Interview de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, secrétaire général et président par intérim du RPR, à France-Inter le 8 décembre 1994, sur le conflit bosniaque, la crise algérienne, la construction européenne et le passage à la monnaie unique, le débat sur la corruption, les divisions de la majorité, son soutien à Jacques Chirac, sa candidature à la mairie de Bordeaux.

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P. Meyer : Voilà une grande lurette que vous faites de la politique, et même au premier rang. Longtemps. On a eu de vous qu'une idée assez sommaire : l'abondance de diplômes et la carence de cheveux aidant, on vous percevait comme un mélange de Giscard et de Fabius, moins leurs côtés fils d'archevêque, et plus une certaine inaptitude à la démagogie. On vous a vu arriver au secrétariat général du RPR comme le yes-man de J. Chirac. On vous a cru voué à une carrière d'homme de coulisses, puissant, mais dans l'ombre. Au fond, on vous imaginait comme une espèce d'A. Rousselet de la droite. Puis sans que l'on s'en rende d'abord compte, vous avez déployé vos ailes. Les remous internes de votre parti vous ont fait apparaître comme un homme de caractère, intimidé ni par C. Pasqua et ses déflagrations verbales, ni par P. Seguin et ses danses du ventre gaullo-sentimentales, ni par B. Pons et ses manœuvres de cardinal. On vous trouvait glacial. On vous a vu fluide, mais ne perdant pas de vue l'embouchure. Sur le terrain, celui du XVIIIème arrondissement on vous a découvert suffisamment capable de vous intéresser au ras du bitume pour bouter L. Jospin hors de Paris, et pour vous implanter solidement, sinon durablement, puisque vous partez pour Bordeaux, dans quelques-uns de ces quartiers les plus populaires. Ministre du Budget sous la férule sensible et quelquefois cuisante d'E. Balladur, vous avez gardé pour vous vos états d'âme et vous avez su tisser avec lui des rapports de respect mutuel et de puissance à puissance. Ministre des Affaires étrangères, vous avez pris votre ministère par les cornes et entrepris une difficile opération qui consiste à faire d'un bœuf un taureau. Au Quai d'0rsay, vous avez dépensé beaucoup d'énergie pour rendre possible la seule intervention militaire, mais de première importance, qui contraint les Serbes à desserrer l'étau autour de Sarajevo. Il s'en est suivi un plan de paix qui porte votre nom et celui de votre homologue allemand, K. Kinkel. On voit aujourd'hui, ce qu'il en est. On se demande à quoi bon toutes vos qualités. Chacun, quand on prononce les noms de Vukovar, Bihac ou de Sarajevo, a une image qui lui monte aux yeux : pour moi, c'est celle de ce groupe de civils abrités derrière un char de la FORPRONU pour traverser une rue prise sous les feux des snipers. Et puis, il y a eu, hier, l'image de ces Bangladeshis faisant la queue pour rentrer dans leurs avions. Les intellectuels vous ont pressé et vous pressent encore de quitter les faux-semblants de la diplomatie et de trouver une action. L'un d'entre eux, qui a décrit la politique serbe comme une résurgence de l'hydre nazie, réclame de la France qu'elle cesse de dire à Milosevic qu'il peut continuer sa besogne puisque nous nous occupons des blessés et dénonce les affirmations des experts qui démontrent l'impossibilité technique d'une intervention militaire. Vous qui avez « salué les intellectuels qui tentent de secouer l'opinion » en 1993, que répondez-vous, aujourd'hui, à l'intellectuel que je citais ? C'est un normalien : il s'appelle A. Juppé et tenait ces propos dans un livre, « La tentation de Venise », publié trois mois avant qu'il ne devienne le chef de la diplomatie française.

A. Juppé : J'ai déjà répondu à cette question. La situation en Bosnie en 1992, au moment où j'écrivais les lignes que vous n'avez pas citées, n'est pas ce qu'elle est aujourd'hui. La communauté internationale a failli à l'époque. Une action dissuasive forte et l'utilisation de la force dans les conditions qui prévalaient, à l'époque, auraient permis d'éviter d'arriver là où on en est. Aujourd'hui, les choses ont bien changé, malgré tous les efforts que la France a déployés. Je n'admets pas de leçons pour la France. Elle a fait plus que quiconque dans cette affaire. Malgré tous ces efforts, on est maintenant dans l'impasse. Je suis aujourd'hui, de par mes fonctions, astreint à une certaine retenue, encore que je dise ce que je pense. Le jour où je ne serai plus astreint à cette retenue, je répondrai aux intellectuels. Je dirai tout ce que je pense du fond du cœur sur les arrière-pensées et les responsabilités des uns et des autres.

P. Meyer : Dites-le maintenant, sinon ça risque de nous mettre dans un délai assez long, d'ici à ce que vous n'ayez plus de fonctions !

A. Juppé : Je ne suis peut-être pas aussi optimiste que vous.

I. Levaï : M. Kohl n'attend pas d'être hors du pouvoir pour évoquer sa honte à propos de Bihac, comme il l'a fait pendant le sommet de la CSCE à Budapest.

