Texte intégral
RMC : jeudi 8 décembre 1994
P. Lapousterle : «Pavé dans la mare » titre Le Figaro ce matin avec les propositions du rapport Soubie. Vous qui avez été ministre de la Santé et de la Sécurité sociale, est-ce que le permis à points, prévu pour les médecins, est une bonne idée ?
J. Barrot : Je ne sais pas si l'image est exactement celle qui convient mais la réalité qui est derrière est assez, juste. Il faut que les médecins acceptent que l'on évalue un peu leurs pratiques, et que si, dans certains cas, la pratique parait aller au-delà, je dirais des protocoles de soins courants, sans attenter à leur liberté, il faut peut-être qu'a un certain moment, ils acceptent de faire un peu plus de formation continue. Mais il ne faut pas que ce terme introduise une suspicion vis-à-vis du monde médical car ce serait une erreur. Par contre, les soignants doivent accepter qu'eux-mêmes se soumettent à une certaine évaluation de leurs pratiques. Parallèlement, il faut que l'assuré social cesse de vagabonder d'un médecin a l'autre car ce n'est pas bon. Il faut bien se dire qu'en assurance-maladie, il y a trois grands acteurs : le soignant qui a une lourde responsabilité, l'assuré qui doit entretenir une relation de confiance avec son médecin et puis il y a, évidemment, ceux qui gèrent l'assurance-maladie. Ce rapport Soubie a l'avantage de renvoyer chacun a ses responsabilités sans nous ressortir des vieilles rengaines selon lesquelles il faudrait rembourser beaucoup moins. À un moment donné, il faut bien que l'on soit solidaires et que les malades soient soutenus.
P. Lapousterle : Rififi à l'Assemblée, hier, à propos de la loi anti-corruption. Les Français l'attendent et on a impression que les députés ne sont pas pressés de voter cette loi.
J. Barrot : Personnellement, je suis favorable a quelques améliorations bien ciblées. Il faut qu'on soit bien sûr, dans ce pays, que le patrimoine des élus soit contrôlé, et par des personnalités indépendantes. Ensuite, il faut clarifier le financement des partis politiques et couper le lien avec les entreprises. Voilà deux mesures que l'on peut adopter très vite, et j'espère lundi et mardi, puisque finalement le débat a lieu lundi et mardi. Par contre, là où je suis réservé et cela depuis le début, c'est de tout mélanger. Par exemple, d'ouvrir un grand débat sur des problèmes de cumuls, débat nécessaire un jour ou l'autre mais qui ne doit pas être mélangé au problème de fa corruption. Ce n'est pas parce qu'on a un ou deux mandats, ou plus, que l'on est corrompu. Ça n'a pas de rapport. Il faut éviter que le procès de la corruption devienne un procès contre la décentralisation. Ce ne serait pas une bonne chose.
P. Lapousterle : Vous êtes centriste et fier de l'être.
J. Barrot : Oui, je suis démocrate-social, je suis un libéral mais en même temps, j'entends que la société française ne se coupe pas en deux et reste soudée.
P. Lapousterle : Vous êtes les hommes les plus recherchés de la République puisqu'E. Balladur compte sur vous, J. Chirac attend de vous quelques voix, MM. Rocard et Delors jouent de la mandoline sous vos fenêtres. Est-ce que les centristes vont rester unis ou vont-ils s'éparpiller dans toutes les directions ?
J. Barrot : Je crois que les centristes ne constituent pas une sorte de réservoir ou chacun viendrait trouver des troupes d'appoint, c'est une très mauvaise idée. Je dirais même qu'actuellement, dans le climat politique, ceux qui sont les plus unis sur l'essentiel, ce sont les centristes. Et il est manifeste que si, notamment, E. Balladur apparaît comme le candidat le plus efficace au cas où une candidature à gauche serait menaçante, alors nous pourrons soutenir un homme comme M. Balladur. Mais il n'est pas candidat aujourd'hui, ce n'est pas à l'ordre du jour. Ce qui importe, pour nous, ce sont les projets du candidat. Nous voulons un candidat de la majorité car c'est de la majorité que partira le nouvel élan du pays et puis nous voulons que ce candidat porte un projet qui soit celui d'une France ouverte sur le monde, un peu rayonnante, et donc une France européenne.
P. Lapousterle : Delors et Barrot sont amis de vingt ans.
J. Barrot : Mais heureusement que nous avons tous des amis dans les formations politiques, que par ailleurs nous n‘avons pas l'occasion de fréquenter.
P. Lapousterle : S'il n'était pas candidat, ce serait une bonne ou une mauvaise nouvelle ?
J. Barrot : Il est certain que Delors candidat permet peut-être au débat d'acquérir une qualité, un niveau bon. Mais je crois qu'il faut attendre son verdict.
P. Lapousterle : S'il était président de la République, vous ne refuseriez pas de travailler avec lui ?
J. Barrot : Quand on fait de la politique, on ne peut pas faire deux choses à la fois. Encore une fois, si Delors est candidat, c'est vrai que le grand problème auquel il aura à faire face, et je n'en vois pas la solution, c'est, demain, de constituer une majorité.
P. Lapousterle : La majorité vient avec le succès.
J. Barrot : Attention ! Nous sommes dans des institutions qui sont très bipolaires. Il y a une majorité et une opposition. Vous voyez ce qu'est un PS qui n'en finit pas de liquider le passé. Par ailleurs, je ne vois pas bien comment ce PS peut, aujourd'hui, s'agréger d'autres personnes et rayonner. À l'inverse, la majorité de la majorité, c'est-à-dire une majorité sociale, européenne, ouverte, c'est elle qui peut rassembler aujourd'hui.
