Allocution de M. François Léotard, ministre de la défense, sur la commémoration du centenaire de l'affaire Dreyfus, prononcé par M. Renaud Donnedieu de Vabres, Paris le 16 octobre 1994.

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Circonstance : Colloque "L'affaire Dreyfus" à Paris le 16 octobre 1994

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Texte intégral

Voici un siècle, « l'affaire » – comme on le dit, sans même prononcer le nom de celui qui en fut, bien malgré lui, le centre – divisait la France en deux camps, à la manière d'un prisme et d'un miroir. Elle participait de ces guerres civiles, franco-françaises, qui n'en finissent pas.

Aujourd'hui elle alimente, d'abondance, les travaux des historiens ; elle provoque, avec passion, des débats politiques ; l'enjeu n'est rien de moins, en fait, qu'une certaine idée de la France.

L'affaire Dreyfus est, à la fois, un événement historique et un événement politique. Elle est, constamment, enchevêtrée de différents niveaux qui méritent, chacun, l'étude et le respect : l'histoire militaire, judiciaire, politique, intellectuelle ; l'histoire d'un officier français, d'un homme, d'une famille, l'histoire d'une nation, d'une société, au tournant d'un siècle.

Au départ, il y a un fait-divers judiciaire qui tient d'une conspiration militaire. Dès l'origine, toute la procédure respire l'illégalité : une arrestation dramatique, une dictée sous la contrainte, la mise au secret, les interrogations bâclées. L'ensemble s'achève par une condamnation à la déportation sur la base d'un document truqué.

Voilà, Mesdames et Messieurs, qui en dit long sur la fragilité de l'État de droit, sur le pouvoir de l'armée sur la société, sur la passion nationaliste de la France en 1894.

Que la machination ait été comprise, par un officier français, le commandant Picquart, dès 1895, est connu ici de tous. Que les révélations de Picquart aient conduit les comploteurs à étayer leur dossier par un faux – le célèbre « faux Henry », également. Le truquage de 1894 entraîne celui de 1896 : l'état-major de l'Armée s'enferme dans la logique de ces hommes qui ont juré la perte du capitaine Alfred Dreyfus.

La cause de Dreyfus ne mobilise encore qu'un petit nombre de gens – Bernard Lazare, Joseph Reinach, pour ne citer qu'eux. En 1897, le sénateur alsacien et protestant Scheurer-Kestner les rallie. À l'automne, le mouvement prend figure, Clémenceau, Zola puis Jaurès entre dans le combat pour Dreyfus.

Le dossier Dreyfus est, alors, arraché au silence de la raison d'État. Zola peut bien être condamné pour son admirable « J'accuse », le caractère inévitable de la vérité éclate aux yeux de tous, y compris du cabinet du ministre de la Guerre qui découvre en août 1898 le faux Henry. Quatre années auront passé, de la condamnation de l'innocent au suicide du félon.

La tragédie d'un homme et les convulsions d'une société d'un autre temps qui nous réunissent aujourd'hui sont nées dans l'armée. Dans l'armée française de la fin du siècle dernier.

On ne peut que difficilement imaginer de quelle vénération était l'objet, alors, l'armée française – « l'arche sainte » – dans l'opinion. Elle était la promesse d'une revanche sur l'Allemagne ; à travers elle, un modèle social ancien avait réussi son insertion dans le monde moderne ; les traditions qu'elle maintenait ne contrevenait pas à l'idée républicaine. En l'armée, par elle et grâce à elle, les Français d'alors réconciliaient la nation, l'aristocratie et la démocratie.

Mais l'armée partageait aussi, contre les juifs, des préjugés anciens et des préjugés modernes. Elle les ressentait comme des étrangers et les craignait comme une menace. Alfred Dreyfus, polytechnicien, issu de l'École de Guerre, est un officier moderne : ni officier de caste, ni officier du rang – ni du Paty de Clam, ni Henry, qui font cause commune contre cet officier bourgeois sorti des écoles, qui n'est ni de l'aristocratie, ni du peuple, et juif de surcroît.

Cette modernité de Dreyfus renvoie bien, de fait, à la modernité de l'affaire elle-même. Parce qu'elle est liée à cette idée qui la contient, qui la résume, qui lui donne aussi son sens : celle de la laïcité, dont on sait ici, le rôle irremplaçable qu'elle joue comme creuset d'intégration.

Le cri de Dreyfus n'en est que plus poignant : non pas celui d'un officier juif, mais d'un officier français, dont l'honneur a été bafoué, qui demande justice, Dreyfus n'est pas dreyfusard. Il est le héros malgré lui d'une tragédie, qui refuse de sortir d'une vie ordinaire et d'une carrière anonyme. C'est Picquart qui, lui, ira en prison pour une cause dont tout, au départ, l'éloignait. C'est son choix qui défie les lois de la sociologie militaire. C'est lui qui accepte d'entrer dans la tragédie, qui le conduira à devenir ministre de la Guerre de Clémenceau !