A. Juppé : La France a eu 22 morts en Bosnie. Voilà la différence. Voilà pourquoi je dis que la France n'a pas de leçons à recevoir. Nous avons, par notre présence au sol, depuis bien des années, sauvé des milliers de vies humaines en Bosnie. Je souhaite qu'on ne s'en rende pas compte demain, le jour où nous serions peut-être contraints de nous retirer. Qui a fait mieux que nous ? Quand je dénonce la démagogie ici ou là je pense à toutes les organisations, toutes les personnalités, tous les États, parfois qui ne cessent de dire « il faut faire quelque chose » et qui restent les deux pieds dans le même sabot. La France n'est pas restée les deux pieds dans le même sabot. C'est pour cela qu'au moment où j'anticipe le pire, j'ai aussi un sentiment d'injustice parce que je trouve que ce qui est reproché à notre pays est injustifié. Ce vers quoi nous allons petit à petit, c'est-à-dire un retrait inévitable de la FORPRONU, j'ai tout fait pour l'éviter. Je continue de penser qu'il faut l'éviter. L'opération serait extrêmement compliquée à monter d'un point de vue militaire et technique. Le retrait de la FORPRONU laisserait le champ libre aux belligérants. Je ne le souhaite pas. À force de cracher sur les Nations unies, comme on le fait ici ou là lit, alors que les Nations unies ne sont que ce que les grandes puissances veulent qu'elles soient, à force de dénoncer l'impuissance de l'Alliance atlantique ou de l'Union européenne sans prendre aucune décision, comme on l'a vu à Budapest, où tous les chefs d'État étaient là, MM. Kohl, Clinton, Eltsine, qu'ont-ils décidé ? À force de poursuivre dans cette voie-là, on rend la situation de nos Casques bleus absolument intenable. Comment peut-on admettre que des soldats français, britanniques, canadiens, espagnols ou autres soient pris en otages, détenus prisonniers, selon le jour ou le plaisir des Bosno-Serbes, sans que personne ne fasse quoi que ce soit ? Ça ne peut pas continuer comme ça. Ou bien il y a un sursaut, et je l'appelle très fortement de mes vœux, ou bien alors on va petit à petit vers la politique du désespoir, la solution du pire, ce qu'on ne cesse de préconiser au Congrès et qui incite les belligérants à continuer la guerre. Quand on dit « on va lever l'embargo, on va retirer la FORPRONU et on va faire des frappes aériennes robustes, on incite ceux qui veulent continuer la guerre à le faire. C'est cela qui est irresponsable.

I. Levaï : La menace de retrait est-elle tactique ou le plan de retrait est-il déjà prêt ?

A. Juppé : Dans ce genre de drame, lorsqu'il y va de la vie et de la mort de populations et de milliers de Casques bleus, on ne s'amuse pas à faire de la tactique. Mon devoir est de dire aux autorités de l'État et à l'opinion publique « si on continue comme cela, il y aura un moment où nos soldats seront exposés dans de telles conditions qu'on ne pourra plus les laisser ». Je demande donc, ce qu'on est en train de faire avec nos alliés britanniques, avec les autorités de l'OTAN et des Nations unies, qu'on étudie de manière très précise et très détaillée ce que pourrait être une opération de retrait. L'opération n'est pas engagée. Elle n'est pas décidée, mais nous avons le devoir de préparer ce qu'elle devrait être si elle devenait inévitable.

B. Guetta : On ne peut pas retirer les soldats de l'ONU, on ne peut pas les laisser en otages : quelles nouvelles propositions peut-on faire ?

A. Juppé : Nous les avons faites. Dans un ciel particulièrement chargé de nuages, il y a eu la semaine dernière quelques petites éclaircies : le groupe de contact s'est réuni et a conservé son unité. Nous avons redit que les principes de notre plan de paix restaient intangibles, à savoir l'unité de la Bosnie-Herzégovine dans ses frontières internationales. C'est pourquoi lorsque je lis qu'on va à Canossa, à Belgrade, pour passer sous les fourches caudines de M. Milosevic, j'ajoute qu'on ne lit pas ce que nous lui disons, on n'entend pas ce qu'on lui dit, nous lui avons dit que ce n'est pas négociable. En revanche, il y a des éléments de souplesse dans la discussion : la possibilité pour les parties d'échanger entre elles des territoires à conditions qu'elles le fassent par consentement mutuel à l'intérieur des frontières de la Bosnie et à l'intérieur des grands pourcentages – 51 pour les Croato-musulmans, 49 pour les Serbes. Il est possible de procéder à des échanges et à ces discussions. Ça toujours été envisagé. Le deuxième point, c'est de savoir comment sera organisée cette Bosnie-Herzégovine. La Bosnie-Herzégovine est un État internationalement reconnu et doit être respecté comme tel. À l'intérieur de cet État, il y a des communautés : les Musulmans sont chez eux en Bosnie, ainsi que les Croates et les Serbes. Comment ces communautés vont-elles vivre ensemble ? Quel type d'organisation constitutionnelle vont-elles avoir ? Il faut un système souple : des communautés très largement autonomes qui peuvent entretenir avec leurs voisins des relations particulières. À Washington, lorsque les Américains ont porté sur les fonts baptismaux un accord qui aboutit à la création de la fédération croato-musulmane, à l'intérieur de la Bosnie, il y a maintenant une fédération qui regroupe les Croates et les Musulmans. Ils ont dit que cette fédération peut se confédérer avec le pays voisin qu'est la Croatie. Au nom de quoi ne peut-on, ne doit-on pas reconnaître à l'entité serbe de Bosnie la possibilité d'avoir des relations également étroites avec la Serbie voisine ? Voilà la deuxième marge de négociations. C'était la première éclaircie.

