Interviews de M. François Léotard, ministre de la défense, dans "Die Welt" du 11 juillet 1994 et à l'AFP le 12, sur la polémique sur la participation allemande au défilé du 14 juillet, la coopération militaire avec l'Allemagne et la politique de défense européenne.

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Média : Die Welt - Agence France Presse

Texte intégral

Corps européen (défilé du 14 juillet)

Q. : Le président Mitterrand et le gouvernement français ont invité des soldats allemands à participer au défilé du 14 juillet, fête nationale française, sur les Champs-Élysées, et ce, en présence d'autres contingents du Corps européen. Après les festivités célébrant le cinquantenaire de la libération de la France, ceci pourrait-il apparaître comme une compensation offerte aux Alliés et partenaires Allemands ? Quel sens le gouvernement français donne-t-il à ce geste ?

R. : Le geste a bien évidemment une signification politique, mais c'est avant tout un symbole. Il fait suite aux deux grands gestes de la solidarité franco-allemande dans le passé : tout d'abord, le défilé commun de 1963 à Reims organisé après la signature du traité d'amitié de l'Élysée relatif à la coopération franco-allemande en présence du général de Gaulle et du chancelier Adenauer, qui ont assisté à l'office religieux célébré dans la cathédrale du sacre. Puis en 1986, lors de la cérémonie du Fort Douaumont organisée à l'occasion de la commémoration de batailles sanglantes de Verdun en 1916, le président Mitterrand et le chancelier Kohl se sont tenus la main devant les tombes des victimes. À l'occasion de ces deux cérémonies, les troupes allemandes et françaises s'étaient présentées ensemble. Voici venu aujourd'hui, la troisième initiative symbolique à Paris. Ce sont des initiatives de la sorte qui, grâce à leur forte signification symbolique, permettent de faire progresser la coopération pour l'unité de l'Europe. C'est à la France et à l'Allemagne de faire les premiers pas en commun, comme c'est le cas actuellement.

Coopération militaire franco-allemande

Q. : C'est aussi ce qu'ont compris dans l'esprit de De Gaulle les anciens combattants français qui débarquèrent et libérèrent la France en 1994, lorsque l'on pense aux généraux Massu et Bigeard qui s'expriment ouvertement en faveur de ce thème. Mais certains hommes politiques, et non des moindres, se sont opposés à ce que les soldats allemands défilent sur les Champs-Élysées, et ce, même dans le cadre de l'Eurocorps et en véhicule. Après les cérémonies de Normandie célébrées en l'absence de représentants allemands, cette symbolique correspond-elle à l'atmosphère général qui règne en France en cette année commémorative de 1994 ? Correspond-elle également aux réalités politiques des rapports franco-allemands ?

R. : Complètement. Je suis persuadé que la majorité des Français ne voit rien de choquant à la participation des Allemands, que la nation française, dans son ensemble, comprend très bien et cautionne le sens de ce geste d'amitié. Je souhaite depuis longtemps, depuis des années déjà, une telle démonstration de la coopération franco-allemande. Et si certains hommes politiques sont d'un avis contraire, c'est leur problème, mais cela ne change rien à la signification de ce geste ni au symbole positif de l'amitié franco-allemande, pour laquelle nous travaillons. Nous avons également un accord avec notre partenaire allemand en ce qui concerne le sens et le besoin d'une politique franco-allemande pour l'Europe.

Cette affaire possède également un autre aspect pratique militaire : si, comme nous le faisons, nous attendons des jeunes Belges, Français, Allemands, Luxembourgeois et Espagnols, qu'ils coopèrent pour la défense de l'Europe et qu'ils servent l'Union européenne dans des corps d'armées tels que l'Eurocorps et surtout la brigade franco-allemande, pourquoi ne leur accorderait-on pas l'honneur de défiler sur les Champs-Élysées le jour de la fête nationale française devant la population parisienne et les nombreux représentants étrangers présents ce jour-là ? Enfin, les préparons-nous également à une aptitude au combat et d'intervention commune dans le cadre de la sécurité de nos pays, entre lesquels il existe une communauté de valeur et de destin ? Nous pensons qu'il est juste de présenter les soldats du Corps européen au public.

