Texte intégral
1954 – 1994 : quarante années séparent l'échec du projet de Communauté européenne de défense du premier bilan de la préparation d'une politique de défense commune européenne, Inscrite en perspective dans le traité sur l'Union européenne signé à Maastricht.
Ne nous y trompons pas deux mois à peine après l'enterrement de la CED, les accords de Paris montraient bien que la défense, qui inclut tous les aspects de la sécurité, restait au cœur de la construction européenne. Elle l'est toujours demeurée depuis. Pourtant, il aura fallu l'effondrement du Rideau de fer et la réunification de l'Allemagne pour que les pays de la Communauté économique européenne décident d'un projet d'identité politique commune, dont la dimension de défense est une composante essentielle.
Il est aujourd'hui de bon ton d'afficher scepticisme ou critiques devant ce choix. Je veux réaffirmer combien celui-ci me semble déterminant pour la France, et, à maints égards, irréversible. Le spectacle de notre impuissance commune devant les conflits qui déchirent certaines parties du continent européen doit être l'occasion non d'un renoncement, mais d'un surcroît de volonté.
À l'origine de tout projet de défense commune auquel la France entend travailler, il y a, d'abord, un effort national. Parce que la France est ainsi faite, avec son histoire, avec sa mémoire, avec sa culture, qu'elle ne saurait renoncer aux fondements de l'indépendance nationale. Parce que la défense européenne ne se construira pas sur l'addition de faiblesses ou de réductions budgétaires. Parce que plusieurs décennies d'investissements et de sacrifices ont doté le pays d'une force militaire, d'une base industrielle et d'une compétence technologique qui comptent parmi les premières dans le monde.
La politique de défense, déterminée et conduite par le gouvernement, approuvée par le Parlement, soutenue et comprise par l'opinion publique, comporte d'abord ceci : le maintien d'un niveau de dépenses cohérent avec nos objectifs, tels qu'ils sont fixés dans le nouveau Livre blanc, et comparativement élevé par rapport à la plupart des pays de l'Union européenne. C'est-à-dire le refus des réductions aveugles.
L'effort français s'inscrit simultanément dans une perspective résolument européenne. De deux façons. D'abord, nous encourageons la multiplication des actions et programmes réalisés en coopération avec nos partenaires européens. La coopération militaire ou industrielle entre deux, trois ou quatre pays européens, constitue la trame indispensable à la construction commune.
Une démarche globale
Mais cet effort doit s'inscrire dans une démarche européenne globale. C'est en effet aux chefs d'État et de gouvernement qu'il appartient de tracer la perspective politique commune, dans le cadre de l'Union européenne et de l'Union de l'Europe occidentale. C'est là l'objectif vers lequel doivent tendre, ensemble, les Européens.
Non pas la recherche, illusoire, d'une fusion des appareils de défense nationaux dans un ensemble unique placé sous l'autorité d'un seul et même responsable dont on voit mal comment il serait désigné. Mais l'association et parfois la mise en commun d'instruments de défense compatibles entre eux (« interopérables », comme le dit le jargon militaire), sous l'autorité politique collective des chefs d'État et de gouvernement européens réunis en Conseil.
Dans le domaine militaire, la notion de « forces européennes », qui faisait encore sourire il y a peu, s'affirme tranquillement. Le Corps européen, qui réunit des forces très significatives de cinq pays, représentera, avec plus de 45 000 hommes, l'un des tout premiers ensembles militaires du continent lorsque sa montée en puissance sera achevée, en 1995. J'ai récemment insisté, avec mon collègue allemand, M. Rühe, pour qu'il soit doté, à cette date, d'une capacité de projection immédiate en cas de crise.
Cette unité est devenue le symbole par excellence des capacités militaires européennes. Elle constitue de surcroît l'un des creusets de l'ouverture de nos systèmes de défense aux nouvelles démocraties : en témoignent les manœuvres réalisées dès cette année avec la Pologne, demain avec la République tchèque.
Dans le sillage du Corps européen, d'autres projets ont pris forme. C'est la force aéromaritime européenne, dont nous discutons avec l'Espagne et l'Italie, à laquelle devrait être associée une capacité d'action rapide, reposant sur les forces correspondantes de nos trois pays. C'est le groupe aérien européen, dont nous avons pris l'initiative avec les Anglais et que nous avons lancé le 18 novembre, lors du sommet de Chartres.
On voit bien que les différentes dimensions — terrestres, navales, aériennes, interarmées — de l'action militaire sont désormais prises en compte. Il y a manque encore la mise en place de moyens interarmées de commandement et de contrôle, qui pourraient être liés à cet exécutif européen commun que j'évoquais plus haut.
Dans le domaine industriel, les coopérations tiennent une place croissante dans la programmation de nos équipements. Je songe à l'avion de transport futur, aux prochaines générations d'hélicoptères de combat ou de transport, aux véhicules blindés, aux frégates de nouvelle génération, aux systèmes de défense aérienne, aux satellites d'observation.
Les capacités spéciales d'observation et de communication ou les moyens de protection de forces, créneaux stratégiques définis dans le Livre blanc sur la défense, figurent au premier rang de ces programmes. Une cohérence industrielle et technologique se construit donc progressivement. Avec l'Allemagne et la Grande-Bretagne ; avec l'Italie, l'Espagne, les Pays-Bas ; avec la Suède demain.
Mais un tel projet appelle encore de nombreux efforts politiques. L'Agence européenne d'armements et, dans cette perspective, la prochaine mise en place d'une structure franco-allemande, doivent préparer l'avenir.