B. Guetta : On a eu le sentiment que vous reveniez de Belgrade avec un échec.

I. Levaï : On vous voyait face à Milosevic en train de vous tapoter le genou !

A. Juppé : En ce moment, je suis en train de me gratter le coin de l'œil. Y voyez-vous une signification politique majeure ?! La diplomatie mérite qu'on aille au-delà de ces agacements ou de ces pulsions personnelles. Nous avons vu Milosevic. Nous avons vu aussi Tudjman et Izetbegovic à Budapest. J'ai constaté un blocage de tous les côtés. On ne veut pas se voir. On fixe à toute rencontre des préalables qui sont inacceptables pour le partenaire. Il n'y a pas la percée diplomatique qui est absolument indispensable si l'on veut éviter le scénario que j'évoquais tout à l'heure. À Belgrade, il y a eu peut-être une petite ouverture, qui s'est concrétisée le lendemain de notre visite par la présence à Belgrade d'une délégation de parlementaires un Parlement de Pale. Certains de ces députes sont allés à Belgrade pour dire qu'ils étaient prêts à réfléchir à l'acceptation du plan de paix.

B. Guetta : Ils se sont immédiatement fait désavouer par M. Karadzic. On a avancé ou pas ?

A. Juppé : L'avenir nous le dira. Si ces 30 députés deviennent 42, ils auront la majorité absolue au Parlement de Pale. Est-ce que ça peut provoquer un changement d'attitude la part des Bosno-Serbes ?

B. Guetta : Le plan de paix est-il toujours sur la table ?

A. Juppé : Il est évidemment sur la table. Il ne peut ne pas y avoir d'espoir. Si j'étais désespéré, je ne ferais pas mon métier. J'ai de l'espoir. Je veux continuer à me battre. J'ai voulu simplement prévenir du risque qui menaçait à l'heure actuelle la communauté internationale et l'Europe. Ce risque est important : il faut cesser les doubles langages, il faut cesser d'influencer tel ou tel belligérant à la bataille, il faut réaffirmer que seule la négociation sur la base d'un plan de paix disponible, en l'amendant, permet d'éviter la conflagration.

I. Levaï : Êtes-vous sur la même ligne que F. Mitterrand et E. Balladur ?

A. Juppé : Sur la Bosnie, comme sur toutes les grandes crises internationales, il y a plusieurs lois par semaine des réunions présidées par le Premier ministre pour fixer la ligne de la diplomatie française. Ces réunions sont ensuite l'objet de concertations avec le président de la République. Dans toute cette affaire, la France a parlé depuis le début et continuera de le faire tant que j'exercerai mes fonctions d'une seule voix.

G. Courchelle : Les Européens comptent-ils convaincre un jour ou l'autre les Américains de jouer le même jeu que les Européens ? Pour l'instant, on a plutôt l'impression qu'ils ont un fort pouvoir de nuisance ?

A. Juppé : Juste un petit retour d'abord sur le terrain et la situation des Casques bleus : il va de soi que la France se coordonne très étroitement avec les autres pays contributeurs de troupes, et en particulier avec les Britanniques. Il ne s'agit pas, si on devait en arriver là, d'une décision unilatérale, elle serait bien entendu, concertée et nous y travaillons avec tous nos partenaires de l'Union européenne et les autres. En ce qui concerne l'attitude américaine, comme je vous l'ai dit, vendredi dernier, à Bruxelles, au sein du groupe de contact, nous sommes arrivés à maintenir l'unité de vue entre nous. Je ne vais pas rappeler le communiqué que nous avons publié à la suite de cette réunion mais il y a eu cohésion entre Américains, Russes et Européens. Ce qui m'inquiète, ce sont les déclarations répétées de certains responsables du nouveau Congrès américain pour qui le credo tient en trois articles de loi : levée de l'embargo sur la fourniture des armes, retrait de la FORPRONU et frappes aériennes robustes puisque c'est le mot qui est maintenant utilisé. Est-ce que ce point de vue, qui est celui de la majorité du Sénat américain, de la majorité de la Chambre des représentants, finira par prévaloir ? C'est la question que nous sommes en droit de nous poser et c'est la raison pour laquelle je n'exclus pas de nouvelles difficultés dans un avenir proche. Je continue à penser que ce scenario, que je viens de rappeler – levée de l'embargo, retrait de la FORPRONU et frappes aériennes –, est le scénario le pire. Les experts militaires de l'Alliance atlantique eux-mêmes expliquent aujourd'hui – moi je n'ai pas évidemment la compétence pour les démentir – que l'utilisation de la force aérienne compte tenu de ce qu'est la situation sur le terrain et la topographie de la Bosnie, est totalement inopérante. On ne peut pas à la fois brandir cette menace, qui pousse les belligérants à continuer la guerre, et nous dire que ça n'est pas possible. On l'a bien vu hélas à Bihac.

G. Courchelle : Les Russes ont toujours joués un rôle ambigu depuis le début du conflit dans l'ex-Yougoslavie, on a l'impression aujourd'hui qu'ils durcissent leur position et qu'ils sont de plus en plus pro-Serbes ?

A. Juppé : Tout le monde, dans les circonstances actuelles, a un peu tendance devant l'échec à durcir sa position. Je crois qu'il est absolument indispensable de maintenir les Russes dans le coup. On parle beaucoup des efforts de la diplomatie française tout au long de l'année et demi qui vient de s'écouler, sur quoi ont porté ces efforts ? Je ne vais pas refaire l'histoire, je voudrais simplement rappeler deux faits qui me paraissent tout à fait décisifs. Tout d'abord Sarajevo, quand la France a dit aux États-Unis, on ne peut pas continuer à tolérer le bombardement de Sarajevo, il faut lancer un ultimatum et l'Alliance atlantique doit s'impliquer dans cet ultimatum, ça a changé la face des choses et le cours de l'histoire pendant quelques mois. Et c'est vrai que Sarajevo, pendant six mois, n'a plus vécu le martyr que cette ville vivait auparavant. Et la deuxième chose que nous avons faite à ce moment-là et qui était un grand succès pour la diplomatie française, c'est le groupe de contact. C'est-à-dire mettre dans le même bateau, si je puis dire, les Américains, les Russes et les Européens. Alors quelles que soient les divergences, quelles que soient les « adhérences historiques », il faut continuer à travailler ensemble parce que sinon le scénario que j'ai fait hier, un peu à mon corps défendant, risquerait de se concrétiser.