P. Lapousterle : L'Europe, sommet européen demain. Est-ce que le gouvernement français va dans la bonne direction ?
J. Barrot : J'ai le sentiment, en ayant écouté E. Balladur, en ayant écouté sa réponse, il y a huit jours, que la France, aujourd'hui, réamorce avec l'Allemagne un dialogue très confiant et capital. Il ne faut pas donner le sentiment à nos amis allemands que nous avons plusieurs stratégies en poche et des stratégies de rechange. L'Alliance franco-allemande doit être sans arrière-pensées. Car c'est à partir d'elle que l'on peut bâtir une Union européenne, même élargie, solide et résistante et ayant vocation de permettre à l'Europe de jouer un rôle actif dans le monde et pas seulement subir comme en Bosnie.
RTL : jeudi 15 décembre 1994
J.-M. Lefebvre : Le centre est courtisé ?
J. Barrot : Il a un rôle important à jouer, d'autant plus que la difficulté d'être des socialistes largement due à leur incapacité à se renouveler nous laisse une responsabilité majeure, car il y a des attentes sociales dans le pays. Il ne faut pas que la majorité reste sourde à ces attentes. On a une mission vis-à-vis de ces attentes et de la construction européenne dont nous sommes les partisans déterminés.
J.-M. Lefebvre : Comment concrétiser cette mission ?
J. Barrot : Ne pas tomber dans les tentations du jeu des petits chevaux. Mais il y a mieux à faire : essayer de réfléchir aux conditions de la réussite, pas seulement à l'élection présidentielle, car cette élection devrait normalement se passer dans de bonnes conditions pour la majorité, mais aux lendemains. Il faut réussir le prochain septennat. Il n'est pas trop tôt pour s‘interroger sur la manière dont on s‘organise pour réussir le prochain septennat. Il faut se donner les moyens de rassembler assez largement un pays qui devra consentir des efforts et qui ne les consent bien que lorsqu'il est rassemblé. Il faut arriver à des choix assez clairs, dits suffisamment à l'avance pour que les gens se mettent en marche le moment venu et qu'ils ne soient pas surpris par un langage qui n‘aurait pas été authentique et vrai.
J.-M. Lefebvre : Parlons hommes : êtes-vous favorable à l'hypothèse d'une candidature de R. Barre ?
J. Barrot : Vous me ramenez au jeu des petits chevaux ! Nous devons poser des exigences. Le moment venu, il faudra choisir un des candidats et lui demander de répondre à ces exigences par des choix clairs. Chaque chose en son temps, un peu de patience : il ne faut pas tout céder au jeu médiatique. Il faut aussi que le débat de fond garde sa place, sinon on est perdu. Après le retrait de J. Delors, nous avons un temps de réflexion dans la majorité. Employons-le utilement.
J.-M. Lefebvre : Vous voulez tester les candidats ?
J. Barrot : Nous devons nous demander comment le courage social doit conduire à privilégier la lutte contre le chômage sur d'autres politiques sociales qui sont moins prioritaires. Le moment est venu de codifier nos attentes. Il faut écouter ce que les Français attendent du prochain Président. Après viendra le choix des hommes.
J.-M. Lefebvre : L'action sociale d'E. Balladur ?
J. Barrot : Nous l'avons soutenu très loyalement. S‘il y a aujourd'hui une situation économique qui s'améliore, il y a sans doute la conjoncture internationale, mais les arbitrages gouvernementaux qu'a faits E. Balladur ont été un des grands facteurs de cette réussite qu'il faut confirmer. Sur le plan social, les emplois ont été créés depuis le début de l'année. Mais nous savons qu'il y a quand même des structures françaises qui jouent contre l'emploi, comme les prélèvements sociaux. Il va falloir réfléchir sur un financement autre de la Sécurité sociale pour pouvoir offrir moins d'emplois qualifiés a des Français qui attendent. Ce doit être la priorité absolue. Il faut insister avant de faire passer leur examen aux candidats.
J.-M. Lefebvre : Que pensez-vous l'initiative de 40 députés PR qui réclament la candidature d'E. Balladur ?
J. Barrot : On peut toujours exprimer des souhaits, mais je ne suis pas sûr que ça fasse avancer les choses. Le Premier ministre s'est donné un certain délai qu'il pense nécessaire pour se consacrer entièrement à sa tâche de Premier ministre. Il s'est donné un délai qui ne sera pas éternel. À ce moment-là, il peut apparaître comme homme qui se trouve précisément au lieu où le rassemblement est peut-être le plus facile et peut se trouver le levier qui permettra à la majorité de gagner l'élection présidentielle, mais aussi de pouvoir adapter ce pays, le transformer et lui permettre d'être en Europe un pays solide qui ira de l'avant.
J.-M. Lefebvre : Aviez-vous eu un contact avec J. Delors ?
J. Barrot : Personnellement, non. Les centristes n'ont pas été particulièrement approchés par J. Delors qui ne cherchait pas, à ma connaissance, à faire des tours de table. Ce n'est ni son genre ni sa conception de la politique. Il a raison. Bâtir un projet présidentiel, ça ne se fait pas avec des petits arrangements. Ça se fait avec quelques idées fortes. Il a pu se rendre compte des enjeux difficiles qui attendent le prochain Président. Pour ce prochain Président, il faudra une majorité solide qui aura choisi d'adhérer à un projet courageux pour la France. Je souhaite que si c'est E. Balladur qui sera le candidat que nous soutiendrons, il puisse en temps voulu faire connaître à ce pays les efforts qu'il devra accepter pour être dans la course et gagner la bataille contre le chômage.