Nazisme

Mais à ce propos, juste un mot sur 1944. Ce que les Alliés ont combattu autrefois, ce n'étaient pas les Allemands en tant que peuple, mais les nazis. C'est pour ces raisons précises, qu'il est important qu'aujourd'hui, après cinquante ans, que les Français comprennent qui et ce que la France libre et la Résistance ont combattu entre 40 et 45 ; non pas la nation allemande en tant qu'ennemie mais un régime politique de l'oppression, comme ce fut le cas avec le nazisme en France et en Allemagne. Nous savons aussi que les premières victimes du nazisme furent des Allemands à Berlin et que le peuple allemand fut le premier à perdre sa liberté. C'est encore une fois pour ces raisons que je salue l'initiative du Premier ministre Édouard Balladur d'inviter à l'occasion du 14 juillet des opposants allemands au régime nazi enfin que l'on puisse montrer qu'à l'époque une opposition existait également en Allemagne. C'est pourquoi, avec mon homologue allemand, j'ai eu une pensée pour les auteurs de l'attentat contre Hitler qui furent torturés et exécutés. Ceci était un geste de reconnaissance envers le peuple allemand.

Coopération militaire franco-allemande

Q. : Où en sont l'Allemagne et la France dans l'Europe d'aujourd'hui ? Quelles sont les perspectives de la coopération en matière de politique de sécurité et sur le plan militaire dans le cadre de la Défense européenne ?

R. : Au niveau de l'action commune, nous pouvons parler aujourd'hui d'une conception intellectuelle commune aux deux ministres de la Défense pour tout ce qui concerne les questions politiques, nous prenons soin de disposer d'un échange d'informations complet concernant nos projets et nos plans de façon à harmoniser la politique de défense des deux côtés.

Un exemple : nous avons procédé à une analyse commune de la nouvelle doctrine militaire russe et en tirons par conséquent des conclusions communes. Au niveau de la coopération pratique, c'est-à-dire essentiellement dans le domaine de l'armement des forces armées, nous avons fait des progrès importants : pour un gros avion de transport commun dont nous et l'Europe entière avant besoin, essentiellement pour des interventions des forces pendant les crises, et pour des satellites d'observation qui sont devenus des instruments indispensables pour mener une politique de sécurité indépendante. Dans ces deux domaines, nous avons fait de grands pas en avant qui placent tous les pays européens devant leur propre responsabilité pour la sécurité de l'Europe. Encore un exemple récent : de la même manière nous venons de mettre au point le premier prototype d'un véhicule de combat franco-allemand à des fins tactiques pour la constitution de groupes de construction, ce que l'on pourrait appeler le futur char léger.

Coopération franco-britannique

Q. : De tels pas en avant signifient-ils que la porte est ouverte à une union européenne de l'armement et à une standardisation des forces armées d'Europe occidentale, au sein de l'UEO par exemple ?

R. : Il faut voir. Tout d'abord nous sommes parvenus à deux choses : nous faisons actuellement ce qu'il est le plus difficile de réaliser avec les Britanniques, c'est-à-dire nous construisons en commun un bâtiment de guerre, à savoir une nouvelle frégate dont l'Europe a absolument besoin pour sa sécurité navale et dans le cadre des crises actuelles.

Coopération franco-allemande

Et nous faisons, ce qui avec les Allemands est le plus difficile à réaliser et que l'on essaie en vain de réaliser depuis les années 60, c'est-à-dire nous développons en commun, un char d'assaut. Ces deux projets concrets reflètent aussi cette symbolique européenne dans la mesure où les Britanniques sont à même de construire un bâtiment de guerre moderne tout seuls et que les Allemands peuvent en faire de même avec un char moderne. Dans le cadre de cette coopération, chaque partenaire offre une partie de sa liberté de décision nationale concernant l'armement, une partie de sa souveraineté, si l'on peut dire. Ceci est d'une grande importance politique. Bien entendu, tout dépend des besoins et des moyens de chacun.

UEO

Q. : Peut-on utiliser l'UEO dans son ensemble pour une politique militaire de sécurité et une politique de l'armement ?

R. : Dans l'esprit du traité de Maastricht, nous souhaitons créer à partir de l'UEO les forces armées de l'Union européenne. Pour exemple : tandis que nous planifions et organisons l'opération militaire française au Rwanda depuis Paris, des officiers d'autres États européens collaborent avec notre personnel. Ces officiers, qui sont essentiellement Portugais, constituent actuellement la cellule de planification militaire de l'UEO. Nous sommes de l'avis que de telles crises soient traitées par une cellule de crise de l'UEO et qu'un département de gestion des crises planifie et coordonne les interventions. La France est prête et disposée à aller dans ce sens.

Rwanda

Q. : Vous considérez l'action française au Rwanda en relation avec l'UEO et prévoyez donc à l'avenir des interventions européennes pour les cas similaires ?