I. Levaï : Même dans ce cas-là ?

A. Juppé : Bien entendu. Il y a une cour d'assise, elle a jugé en toute indépendance et je ne porterai certainement pas, en ce qui me concerne, d'appréciation sur la décision qu'elle a prise. Je vous rappelle que l'un des prévenus a été condamné à la perpétuité, et l'autre à dix ans de réclusion criminelle. Un troisième a été relâché. C'est la justice qui a pris cette décision et je n'ai rien à en dire, naturellement.

B. Guetta : Les violences continuent en Algérie, on n'entend plus la France, en entend en revanche des Français mourir. Qu'est-ce qu'on fait ?

A. Juppé : La France continue à dire ce qu'elle a toujours dit sur l'Algérie et que je voudrais rappeler parce que son message est clair. La première chose qu'elle dit, c'est qu'il ne lui appartient pas de régler la crise algérienne à la place des Algériens. J'entends quand même un petit peu partout, dans la presse française ou ailleurs, en permanence des admonestations sur le thème mais que fait la France. Si l'on suivait ce type de raisonnement, il nous appartiendrait de nous propulser dans tous les azimuts de la planète pour régler nous-mêmes toutes les crises internationales. Ce n'est pas à la France, je le répète de régler la crise algérienne à la place des Algériens. La France dit, premièrement, notre parti c'est le parti de la démocratie et aucun autre. Ce langage, elle l'adresse aussi bien aux autorités algériennes qu'à l'opposition algérienne. En particulier à l'opposition extrémiste qui ne peut pas prétendre à avoir le soutien de la communauté internationale si elle refuse les principes de base de la démocratie, en particulier l'acceptation de l'alternance politique. Il faut donc aller vers l'expression démocratique du peuple algérien, il faut aller vers des élections. C'est la raison pour laquelle nous ne cessons de prôner, cela fait des mois et des mois que je le répète, le dialogue politique.

B. Guetta : Y compris avec le FIS ?

A. Juppé : Avec tous ceux qui laissent la Kalachnikov au vestiaire. Ce n'est pas le cas de tous les responsables du FIS. Mais avec ceux qui acceptent les principes de base de la démocratie. On ne peut pas dire qu'on va aller vers des élections et qu'une fois celles-ci tenues, c'est fini avec la démocratie. Ce n'est pas un raisonnement acceptable. Les tentatives de dialogue politique, parce qu'il y en a eu, et les appels de la communauté internationale au dialogue ont été entendus, au moins dans le principe. Ils ont pour l'instant échoué. Il y en a d'autres, parfois en Algérie, parfois à l'extérieur de l'Algérie. Nous examinons tout cela avec attention en espérant que ça pourra déboucher. La deuxième chose que nous avons dite, c'est que l'Algérie doit se réformer. L'une des raisons de cette crise et de ce drame qui nous touchent de très près pour des tas de raisons, c'est quand même l'échec de trente ans de gestion économique, de centralisme démocratique ou pas démocratique, de planification, d'industrialisation, à outrance. Tout ceci a été un fiasco. Il fallait donc que l'Algérie change son approche des problèmes économiques ; elle l'a fait. Elle l'a fait avec courage et les premiers résultats sont plutôt bons. Le FMI parle régulièrement un diagnostic sur l'évolution de la situation en Algérie et ça va dans la bonne direction. Et là, la France engagé fortement. D'abord parce qu'elle aide elle-même sur le plan bilatéral, et parce qu'elle a convaincu ses partenaires d'aider. L'Union européenne vient, il y a quelques jours à peine, de débloquer un prêt de 200 millions d'écus, c'est beaucoup d'argent, pour aider à cette transformation économique de l'Algérie. Voyez que nous ne restons pas du tout passifs.

I. Levaï : Êtes-vous bien informé sur l'Algérie ? Je vous pose cette question car nous, ne sommes pas sûrs de l'être ; 24 journalistes sont morts.

A. Juppé : Ce que je peux vous dire, et votre information recoupe la mienne, c'est que la violence est terrible et que les morts se comptent depuis un grand nombre de mois, pour ne pas dire plus d'une année, par milliers. Il y a des journalistes, il y a des étrangers. La France, hélas, a payé un lourd tribut. Il y a aussi des Algériennes et des Algériens. La confrontation est d'une extraordinaire brutalité, d'une extraordinaire violence. Voilà la raison pour laquelle nous ne cessons pas de dire que ça ne peut pas commencer comme ça et que le dialogue doit forcément déboucher sur l'organisation d'une consultation démocratique, mais d'une vraie consultation. Pas une élection qui se déroulerait dans un climat tel que sa légitimité pourrait être contestée.

I. Levaï : Si vous pouviez nous aider à nous retrouver dans toutes les définitions de l'Europe, celle qui est à cercles concentriques, celle qui est à géométrie variable.

A. Juppé : C'est tant mieux qu'il y ait beaucoup de projets. On appelle à un débat et dès qu'on débat, on dit que c'est la pagaille. Ou on ne dit rien et on nous dit qu'on n'a pas d'idées, ou bien les différents responsables de la majorité et de l'opposition d'ailleurs, expriment leurs idées et on nous dit que c'est la cacophonie. Au stade où nous en sommes, c'est-à-dire dans la période de préparation du grand rendez-vous de 1996, il est parfaitement normal, et même salutaire, qu'il y ait un choc des idées.