Le combat pour l'innocence d'un condamné, on en connaît ici le déroulement et les suites. Mais ces années 1898-1900 sont, surtout, des années d'une bataille politique acharnée qui recouvre et qui découvre des antagonismes dont aucun n'est, aujourd'hui, éteint : la démocratie contre l'antisémitisme, les droits de l'homme contre la raison d'État, la justice contre l'ordre.

C'est autour de ces affrontements binaires que l'affaire Dreyfus s'est déroulée. Parce qu'elle s'inscrit, aussi, dans une mutation profonde : la France de ce tournant du siècle vit encore, pour beaucoup, du conflit de la Révolution et de l'Ancien régime ; elle doit affronter une angoisse nouvelle de dislocation sociale : la naissance de la société moderne. De cette entrée dans la modernité, les Juifs sont, à la fois, les symboles et les boucs émissaires.

L'affaire a, également, une dimension singulière, sur laquelle je voudrais m'attarder un moment. De Zola à la rue de l'Ulm via Clémenceau, elle marque la naissance des intellectuels et leur irruption sur la scène politique : c'est l'émergence d'une catégorie très française, dans sa responsabilité singulière. C'est le « pouvoir à retardement » des intellectuels, qu'évoquera Raymond Aron : s'il n'est pas le moins immédiatement sensible, il est le plus déterminant. Ce pouvoir, ce témoignage, cette force des intellectuels, votre travail et votre réunion d'aujourd'hui en sont un très bel exemple.

De tout cela, l'affaire est le moment, et ces intellectuels français qui s'engagent pour Dreyfus écrivent l'histoire – celle « … qui fait fuir les faux témoins », comme l'écrivait Jacques Chardonne.

Des témoins il en fut, très tôt, un vrai. Celui qui s'écriait : « Une seule injustice, un seul crime, une seule illégalité (…) une seule injure à la justice et au droit, (…) un seul crime rompt et suffit à rompre tout le pacte social, une seule forfaiture, un seul déshonneur suffit à perdre l'honneur, à déshonorer tout un peuple ».

L'homme qui écrit ces lignes, en juillet 1910, près de dix ans après l'amnistie de Dreyfus et quatre ans et demi après sa réhabilitation sait de quoi il parle. Témoin et combattant de l'affaire, il s'adresse à ceux qui ont hésité, qui ont transigé, qui ont trahi cette juste cause, qui n'avait besoin de rien d'autre qu'elle-même.

Peguy, car c'est de Peguy qu'il s'agit, sait le poids des mots. L'accusation est libre, claire, distincte – je le cite : « l'immortelle affaire Dreyfus fut (…) une affaire essentiellement mystique. Elle vivait de sa mystique. Elle est morte de sa politique ». Et cette phrase, une des plus célèbres et tellement inaudible de Notre jeunesse : « … tout parti vit de sa mystique et meurt de sa politique ».

C'est bien le lien entre la justice et la vérité, entre la politique et la morale qui donne tout son sens et toute sa finalité à notre belle rencontre.

D'où la question que nous nous posons, aujourd'hui : l'affaire Dreyfus est-elle terminée ? L'histoire a démontré le caractère monstrueux de l'antisémitisme ; ses sources traditionnelles sont, largement, taries ; les institutions républicaines ne sont plus contestées et l'ancienne France n'est plus un idéal, mais à peine un regret pour quelques-uns.

Si peu fidèle en cela au message de Peguy, c'est en 1994 que nous célébrons Dreyfus : cent ans après qu'il a été condamnée ! Les vraies années de l'affaire, celles qui emportèrent la société française et l'armée sont pourtant postérieures ! À dire vrai, cela importe peu. L'essentiel est là : l'affaire Dreyfus mérite notre réflexion collective.

Elle est enracinée dans son siècle, et elle lui appartient : cette France déchirée entre la tradition et la modernité, humiliée par la défaite, qui hésite entre deux systèmes de valeurs, est celle du passé. Mais l'enracinement dans la République, les valeurs de vérité, de liberté, de justice ? L'idée que l'homme est supérieur à tout autre cause ? Les combats qu'il reste à livrer pour retrouver les sources de la politique et de la morale ? Les questions que Dreyfus et son temps nous adressent sont celles de notre temps.

L'affaire Dreyfus reste bien ainsi, comme l'écrivait François Mauriac – je le cite : « … un miroir dont la fidélité est terrible, et qui nous restitue nos traits éternels : les nobles et les pires ». Elle témoigne de ce qu'il y a de meilleur et de pire en nous-mêmes. Elle éclaire notre relation qui demeure difficile avec une démocratie, des droits de l'homme, un État de droit que nous avons plus de facilité à proclamer qu'à pratiquer.