R. : Nous nous occupons du soutien politique de l'Union européenne et participons personnellement à la cellule de planification de l'UEO, à la préparation des interventions militaires au Rwanda, et ce dans l'esprit des résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU. Troisièmement, nous avons recherché auprès de nos partenaires européens un soutien logistique, que nous avons partiellement obtenu, à savoir un hôpital mobile de la part des Belges dans le cadre de l'action humanitaire que mènent nos soldats au Rwanda.

Q. : Cette aide matérielle indirecte suffira-t-elle vraiment à aider le Rwanda et à mettre fin aux guerres tribales et civiles ? Les moyens mis en œuvre par la France et la Belgique, les deux puissances coloniales d'antan, leur suffiront-ils ou faut-il envisager une intervention européenne.

R. : La France est intervenue parce qu'il devenait urgent de mettre fin aux massacres et d'apaiser la guerre. Ceci ne constitue pas la responsabilité exclusive de la France. D'autres pays européens, comme la Belgique et l'Italie se sont déclarés prêts à déployer des troupes à des fins humanitaires dans le cadre d'une intervention appelée par l'ONU. L'aide matérielle est la bienvenue, quelle que soit sa provenance. L'intervention européenne est nécessaire et utile car la France ne peut, dans la pratique, porter seule le fardeau. La solidarité européenne est offerte dans des crises de la sorte qui sont des catastrophes collectives.

Action humanitaire européenne

Q. : Pour des cas similaires à la Somalie et au Rwanda, peut-on intervenir, dans le cadre de l'UEO et ce avec ou sans mandat de l'ONU, sur le plan militaire et humanitaire pour des opérations de maintien de la paix et de pacification dans d'autres conflits internes ?

R. : L'Europe doit reconnaître et accepter sa responsabilité internationale. C'est précisément le sens profond de la "Politique Extérieure et de Sécurité Commune", selon le traité de Maastricht. Si l'Union européenne doit être une réalité politique, alors elle doit être également une unité internationale capable d'agir et d'exercer sa responsabilité. Cela ne représente pas encore une politique d'intervention, mais une main secourable qui protège l'aide, et c'est aussi indispensable à l'aide humanitaire que les biens matériels, lorsque la situation l'exige. Qui doit y participer ? 14 États africains, qui envoient quelques troupes au Rwanda, ont salué et approuvé collectivement l'action de la France, lors d'une conférence. Ceci constitue aussi un appel à la solidarité qui doit être entendu en Europe.

Allemagne (participation humanitaire)

Lorsque vous parlez des Allemands, un obstacle qui tient à leur Constitution les empêche de coopérer militairement. Je respecterai ce motif d'empêchement relevant du droit constitutionnel, tant qu'il demeurera. Je ne porte pas de jugement non plus sur la situation constitutionnelle allemande et la procédure du tribunal constitutionnel à Karlsruhe. Le Tribunal tranchera. Abstraction faite de cela, je souhaite une participation militaire des Allemands, comme on a cessé de le dire ouvertement. C'est souhaitable et il serait très utile pour la sécurité internationale comme pour l'Europe que l'Allemagne puisse assumer la responsabilité qui lui incombe et qu'elle mérite tout autant que d'autres pays, et que des soldats allemands coopèrent, au niveau militaire, avec des soldats français et d'autres pour garantir la paix internationale.

Q. : En Afrique et en Asie comme en Europe ?

R. : Nous avons soutenu de Djibouti la participation allemande en Somalie dans le cadre de l'ONU et nous le referions encore. Nous sommes déjà intervenus à deux reprises dans le passé au Rwanda pour sauver des Européens et des Africains ; nous aurions pu le faire tout aussi bien avec des soldats allemands, si le tribunal constitutionnel fédéral avait autorisé l'intervention. Même le Yémen pourrait faire de même.

En ce qui concerne la Bosnie, je comprends très bien que le gouvernement allemand effectue des calculs très prudents pour savoir quelle signification dans des pays précis la présence de troupes allemandes aurait encore aujourd'hui. Je respecte cette prudence et cette réserve. Mais dans les pays où cela serait possible, nécessaire et utile, je souhaite que des soldats français et allemands soient engagés côte à côte pour garantir la paix. Si donc le tribunal de Karlsruhe devait rendre un jugement positif à propos d'interventions internationales de la Bundeswehr, cela serait pour moi une grande joie.

Corps européen

Q. : Envisagez-vous des actions militaires franco-allemandes ou européennes au sein de la formation de l'UEO en charge des interventions visant à garantir et à créer la paix ?