P. Le Marc : Quand il y a choc des idées au sein d'une formation comme le RPR, c'est quand même un peu troublant.

A. Juppé : Vous êtes trop averti de la réalité politique pour vous surprendre de tout cela. Est-ce qu'on ne sait pas, depuis bien longtemps, qu'il y a au RPR deux sensibilités sur l'Europe ?

P. Le Marc : Il y en a plusieurs, on est en pleine confusion.

A. Juppé : Non. Il y a deux grandes tendances. Ce n'est pas nouveau. Je vous renvoie au référendum sur Maastricht, il y a eu des partisans du oui et des partisans du non. Pour simplifier, je ne dirai pas, comme on le dit parfois, qu'il y a au RPR les anti-européens et les pro-européens. Je crois que tout le monde est convaincu qu'il n'y a pas de voie autre que la voie européenne pour faire en sorte que la France continue à compter, non seulement sur le continent mais dans le monde. Simplement, certains ont une conception de l'Europe – je sais que je vais peut-être choquer et surprendre mais je le dis quand même car ça permet de clarifier les choses – que je qualifierais d'Europe à l'anglaise. Une zone de libre-échange avec le minimum de transfert de souveraineté, quelque chose qui reste profondément intergouvernemental. C'est la sensibilité qu'a exprimé hier F. Borotra à sa manière, c'est-à-dire avec beaucoup de talent. Et puis il y a une autre famille au RPR, dans laquelle je me range, qui pense qu'il y a beaucoup de textes du général De Gaulle qui nous permettent de dire que nous sommes dans la continuité, qui pense qu'il faut aller plus loin et qu'il y a des transferts de souveraineté à faire. Dans un certain nombre de domaines, c'est en mettant les responsabilités en commun qu'on peut faire face aux défis du monde moderne. Voilà, pour simplifier.

P. Le Marc : E. Balladur et J. Chirac partagent votre ligne ?

A. Juppé : Naturellement puisque, il y a trois ans, nous étions ensemble pour prôner le oui à Maastricht, qu'aujourd'hui, je conduis avec A. Lamassoure, la politique européenne du gouvernement sous la responsabilité du Premier ministre. Ce serait assez curieux que je ne sois pas en harmonie avec lui. Dans les déclarations de J. Chirac, je n'ai rien vu qui me choque.

I. Levaï : Ce n'est peut-être pas choquant, mais il y en a un des deux qui lient compte de tout ce qui a été voté par référendum à Maastricht. L'autre pose une question qui apparaît résolue à l'autre famille.

A. Juppé : Vous savez très bien, sur ce point, qu'il y a des sensibilités diverses et je ne vais pas revenir sur ce que j'ai dit. Sur l'affaire de la consultation des Français, il faut là aussi être tout à fait clair. Je crois que c'était en mai 1992, je suis monté à la tribune de l'Assemblée nationale au nom du RPR et je me suis donc exprimé pour tout le monde Sur le passage à la troisième phase de l'Union économique et monétaire, j'ai alors dit qu'en France, comme ailleurs – parce que je ne vois pas pourquoi on refuserait aux Français ce qu'on donne aux Allemands ou aux Britanniques –, au moment de sauter le pas. C'est-à-dire de renoncer à la monnaie nationale pour créer une monnaie unique, il était légitime et même nécessaire que la représentation nationale s'exprime. La représentation nationale, c'est le peuple. Moi, je suis favorable, je l'ai dit et je l'ai même écrit dans les colonnes du Monde, à un débat et à un vote au Parlement français Tout le monde n'est pas d'accord, là-dessus. J'ai entendu un certain nombre de mes propres amis, un peu amnésiques, expliquer que le passage à la troisième phase serait automatique et ne devrait donner lieu à aucun débat. Je dis non : il y aura débat et il y aura vote parce que c'est une décision trop importante.

P. Le Marc : Un vote qui pourrait remettre en cause le traité de Maastricht ?

A. Juppé : Qui pourrait en tout cas nous permettre de nous prononcer sur les conditions de réalisation de la troisième phase, comme le Bundestag allemand le fera.

I. Levaï : Mais c'est un frein ?

A. Juppé : Mais pas du tout, c'est la démocratie. Admettez que la plupart des Français soient majeurs et vaccinés et qu'ils puissent s'exprimer. J. Chirac est allé un petit peu plus loin et a souhaité lui, un référendum. Ce que j'ai dit c'est qu'en 1996, nous avons un rendez-vous pour savoir ce que va devenir la grande Europe et l'Europe élargie. On va déboucher, c'est en tout cas ce que je souhaite, sur un nouveau traité, sur un nouvel acte fondateur de l'Union européenne. Là, je pense que d'une manière ou d'une autre, et avant même qu'on en vienne à la troisième phase de l'Union économique et monétaire, il serait légitime que les Français, directement, par voie de referendum, s'expriment. Vous voyez que les contradictions dont vous vous délectez ne sont pas aussi fortes qu'on veut bien le penser. Je voudrais ajouter autre chose. On a beaucoup parlé des cercles, de la géométrie variable… Il y a quelque chose qui me parait cheminer et s'imposer, petit à petit. Première idée, que tout le monde partage aujourd'hui, c'est qu'il faut continuer à élargir l'Europe. Nous ne resterons pas dans notre petit réduit, même à quinze. Il faut faire la grande Europe. C'est très important de le dire. Il y a encore quelques réticences. Vous avez observé qu'une partie du groupe UDF n'a pas voté, à l'Assemblée nationale, le traité admettant l'Autriche, la Suède et la Finlande dans l'Union européenne. Donc, premier accord. Deuxième accord, cette Europe élargie, il faudra qu'elle ait des mécanismes plus souples et tout le monde ne pourra pas tout faire en même temps, il y aura ce que j'ai appelé des solidarités renforcées entre certains États membres. Ça aussi, ça fait l'objet d'un accord. Donc, vous voyez que le paysage est en train, petit à petit, de se préciser, et qu'on va sortir progressivement et, c'est bien normal, du brouillard.

