Le climat social est-il menacé par les revendications salariales ?
Jean Domange : Je ne perçois pas de tensions sociales dans les entreprises. Quant aux salaires, je constate une nette inflexion des évolutions. Pour la première fois depuis dix-huit mois, la masse salariale est en hausse de 1 % sur les trois derniers mois. C'est un phénomène nouveau dû à la fois à la baisse du chômage partiel, à une reprise de la création d'emplois et à une évolution salariale plus favorable.
La Tribune Desfossés : 21 octobre 1994
Baisse des charges, création d'emplois… (suite)
Dans une mise au point qu'il nous a adressée hier, le CNPF regrette que dans le titre de l'interview de Jean Domange, publiée avant-hier dans « La Tribune », ne figure pas l'adverbe « directement ». Autrement dit, au lieu de la « baisse des charges ne crée pas d'emplois », il fallait lire « la baisse des charges ne crée pas directement de l'emploi ».
Nous savons, comme le CNPF, combien la langue française est riche d'adverbes. En l'occurrence, cette nuance ne change rien au problème de fond, bien au contraire. Car ce que cherchent les hommes politiques, ce sont précisément des relations directes entre des allégements directs entre des allégements de charges qu'ils accordent et la réduction du chômage. Or c'est cette liaison que conteste, en l'argumentant, Jean Domange, et c'est précisément ce qui fait débat dans le climat politique et social actuel. C'est la raison pour laquelle l'interview de Jean Domange a suscité autant de commentaires…
CNPF info : 25 novembre 1994
La lettre de recommandation salariale du CNPF
Le président de la Commission sociale du CNPF, Jean Domange, vient de faire parvenir aux présidents des Fédérations professionnelles et aux présidents des Unions Patronales la lettre de recommandation salariale du CNPF pour l'année 1995. En voici l'intégralité.
Notre économie vient de connaître une période de récession d'un niveau jamais atteint depuis l'après-guerre. Au cours de cette période, malgré un ralentissement dans la progression des salaires, la rémunération des salariés en place a globalement continué d'enregistrer des gains de pouvoir d'achat alors que plus de 500 000 emplois ont été perdus.
Ce constat traduit non seulement un certain décalage dans l'ajustement des salaires au niveau de l'activité économique, mais est également le résultat de la poursuite des comportements antérieurs de l'ensemble des acteurs politique, économiques et sociaux qui a conduit à privilégier l'évolution des rémunérations plutôt que le développement de l'emploi.
Il est donc essentiel de s'interroger sur les conséquences de cette tendance surtout au moment où la reprise économique qui est amorcée peut conduire à la conforter, voire l'accentuer.
Bien que la diversité des situations économiques des entreprises et des branches exclue toute orientation générale en matière salariale, il m'apparaît utile d'attirer votre attention sur plusieurs points.
Dans les entreprises dont le niveau d'activité et de compétitivité permet d'envisager un accroissement de la masse salariale, il serait souhaitable de procéder à un examen attentif des possibilités éventuelles d'affectation d'une fraction de cet accroissement de la masse salariale à l'emploi.
Un tel choix, comme ses modalités de mise en œuvre, qui peuvent être variées (accroissement du nombre de jeunes en alternance ou en stage, limitation, lorsque cela est possible, du recours aux heures supplémentaires, temps partie, nouvelles formes d'organisation du travail…), relève de l'entreprise. Il requiert, pour éviter toute équivoque, une totale transparence dans sa mise en place, son exécution et son suivi, qui passe par un réel esprit d'information et de concertation et par la recherche d'accords collectifs.
Dans les branches professionnelles, sans remettre en cause la politique contractuelle menée ces dernières années en ce qui concerne les salaires minima, une démarche prudente paraît devoir s'imposer pour ne pas hypothéquer la reprise économique et ne pas réduire à néant des possibilités d'arbitrage en faveur de l'emploi.
En conclusion, j'estime que, compte tenu de la situation actuelle, la politique salariale des branches et des entreprises doit être guidée, en priorité, par le double souci de favoriser la croissance économique, élément indispensable à une amélioration de l'emploi, et d'enrichir le contenu en emplois de cette croissance.