R. : En premier lieu, des actions militaires franco-allemandes, mais celles-ci ne seraient plus à vrai dire bilatérales, mais pourraient être effectuées, en tant qu'actions européennes, par exemple avec des troupes du "Corps européen". Le Corps pourrait intervenir en Afrique ou ailleurs, dès qu'il sera prêt au niveau opérationnel, il avait pu intervenir dans le passé en Somalie ou déjà aujourd'hui au Rwanda. Bien sûr, cela s'effectuerait sur une base franco-allemande, car ce Corps est pour l'essentiel franco-allemand.

UEO

Mais on peut en outre imaginer des opérations européennes dans le cadre de l'UEO, par exemple comme celles qui ont eu lieu sur la mer pendant la guerre du Golfe ou sur la côte yougoslave en mer Adriatique, par exemple après la proposition italienne, que nous soutenons, de créer une force d'intervention navale et maritime en Méditerranée. Cela pourrait s'effectuer sous l'autorité de l'UEO et ainsi permettre à l'UE de participer à l'aide de forces militaires à la maîtrise des crises. Ensuite, il y a des cas, comme aujourd'hui en Herzégovine, où l'Allemagne envoie un administrateur à Mostar et en plus, des fonctionnaires de police. L'UEO pourrait également coordonner de telles actions civiles pour ses membres, comme apport européen.

Q. : La France a conclu des accords militaires particuliers avec l'Espagne et l'Italie en ce qui concerne la Méditerranée ; s'agit-il ici d'accords bilatéraux ou trilatéraux pour des forces d'interventions communes ?

Force d'intervention commune aéromobile

R. : La France, l'Espagne et l'Italie coopèrent, à cet égard, dans un cadre, ils constituent une force d'intervention commune aéromobile pour répondre rapidement aux crises, qui possède un contingent de troupe terrestres, mais qui sera pour l'essentiel une formation aérienne de combat des trois pays devant servir des objectifs européens. Depuis quelques années, nous organisons en commun tous les ans des manœuvres de troupes pour garantir la paix au niveau militaire. Même la Grande-Bretagne a manifesté son intérêt pour coopérer à une formation d'intervention aéromobile.

Coopération franco-britannique

Q. : La France cherche-t-elle en relation avec la Grande-Bretagne, qui n'est pas exempte de tensions au niveau politique, comme on l'a encore vu à Corfou, l'entente ou attendez-vous dans le domaine politico-militaire que Londres manifeste son intérêt ?

R. : Je pense qu'il est de notre devoir de toujours chercher une participation de la Grande-Bretagne, si cela est possible. Il est dans l'intérêt européen commun d'inclure la Grande-Bretagne pour participer, comme membre de l'UE/UEO, à la structure de sécurité européenne chaque fois que cela est possible, car l'Europe ne peut, de cette manière, qu'être plus forte. Cela vaut avant tout pour les questions stratégiques, où la France s'efforce de parvenir à une réflexion commune. Les Britanniques ont souvent une autre analyse que nous et les Allemands, mais nous devrions constamment nous efforcer de parvenir à une solidarité et à une unanimité.

Doctrine nucléaire européenne

Q. : Cherchez-vous celles-ci aussi dans le domaine des armes nucléaires et y a-t-il des progrès sur la stratégie nucléaire concernant l'Europe ?

R. : Nous discutons actuellement de la doctrine concernant l'utilisation d'armes nucléaires des deux pays en cas de conflit. Cette discussion se poursuit.

Coopération européenne militaire

Nous avons entamé une consultation avec l'Allemagne à trois sur d'autres questions militaires et sur la structure de sécurité européenne, sur l'équipement des forces armées ainsi que sur le développement commun de matériel moderne dans le domaine de la défense.

Relations France-Otan

Q. : Par ses relations nombreuses avec les partenaires de l'OTAN, il se pose la question des relations de la France avec l'OTAN : la France réintégrera-t-elle la structure militaire de l'OTAN ou pourra-t-on trouver une nouvelle forme de coopération militaire au sein de l'OTAN, qui permettrait au ministre de la Défense et au chef d'état-major des armées françaises de participer à nouveau aux délibérations et aux décisions politico-militaires de l'Alliance ?