I. Levaï : Vous soutenez J. Chirac ?

A. Juppé : Je ne suis pas une girouette. J'ai choisi depuis longtemps. Je l'avais dit lors des Universités d'été des jeunes du RPR à Strasbourg en 1993. Je l'ai répété en 1994. Je l'ai redit dans les colonnes du Figaro. Je n'éprouve pas le besoin de le répéter tous les matins en arrivant au bureau, puisque c'est connu.

A. Ardisson : Comme vous êtes réaliste, qu'est-ce que ça change que J. Delors se présente ou non ?

A. Juppé : Je ne suis pas un expert en Delorisme. Je n'ai pas à choisir le candidat de l'opposition. J'ai déjà du mal à choisir celui de la majorité. Au candidat de se déclarer. Il faut avoir un peu de respect pour la démocratie et les hommes politiques. Ce ne sont pas des marionnettes. Les responsables politiques qui ont quelque chose à dire au pays, qui s'estiment en mesure de solliciter la magistrature suprême doivent pouvoir le faire Nous sommes en pays libre. Ce n'est pas à telle ou telle formation politique de disqualifier tel ou tel candidat. Si M. Delors veut être candidat, qu'il le soit ; s'il ne le veut pas, nous ferons avec d'autres. De toute façon, nous les combattrons, parce que le fond du problème, c'est que je ne veux pas d'un futur président de la République qui poursuive dans la voie du mitterrandisme ou du socialisme qui a fait ce qui a été fait depuis 14 ans. C'est ma seule certitude, avec quelques autres.

I. Levaï : Pouvez-vous nous dire si E. Balladur sera ou pas candidat ?

A. Juppé : Je souhaite que tout le monde se déclare le plus vite possible. On est à cinq mois des élections. Si tout le monde s'était déclaré, on aurait peut-être pu organiser en temps utile, en septembre dernier, les primaires qui auraient peut-être abouti à une candidature d'union. Il faut maintenant que le paysage politique se campe et qu'on sache qui veut quoi.

A. Ardisson : Tout le monde doit aller jusqu'au jour du premier tour ?

A. Juppé : Qu'est-ce que ça change ? Ce qui compte, c'est ce que les candidats jugent si leur mission est d'aller jusqu'au bout. Il n'existe aucun moyen, aucune procédure, aucune force politique qui puisse garantir l'existence du candidat unique de la majorité qu'apparemment l'électorat appelle de ses vœux. Quand bien même le RPR et l'UDF trouveraient une procédure pour arriver entre eux à une candidature d'union, je suis persuadé que le lendemain matin se dresserait un autre responsable politique qui dirait « je suis candidat quand même ». Nous avons vécu ce scénario au montent des élections européennes. Les Français sont quand même des gens un peu bizarres, ils sont des Gaulois : ils veulent l'union. Quand on la fait, ils encouragent immédiatement après la dissidence. Aux élections européennes, nous avons fait une candidature d'union RPR-UDF, avec une plate-forme commune. Quelques jours après, un autre candidat s'est déclaré. Il n'a eu de cesse de se faire reconnaître comme candidat légitime de la majorité, ce qui a été fait d'ailleurs. Il a fait un beau score. C'est exactement la même chose qui-se passera aux présidentielles. D'où la conclusion que j'en tire : il faut une règle du jeu. Je viens d'écrire à F. Bayrou pour lui proposer de mettre en place un comité national pour la victoire du candidat de la majorité à l'élection présidentielle. J'ai de même écrit à tous nos responsables départementaux pour qu'ils mettent en place les mêmes comités. Le rôle de ces comités est de faire respecter cette règle du jeu qui tient en deux articles : il faut cesser de s'agresser les uns les autres tout de suite ; il faut prendre l'engagement solennel, écrit, aux yeux des Français, qu'au deuxième tour, quel que soit le candidat arrivé en tête au premier tour. On soutiendra loyalement le champion de la majorité.

I. Levaï : Pourquoi ne pas écrire seulement à E. Balladur et J. Chirac ?

A. Juppé : N'oublions pas l'UDF. Il y aura sans doute un candidat de l'UDF. Il y a un rassemblement au RPR avec plusieurs candidats potentiels, vous en parlez de deux, j'entends parfois parler d'un troisième, voire d'un quatrième. J'ai exprimé mon souhait à E. Balladur et J. Chirac : « parlez-vous, voyez-vous, décidez entre vous ». Mais si tout ceci n'aboutit pas, quoi qu'il arrive, il faut cette règle du jeu. J'entends tous les matins sur vos antennes ou ailleurs des responsables politiques de la majorité, des seconds couteaux, des troisièmes couteaux qui se déploient dans des critiques ou des attaques contre tel ou tel candidat dont la candidature est dénoncée comme une candidature de division. Ça doit cesser ! Si ça ne cesse pas, ça va ouvrir des plaies qui ne seront pas refermées pour le second tour de l'élection présidentielle. Là, on court un risque de mauvais report de voix. Halte au leu ! Il faut cesser de vouloir et de faire des crocs-en-jambe au partenaire. Concentrons nos efforts sur le futur adversaire, quand on le connaîtra. Essayons d'expliquer quel est l'enjeu pour la France : va-t-elle continuer avec une présidence socialiste ou bien aura-t-on une présidence qui exprime la sensibilité, les valeurs et les convictions de l'actuelle majorité ?