Le choix européen pour la défense ne résulte pas d'un calcul égoïste. Il est une option fondamentale en faveur de la paix. L'organisation à l'ouest du continent européen d'un ensemble économique et politique stable est une condition de notre sécurité future. C'est la seule façon de nous garantir à la fois contre le retour des conflits qui ont miné l'Europe et contre les tentations hégémoniques qui peuvent naître à l'extérieur d'elle. Une union politique n'est pleinement elle-même que si elle s'exprime aussi dans une vision et des capacités de défense communes.
Doutes et menaces
Les conflits qui embrasent les Balkans depuis 1991 ont trouvé l'Europe souvent paralysée et désunie. La tentation est grande, aujourd'hui, de sombrer dans l'indifférence, malgré trois années d'engagements politiques, d'efforts et de sacrifices consentis.
Je ne saurais me résigner à ce que la seule issue en Bosnie soit une opération d'évacuation des Casques bleus, en majorité européens, sous protection américaine. Quel que soit par ailleurs le mérite du geste de solidarité atlantique proposé récemment par le président Clinton.
Sur un autre continent, et pour une autre cause, la tragédie du Rwanda a suscité une réaction trop isolée de la France, en Europe. Malgré de nombreux appels, malgré l'accord politique initial de l'UEO, malgré le soutien actif de plusieurs amis et alliés africains.
J'ai la conviction que, lorsque les Européens se seront dotés d'instruments communs et puissants pour la défense de leurs intérêts et la préservation de la paix internationale, de telles hésitations ne se reproduiront pas. Encore faut-il que s'exprime une volonté commune et constante. Encore, faut-il aussi disposer des instruments politiques qui puissent faire naître ces décisions et exprimer cette volonté.
Or un second péril menace te projet de défense européenne : l'inadaptation de plus en plus criante des Institutions de sécurité du continent à la nouvelle donne géopolitique. Le demi-échec du sommet de la CSCE à Budapest en a été le plus récent témoignage.
Comment définir des mécanismes de décision commune efficaces dans une Europe vouée à s'élargir ? Comment éviter qu'un nombre accru d'acteurs nationaux, réunis au sein d'une même entité politique, n'aboutisse à diluer la volonté collective ? Comment prendre en compte tes aspirations légitimes des nouvelles démocraties ? Comment, enfin, arrimer solidement la Russie au projet européen, et éviter de précipiter l'apparition de nouvelles fractures au cœur du continent ?
Les débats récents qui ont opposé Russes et Américains sur l'élargissement de l'Alliance atlantique, les hésitations qui marquent encore les projets d'extension de l'Union européenne aux démocraties d'Europe centrale, témoignent de l'acuité de ces questions. La France et l'Union européenne ont la responsabilité d'y apporter, rapidement, des réponses claires et cohérentes.
Nous devons donc distinguer trois volets, à terme indissociables, de cette démarche.
En premier lieu, l'Union européenne. Elle définira sa politique de défense commune, comme partis d'une stratégie globale d'intégration des nouvelles démocraties, en précisant rapidement les modalités et les calendriers de l'entrée de ces pays dans l'Union.
L'adhésion à l'Union européenne implique la possibilité d'entrer dans l'UEO, « bras armé » de l'Union. Cet engagement ne peut donc être sans conséquences sur la composition de l'Otan, compte tenu de la garantie militaire qui lie les alliés européens et les États-Unis.
En second lieu, il est nécessaire de réfléchir aux modalités et aux conditions d'élargissement de l'Alliance atlantique. Cette seconde voie est complémentaire de la précédente. Il n'y a pas lieu de lui conférer une quelconque préséance. Ni d'en provoquer artificiellement l'accélération. Mais nous ne pouvons ignorer ni l'aspiration des démocraties d'Europe centrale à entrer dans l'Otan ni les conséquences qu'il conviendra d’en tirer de l’élargissement de l'Union européenne à ces pays.
La Russie, membre de la famille
En troisième lieu, nous devons offrir à la Russie les moyens de se sentir membre, à part entière, de la famille européenne. Ce volet est aussi important que le précédent, car il peut constituer une clé du succès. Nul ne souhaite voir resurgir une politique de « blocs ». Rien ne serait plus dangereux que d'alimenter dans le peuple russe un sentiment d'exclusion ou le vieux complexe obsidional qu'entretiennent certaines factions.
Les Européens et les États-Unis doivent donc proposer à la Russie l'établissement de liens juridiques, contractuels, de partenariat, qui correspondent, pour ce qui concerne leurs relations avec elle, à l'élargissement qu'ils envisagent par ailleurs. La force de ces liens reste à définir.
Voilà qui pourrait donner vie à l'image utilisée naguère par le président Gorbatchev de « maison commune européenne », sans renoncer ni à l'identité propre de l'Union européenne ni à l'engagement transatlantique.
C'est alors que la défense et la sécurité européenne sont en pleine mutation qu'il appartient à la France de s'exprimer d'une voix forte. De défendre un projet. D'encourager avec ses partenaires, au premier rang desquels l'Allemagne fédérale, l'expression d'une volonté commune et ferme d'aller de l'avant.
On l'aura compris : de la politique économique et monétaire à la politique extérieure et de défense, il y a une continuité essentielle qui fonde notre projet politique en devenir, il s'agit d'assurer et d'assumer l'indépendance de l'Europe, pour permettre à notre continent de peser dans le concert des nations.
De fait, il y a plus que cela, Dans le choc de civilisations qui s'annonce, d'ici la fin de ce siècle, pour combien comptera la vieille Europe si elle ne parvient pas à unir ses forces, dans le respect légitime des cultures qui lui ont conféré sa belle diversité ? Si nous réussissons à relever ce défi, c'est un patriotisme ouvert et fraternel que la France fera rayonner à travers l'Europe.