R. : Nous pensons plus à de nouvelles relations avec l'OTAN qu'à un retour aux anciennes conditions. Il n'est pas question que nous réintégrions celle-ci, ce n'est pas non plus ce que l'on attend de nous. Au contraire, nous voulons amener l'OTAN à s'adapter au nouveau contexte international. Nous avons obtenu à cet égard du succès au cours des huit mois passés : le sommet de l'Atlantique nord de janvier 1994 a donné satisfaction à la France sur le plan politique et a permis d'obtenir un bon résultat.

Nous sommes satisfaits du "Partenariat pour la Paix" comme solution politique au problème des relations avec les États qui se trouvent en dehors de l'Alliance et nous y avons coopéré. L'adhésion d'anciens alliés de l'URSS en Europe de l'Est à l'UEO est également une bonne chose, comme le Pacte de stabilité, accepté par tous et proposé par le Premier ministre Balladur, pour l'Europe de l'Est et les activités, dont on a convenu, du partenariat pour la paix pour garantir la paix au niveau international. L'année 1994 a donc apporté toute une série d'accords qui ont renforcé la crédibilité de la France en tant qu'allié vis-à-vis de l'OTAN. En raison de notre position particulière au sein de l'Alliance, on nous a souvent critiqués, mais aujourd'hui on fait notre éloge parce que la France contribue activement à la nécessaire poursuite du développement de l'OTAN.

OTAN

Q. : Votre prédécesseur s'est plaint en son temps que, certes les ministres de la Défense du Tadjikistan et du Kirghizistan devaient participer aux conférences des ministres du Conseil de coopération de l'Atlantique nord, mais pas le ministre français de la Défense en raison de la modération de Paris vis-à-vis de l'OTAN. Cela ne témoigne-t-il pas de l'absurdité politique d'une position à part extrême, qui peut ensuite conduire à n'importe quel moment à un propre isolement international ?

R. : Nous participons actuellement au Conseil de coopération, en ce sens, si un tel risque avait existé, il serait écarté. Le gouvernement français n'a pas non plus d'attitude dogmatique vis-à-vis de l'Alliance. C'est là que réside précisément la Force de la France. Il peut se faire que l'attitude de la France était auparavant dogmatique, mais aujourd'hui elle ne l'est plus. Depuis une bonne année et demie, la France a une attitude empirique, positive et responsable envers l'OTAN, qui a contribué à mettre celle-ci dans la bonne direction, c'est-à-dire de faire davantage valoir l'élément européen, les intérêts européens. C'est notre objectif au sein de l'OTAN. Nos partenaires européens le reconnaissent. Il est plus sage d'aller de l'avant que de revenir à une relation d'il y a 26 ans qui est dépassée depuis longtemps. Cela a également une incidence sur nos échanges avec l'Allemagne ; nos positions seront aujourd'hui à Bonn bien mieux comprises et estimées que celles d'il y a encore un an.

Relations avec les pays d'Europe centrale et orientale

Q. : Si l'on considère tout cela dans un ensemble, on doit toutefois constater que les relations avec l'ancienne Europe de l'Est, en particulier avec la Pologne, mais aussi celles que l'on a avec la Russie et avec l'Ukraine, c'est-à-dire avec ces trois puissances à l'Est de l'Europe, ne sont pas et de loin couvertes, et encore moins réglementées d'une manière positive. Jusqu'ici, cela ne s'effectue ni par des partenariats de paix ni par l'UEO, pour ce qui est de la Pologne, de la Hongrie, de la Tchécoslovaquie, de la Slovaquie ou des États baltes. Cela ne s'effectue en aucun cas en liaison avec la Russie, sans parler de la Biélorussie.

R. : Les relations avec la Pologne sont en effet essentielles pour la France comme pour l'Allemagne et bien sûr pour toute l'Europe de l'Ouest. Pour cela, il est nécessaire que la France et l'Allemagne agissent ensemble en tant que partenaires de la Pologne, qui attend plus du couple franco-allemand que de chacun des deux pays pris séparément. Nous devons établir une relation à trois avec la Pologne, au niveau politique comme un niveau militaire, Volker Rühe et moi-même effectueront ensemble un voyage en juillet pour Varsovie afin de poursuivre avec le ministre polonais de la Défense les consultations que nous avons entamées au début de cette année à Paris.

Exercices communs

Au cours de l'automne prochain, des soldats de la brigade franco-allemande seront ensuite entraînés avec une unité polonaise sur un champ de manœuvres français pour des opérations visant à garantir la paix. C'est un début, auquel suivront d'autres exercices trilatéraux, même des manœuvres d'états-majors, des échanges de soldats, des parrainages entre les corps de troupe etc. Les consultations militaires et de politique de sécurité seront approfondies et rendues plus régulières. Cela créera une nouvelle relation et mettra en contact la Pologne avec l'Europe de l'Ouest à travers l'Allemagne et la France.