I. Levaï : Kinkel vous aurait fait des confidences. Delors, il y va ou il n'y va pas ?

A. Juppé : Le propre des confidences, c'est qu'on ne les répète pas le matin, à France Inter.

P. Le Marc : E. Balladur se présente comme le candidat du rassemblement. N'est-ce pas un de ses atouts ? J.-M. Le Pen le préfère à J. Chirac.

A. Juppé : E. Balladur a des atouts. J. Chirac a les siens. Ce n'est pas ce matin que nous allons décider qui gagnera l'élection présidentielle. C'est un problème pour tout le monde. Quand on est candidat aujourd'hui, il faut convaincre.

P. Le Marc : E. Balladur ne convainc-t-il pas mieux que J. Chirac ?

A. Juppé : On verra.

I. Levaï : Vous n'aimez toujours pas les sondages ?

A. Juppé : Un sondage, c'est la situation à un temps t. Demain, ce pourra être un autre sondage. J'ai la conviction qu'aujourd'hui le paysage politique n'est pas campé. On ne sait pas qui va être candidat. Selon que ce sera Delors ou Tartempion, ça peut changer les données du problème et les réactions des Français. N'essayons pas de faire voter les Français par anticipation, alors qu'ils ne savent pas qui leur demande quoi. C'est pour ça que je dis que les sondages n'ont aucune signification. Ou bien, sautons carrément le pas : supprimons les élections, ça fera des économies et demandons à la SOFRES, à BVA, à l'IFOP et quelques autres de constituer un consortium et de nous dire : « voilà celui que les Français préfèrent ».

I. Levaï : Vous aviez voulu faire fonctionner un code de bonne conduite entre V. Giscard d'Estaing et J. Chirac. On en a vu les résultats !

A. Juppé : Le code de bonne conduite, ça a marché ! Les élections législatives de 1993, c'est un exemple même du code de bonne conduite : il y avait 80 % de candidatures d'union et 20 % de primaires.

I. Levaï : Oui, mais là, il n'y a qu'un seul fauteuil.

A. Juppé : Ce n'est pas une raison pour ne pas bien se conduire !

P. Le Marc : Est-ce qu'un forfait de J. Delors ne condamne pas la majorité à une bataille implacable ?

A. Juppé : Vous voulez me faire dire que je supplie M. Delors d'être candidat pour éviter la bataille dans la majorité ?! Non. Je combattrai tout candidat socialiste avec la même détermination à expliquer que ce ne serait pas bon pour la France.

P. Le Marc : Est-ce que ça ne va pas conduire à une terrible bataille entre J. Chirac et E. Balladur ?

A. Juppé : Je ne suis pas de ceux qui passent tout leur temps à appeler de leurs vœux la candidature de J. Delors. Ça m'est indifférent. Il y a un peu de ce mouvement dans la majorité : il faut que J. Delors soit candidat parce que ça simplifiera le travail de l'un plutôt que de l'autre, parce que ça dissuadera trop de candidatures. Enfin ! C'est une curieuse façon de concevoir la démocratie ! On va maintenant demander à la majorité de choisir le candidat qui lui convient. Tout candidat socialiste me convient parce que j'ai la même appétence à essayer de démontrer que ses idées sont mauvaises.

A. Ardisson : Une recomposition politique n'est-elle pas nécessaire après la présidentielle, afin que les débats de personnes ne supplantent les débats d'idées ?

A. Juppé : Ça dépendra des résultats de l'élection présidentielle Selon le président qui sera élu, les chances ou l'intérêt d'une recomposition politique et d'une dissolution seront tout à fait différentes. Pour dire les choses plus clairement, si c'est un candidat socialiste, on voit bien l'intérêt qu'il a à dissoudre. Si c'est un candidat de la majorité, ce que je souhaite et ce pour quoi je ferai tout, je ne vois pas l'intérêt de la dissolution et de la recomposition politique. Il y a en France deux grandes familles. Chacune d'entre elles est diverse. Sur l'Europe, il arrive au RPR et à l'UDF de se cliver et d'avoir deux sensibilités. Nous avons en commun beaucoup plus de choses que ces différends sur tel ou tel sujet. Je suis très attaché au maintien de l'unité de la cohésion et de la force du rassemblement. Au-delà d'une divergence de sensibilités sur l'Europe, c'est une force politique qui représente une tradition et qui a une vision commune de l'avenir de la France. La recomposition politique, ce n'est pas du mécano. Je ne crois pas aux apprentis-sorciers qui sont en train de vous doser ça en vous disant « on va prendre un peu de RPR, d'UDF ».

A. Ardisson : Ce sont les électeurs qui font la recomposition !

A. Juppé : Ils ne l'ont pas faite aux législatives.

A. Ardisson : Ils l'ont faite aux européennes.

A. Juppé : Peut-être, parce que c'est une élection un peu particulière. On a le sentiment de pouvoir se défouler sans risques.

I. Levaï : On n'est pas allé au fond des choses sur Delors…

A. Juppé : …si Delors monte tant dans les sondages, c'est parce qu'on ne parle que de cela.

I. Levaï : Si Delors y va, beaucoup d'observateurs considèrent que c'est très bon pour Balladur ; s'il n'y va pas, c'est excellent pour Chirac. Quel est votre point de vue là-dessus ?

A. Juppé : Je suis désespéré à voir mon incapacité à vous convaincre. Mon candidat, c'est J. Chirac. Mon choix est connu, c'est J. Chirac.

I. Levaï : Vous souhaitez que J. Delors n'y aille pas.

A. Juppé : C'est autre chose. C'est votre analyse personnelle. Il faut que J. Chirac convainque les Français que ses idées sont bonnes pour la France.