Elle trace une « ligne de partage », comme l'écrit Jean-Denis Bredin, entre ceux qui choisissent le dogme, et d'autres la vérité ; ceux qui préfèrent la chose jugée à la justice ; ceux qui pensent qu'il y a un bien et qu'il existe un mal. Mais cette ligne de partage – je cite Jean-Denis Bredin – « … ne sépare pas les bons et les méchants, ce qui serait trop simple, mais (…) elle passe sans doute en chacun d'entre nous ».

Voilà qui remet, à sa juste place, la question lancinante à laquelle nous renvoie notre mémoire : l'affaire Dreyfus, aujourd'hui ? La presse antisémite est marginale ; l'Eglise a rejeté très fermement tout enseignement anti-judaïque ; l'armée française, loin d'entretenir la nostalgie d'un monde ancien, se bat pour les valeurs du nouveau monde.

On comprendra que j'y insiste – ou, plutôt, on comprendrait mal que je n'y insiste pas. Même dans un temps de crise, même lorsque se multiplient les souffrances, même lorsque les tensions apparaissent, l'armée française n'est plus, aujourd'hui, dissociable de la société dans laquelle elle vit. Elle est dans le monde. Elle n'en est ni exclue, ni protégée !

C'est en chacun de ses soldats que passe la ligne de fracture, comme elle passe en chacun des membres de la collectivité nationale. Soumis au droit, fidèles à la République, citoyens chargés d'un devoir singulier, les soldats français vivent, se battent et meurent pour des valeurs universelles qu'un patriotisme ouvert, fraternel, chaleureux leur inspire et que la France a contribué à exprimer, à défendre, à partager. Ils sont à l'image de notre peuple. Ils sont notre peuple lui-même.

Chacun aura donc bien compris pourquoi, dans l'attachement à la conscription, c'est cette identité de l'armée à la nation, ce sont ces liens entre la défense et la société que je mets en avant – non que je méconnaisse nombre d'autres motifs, mais l'ordre des raisons a, sur ce sujet, une importance capitale.

Mesdames et Messieurs, j'arrive au terme de ce que je souhaitais vous dire. Français parmi d'autres Français, épris de justice, de vérité, de liberté comme chacun d'entre nous, ici, je mesure aussi la part singulière de responsabilité de l'homme public en son temps, pris dans le mouvement d'une histoire qui, parfois, de dépasse et le contraint ; seul d'esprit – celui qui nous réunit, aujourd'hui – nous élève et nous fortifie. L'esprit public, en premier lieu ; l'esprit du temps aussi ; l'esprit de résistance, enfin.

En cette année ou bien des anniversaires tragiques et glorieux se mêlent et se distinguent à la fois, en cette année où nous rendons hommage à Alfred Dreyfus et à Charles Peguy, à la victime et à son défenseur, à ces deux versants d'une même intelligence française, à ces deux beaux symboles du combat pour la vérité et pour l'esprit, il est un exemple et il est un destin qui les résument avec une force déchirante et incroyable.

Le 16 juin 1944, Marc Bloch, professeur, officier, résistant, était fusillé par les Nazis. Il était juif. Peu de temps auparavant, il avait jeté quelques lignes en forme de testament. Je veux les citer, non pour conclure, car ce ne sont pas des mots d'achèvement, mais des mots de commencement, dans un terme où tout se fonde.

J'affirme donc, s'il le faut, face à la mort, que je suis né Juif ; que je n'ai jamais songé à m'en défendre ni trouvé aucun motif d'être tenté de le faire. Dans un monde assailli par la plus atroce barbarie, la généreuse tradition des prophètes hébreux, que le christianisme, en ce qu'il eut de plus pur, reprit pour l'élargir, ne demeure-t-elle pas une de nos meilleures raisons de vivre, de croire et de lutter ?

Étranger à tout formalisme confessionnel comme à toute solidarité prétendument raciale, je me suis senti, durant ma vie entière, avant tout et très simplement Français. Attaché à ma patrie par une tradition familiale déjà longue, nourri de son héritage spirituel et de son histoire, incapable, en vérité, d'en concevoir une autre où je puisse respirer à l'aise, je l'ai beaucoup aimée et servie de toutes mes forces. Je n'ai jamais éprouvé que ma qualité de Juif mît à ces sentiments le moindre obstacle. Au cours des deux guerres, il ne m'a pas été donné de mourir pour la France. Du moins, puis-je, en toute sincérité, me rendre ce témoignage : je meurs, comme j'ai vécu, en bon Français.