Le deuxième élément est l'initiative "Juppé-Kinkel", qui élève la Pologne au rang de premier candidat du nouveau partenariat. À partir de là, il nous faudra préparer ensemble le rapprochement de la Pologne sur la voie de l'association graduelle.

Pologne

Q. : Mais la Pologne aspire à l'OTAN et à l'UE, et recherche un processus d'association intégrateur, qui la conduise à son objectif aussi rapidement que possible. La France est-elle prête à soutenir en cela la Pologne ?

R. : Nous disons que la Pologne a pour vocation de devenir membre, en tout cas de l'UE. Il faut cependant aussi être prudent dans l'association avec des États à anciens gouvernements communistes, je ne le dis pas spécialement pour la Pologne, mais il est impossible d'ignorer que dans trois des six États qui ont reconquis leur liberté et leur indépendance en 1989, et qui sont restés alliés de l'Union Soviétique au sein du Pacte de Varsovie jusqu'en 1991, les anciens communistes sont revenus ou sont restés au gouvernement. Ils sont même quatre avec la Lituanie. Ce fait invite à la prudence. Il faut considérer cela avec calme, sans néanmoins le prendre trop à la légère, car à n'en pas douter, l'Europe de l'Ouest se base sur d'autres valeurs philosophiques que l'unité de l'Europe de l'Ouest doit être préservé par la cohésion interne des politiques et des idéaux, tout comme celle de l'Alliance atlantique. Nous ne voulons pas de gouvernements ou de structures de pouvoirs communistes dans des pays limitrophes d'une Union Européenne élargie.

Coopération franco-allemande

Q. : C'est donc également vrai pour les Tchèques, les Hongrois, et les Slovaques, ou bien faites-vous là une différence avec la Pologne ?

R. : Non, on ne devrait pas faire de différence de principe, mais la Pologne a historiquement une signification particulière, aussi bien pour la France que pour l'Allemagne, c'est pourquoi nous devons aussi soigner tout particulièrement ensemble la relation avec la Pologne. Mais ce n'est pas une raison pour créer une hiérarchie entre les États de l'Est. Chacun de ces pays a droit à la sécurité et à des relations de confiance avec ses partenaires de l'Ouest. Je souhaite que la France et l'Allemagne aient à l'avenir une politique commune vis-à-vis de tous. Nous voulons tous les deux pour les 12 mois à venir, organiser "une présidence commune franco-allemande" de l'UE, que nous pourrons aussi mettre en œuvre pour atteindre nos objectifs en ce qui concerne les relations avec les pays d'Europe centrale et orientale.

Q. : Vous voulez aussi inclure l'Espagne et l'Italie, qui prendront la suite de la présidence de l'UE de la mi-1995 à la mi-1996, dans cette concertation politique.

R. : Nous ne voulons pas les y contraindre, cela pourrait, comme ce fut le cas à Corfou, conduire à des résultats paradoxaux. Mais nous ne voulons pas compromettre la singularité de la relation d'amitié franco-allemande et en faire une banalité. Elle doit rester quelque chose de particulier et d'exemplaire.

Europe centrale (contexte stratégique)

Q. : Lorsque l'on regarde, par-delà l'Europe centrale, vers l'Est et le Nord-est de l'Europe, peut-on reconnaitre des raisons concrètes pour un besoin particulier de sécurité et pour les préoccupations de ces pays, telles qu'elles sont exprimées à Varsovie, à Budapest, ou à Prague ?

R. : Il existe naturellement de telles préoccupations dans tous ces pays en contact direct avec la puissance russe, c'est aussi évident à Kiev et dans les capitales baltes qu'à Varsovie, Prague, Budapest, ou Bratislava, mais aussi Bucarest. On ne peut pas dire que ces sentiments d'insécurité soient artificiels ou irréels : si un tel danger ou une telle insécurité y sont ressentis de façon aussi générale, c'est qu'il existe de vraies raisons, et il faut les considérer comme des réalités politiques. C'est ce que fait la France. Il faut ensuite remarquer que depuis la dissolution de l'URSS, la Russie, malgré ses faiblesses internes, a repris une grande importance politique et un rôle stratégique, dans certains cas par son armée, qu'elle a placée entre les adversaires dans les situations de conflits, par exemple en Arménie, en Géorgie, en Azerbaïdjan, en Moldavie, et en Biélorussie, et à travers la Crimée mais aussi en Ukraine.

On peut constater que la Russie est plus forte aujourd'hui qu'il y a quatre ans sur son "glacis", dans son "proche étranger", c'est-à-dire dans l'ancienne sphère soviétique, et ce malgré toutes les pertes territoriales et les dommages substantiels. Ce développement indique que la Russie a progressivement retrouvé son rôle de puissance, elle n'avait d'ailleurs jamais retrouvé sa qualité de grande puissance. Une série d'anciennes républiques l'ont accepté ou sont sur le point de reconnaitre le rôle particulier de la Russie. C'est aussi pourquoi il est important que la France et l'Allemagne arrivent à la même analyse de la situation et à la même évaluation des forces, et établissent une politique commune vis-à-vis de ces développements dans l'Est de l'Europe.

Relations France-Russie

Q. : Quelles conséquences en tirez-vous ?

R. : Nous devons d'abord reconnaître que la Russie est une grande puissance avec des intérêts en Europe. Il faut ensuite éviter d'isoler la Russie politiquement, car cela conduirait à une isolation de la Russie vis-à-vis du reste de l'Europe, et renforcerait les forces nationalistes internes. Troisièmement nous devons faire comprendre à la Russie que l'Europe attend une politique russe qui n'essaie pas d'étendre la souveraineté de la Russie au-delà des frontières actuelles de la fédération russe. Quatrièmement, nous devons soutenir un développement démocratique libre, et agir en ce sens dans les rapports avec la Russie. Cinquièmement, nous devons exhorter la Russie à s'intégrer dans la communauté d'états internationale, et à suivre ses règles. Nous devons enfin utiliser notre influence pour que la Russie respecte ses voisins, en particulier les plus proches et les plus faibles. Voilà ce que devrait être le programme de la politique franco-allemande et européenne vis-à-vis de la Russie. Ensemble, nous possédons les moyens politiques pour y arriver, si nous le voulons. Cela implique aussi qu'on ne fasse pas à la Russie un procès d'intention préventif, mais qu'on la reconnaisse comme un grand pays avec des intérêts stratégiques et politiques en Europe, comme en Asie, et dans le reste du monde. Nous devons observer et bien comprendre la politique et le développement interne de la Russie. Le changement interne n'est pas achevé, et il existe des risques réels dans la constitution interne de la Russie.

Q. : Comment l'Europe de l'Ouest dans son ensemble et l'Alliance atlantique avec les États-Unis peuvent-elles participer ? Est-ce que, comme le déclare le Président Bush en 1989, vous considérez les États-Unis comme une "puissance européenne" avec des intérêts européens et une présence fermement ancrée sur le continent européen, ou bien vous attendez-vous à un retrait américain de l'Europe et avec un relâchement du partenariat transatlantique ?

R. : Nous devons faire la différence entre ce que nous souhaitons et ce qui pourrait arriver. Ce que nous souhaitons, c'est un partenariat atlantique solide au sein de l'Alliance entre l'Europe et l'Amérique du Nord, avec une présence physique des États-Unis en Europe à travers des troupes américaines, et une coopération politique étroite. C'est notre souhait. Il s'agit là d'un partenariat fondamental, qui doit être maintenu. Mais un certain nombre de processus politiques actuels semblent aller dans la direction opposée. De plus, l'Europe de l'Ouest et l'Amérique du Nord appartiennent au même monde, au "monde libre". C'est un très beau mot, qui a pris corps grâce à l'engagement américain en Europe.


Entretien du ministre d'État, ministre de la Défense à l'AFP

MINUAR

Q. : La France quittera-t-elle le Rwanda fin juillet ou avez-vous déjà prévu un délai supplémentaire jusqu'à l'arrivée de la relève promise par l'ONU ?

R. : Après un début bien solitaire, plusieurs pays africains amis, à la suite du Sénégal, ont annoncé qu'ils viendraient contribuer à notre action dans la zone de déploiement de la force "Turquoise" et sous son contrôle. À relativement court terme, ces unités pourraient être regroupées dans un bataillon interafricain. Les forces françaises seront, dans ce cas, appelées à fournir une partie de l'équipement et sans doute aussi un soutien logistique à ce bataillon.

Le Secrétaire général des Nations unies Boutros Boutros-Ghali avait demandé au Premier ministre de prolonger notre présence jusqu'en septembre. Cependant, notre volonté est bien de nous retirer au plus vite de ce pays. C'est donc bien dès la fin du mois de juillet que s'effectuera le début du retrait du dispositif Turquoise. Les premiers renforts de la MINUAR II seront alors arrivés. Les difficultés des Nations Unies pour mettre sur pied cette opération MINUAR II sont connues. Or le drame humanitaire qui se déroule dans cette province du sud-ouest est un désastre sans précédent. Comment partir sans que quelqu'un soit là pour prendre le fardeau à notre place ? Le mandat confié à la France par l'ONU s'achève le 21 août. D'ici cette date, le Gouvernement définira les conditions de notre retrait, compte tenu de l'arrivée de la MINUAR II.

Q. : Pour la première fois depuis 1940, des troupes étrangères défileront le 14 juillet à Paris, dont les Allemands. Que répondez-vous à ceux qui, tels Valéry Giscard d'Estaing ou le parti communiste, critiquent une telle présence allemande ?

R. : Je ne porte pas de jugement sur ceux dont la mémoire est encore blessée. Je comprends parfaitement cette émotion. Mais n'est-il pas temps de se tourner vers l'avenir ? Cela ne veut pas dire l'oubli ni l'indifférence, mais la volonté, la lucidité, l'engagement.

Coopération franco-allemande

Avec l'Allemagne, nous avons à construire nous-mêmes notre Histoire et non plus à la subir dans la répétition indéfinie des guerres qui nous ont opposés. La force de ce geste, c'est celle d'un acte, auquel j'adhère personnellement, identique dans sa portée à celui du général de Gaulle invitant à Reims le chancelier Adenauer. La résistance fut une des plus belles pages de notre histoire contemporaine. De même, la résistance allemande fut à l'honneur du peuple allemand. Pourquoi ne pas fonder notre relation sur cette mémoire commune ? Pourquoi ne pas former nos jeunes soldats dans une attitude commune de vigilance vis-à-vis du monde qui vient ? Je ne pense pas qu'il y ait de contradiction entre notre mémoire et notre espérance. Si nous savons les faire se rencontrer sans se détruire, nous réussirons.

Corps européen

Q. Le Corps européen est le premier outil militaire mis à la disposition de l'Union de l'Europe occidentale (UEO). Est-il envisageable de l'utiliser dans l'ex-Yougoslavie dès qu'il sera opérationnel en 1995 ?

R. : Le Corps européen sera dès l'automne1995 l'un des outils militaires les plus considérables déployés en Europe occidentale. Avec 50 000 hommes, il représentera une part très importante, environ le tiers, des forces à haute disponibilité opérationnelle de l'Alliance atlantique sur le continent. Sous l'égide de l'UEO et aussi utilisable dans le cadre de l'OTAN, il peut être envoyé aussi bien dans des missions de défense commune des Européens que dans des opérations de maintien de la paix ou dans des opérations humanitaires. Sa participation à un éventuel plan de paix en Bosnie est soumise à trois conditions : que les unités du Corps européen soient effectivement opérationnelles que les gouvernements, dont dépendent ces unités, soient d'accord pour contribuer à cette mise en œuvre et que leur présence ne soit pas contestée par les parties bosniaques.

Q. : Outre le Corps européen, les projets sont en cours avec l'Italie et l'Espagne pour la création d'une force aéromaritime européenne et même d'une force d'action rapide européenne. Qu'en est-il ?

R. : Dans le cadre de l'UEO ou en liaison avec elle, nous nous efforçons de mener à bien la création de forces multinationales européennes. Le Corps européen est une unité à vocation terrestre qui va renforcer le mouvement d'harmonisation et de coordination entre les armées de Terre des pays européens. Il est maintenant nécessaire de franchir une nouvelle étape et de donner une dimension résolument interarmées aux capacités européennes de défense.

Force aéromaritime

L'idée d'une force aéromaritime européenne est discutées par nos partenaires italiens et espagnols depuis quelques mois. Il s'agit de nous doter d'un instrument commun de projection de moyens navals et aériens en cas de crise. Les négociations se poursuivent et j'espère que des décisions pourront être prises avant la fin de l'année. La mise en place d'une force d'action rapide européenne est un projet auquel je suis particulièrement attaché et qui viendrait en complément naturel du précédent. Mon collègue italien a suggéré fin 1993 d'engager les discussions en vue de définir une structure commune qui pourrait être utilisées par les forces d'actions rapides italienne, espagnole et française existantes. Notre objectif est de créer un état-major permanent mais léger qui constituerait l'élément de coordination et de planification indispensable au soutien d'une composante d'intervention rapide conjointe.