P. Le Marc : Ce n'est pas tout à fait, fait ?

A. Juppé : Heureusement, parce qu'il y a quatre mois de campagne devant nous. Je n'ai pas à choisir le candidat idéal. C'est de la politique politicienne. Je ne dis pas ça de façon négative à votre égard. Je n'aime pas cette petite chimie, cette petite cuisine. Que les candidats se déclarent, et puis voilà. On fera avec et on mènera notre bataille d'idées.

P. Le Marc : Vous dites qu'il y a une différence de style entre E. Balladur et J. Chirac.

A. Juppé : Tout le monde le sait bien. Je vois bien le piège. Il est clair. Je vois bien l'objectif : c'est de me faire un palmarès en disant les bons points et les mauvais. Dès que j'aurai dit cela – je ne suis pas né de la dernière pluie – on dira « pique de M. Juppé contre untel ». Je ne veux pas le faire.

I. Levaï : Vous affirmez une différence, expliquez cette différence…

A. Juppé : Je dis c'est aux candidats de montrer leurs différences. Moi, j'ai fait mon choix, je soutiens J. Chirac parce que je pense que son projet, son style, sa façon d'être, sa manière de gouverner, me conviennent et conviennent à la France. Mais maintenant, c'est à J. Chirac de s'exprimer et de faire valoir ses qualités aux yeux des Français et je l'y aiderai. Mais ne comptez pas sur moi pour dire qu'untel et moins bon que tel autre et pour désigner les défauts que je pourrais dénoncer chez tel ou tel candidat. Pourquoi ? parce que tous cela sera immédiatement utilisé pour animer la querelle interne à la majorité. Moi, je ne veux pas être l'organisateur de cette querelle. La première conséquence de la règle du jeu que j'ai proposée, du code de bonne conduite, c'est précisément qu'on ne dit pas de mal des autres candidats de la majorité.

I. Levaï : Parmi ceux qui attendent Delors, il y a ceux qui disent, il faudra un président de la République vertueux…

A. Juppé : Vous faites une équation, vertu = Delors ?

I. Levaï : On le range parmi les candidats pas touchés par les questions de corruption…

A. Juppé : Comme beaucoup d'autres.

P. Le Marc : À l'Assemblée, on a senti un certain agacement des députés de la majorité vis-à-vis de P. Seguin. Comprenez-vous ces réactions ? Ne vont-elles pas choquer l'opinion ?

A. Juppé : Je suis très frappé de voir à quel degré de simplification on peut parfois arriver dans la présentation des choses. Je lisais ça hier à la Une d'un journal : la majorité s'oppose au plan anti-corruption du gouvernement. Permettez-moi de citer d'autres auteurs pour illustrer ma pensée. Je trouve que c'est une caricature et une simplification inacceptables. Ce n'est pas parce qu'on vous propose une avalanche de textes dont certains sont bons et d'autres moins bons qu'il faut les accepter les yeux fermés et les voter en catastrophe entre le samedi et le dimanche. C'est ce qu'a dit la majorité. Elle a dit, nous sommes tout à fait disposés, s'il le faut, à renforcer le dispositif législatif permettant de lutter contre la corruption, mais nous voulons regarder cela en détails, prendre le temps de la réflexion et voter. C'est ce que le gouvernement a parfaitement compris puisque, hier, il a été annoncé à l'Assemblée nationale que c'est finalement lundi, mardi et mercredi de la semaine prochaine que ce débat aurait lieu pour permettre à la commission compétente de regarder les textes en détail.

P. Le Marc : Ça a été une erreur de vouloir aller trop vite ?

A. Juppé : Peut-être, et même vraisemblablement. Je crois que, pour un sujet aussi complexe et qui engage à tel point l'avenir, il faut se donner le temps de la réflexion. Dans ces propositions, il y a à boire et à manger, non pas parce qu'on est pour ou contre la corruption. Je ne connais pas d'homme politique qui soit tout à fait contre. Ça me parait tout à fait évident et nous sommes prêts à faire tout ce qu'il faut pour que la loi soit claire, renforcée et la justice impitoyable. Il faut aussi bien distinguer, et c'est essentiel, l'enrichissement personnel et la corruption des hommes politiques qui méritent alors des sanctions impitoyables et vraisemblablement renforcées. Et puis, le problème du financement des partis politiques et des campagnes électorales. Quand je disais que dans ce dispositif qui a été mis sur la table après une discussion qui a été très rapide, il y avait à boire et à manger, je prends un seul exemple, l'interdiction du cumul des mandats. Je voudrais bien qu'on m'explique en quoi cette mesure a quelque chose à voir avec la corruption.

P. Le Marc : Ça n'est plus dans les projets.

A. Juppé : C'est une illustration très claire du débat qui a eu lieu. Donc, ça n'est pas que la majorité était contre le plan anti-corruption, c'est qu'elle a dit qu'il y avait un certain nombre de propositions qu'elle ne comprenait pas. Moi, je vous livre simplement le fond de ma pensée. Pourquoi interdirait-on à un responsable politique national d'être en même temps un élu local ? J'en ai fait l'expérience pendant douze ans, dans le XVIIIème arrondissement de Paris où je me suis beaucoup démené et où j'ai, je crois, fait beaucoup de choses. C'est quand on est au ras du bitume, comme l'a dit M. Levaï ou M. Meyer, qu'on comprend mieux les problèmes quotidiens des gens, les problèmes de logement, d'environnement, d'emploi. C'est en tant qu'élu local, très souvent, en tant que maire, en tant que conseiller général, qu'on peut y apporter des réponses. Ça nourrit la démocratie et la compréhension de l'opinion publique que d'être à la fois député et responsable local.

A. Ardisson : Il se trouve que c'est plus facile d'aller du Quai d'Orsay à la mairie du XVIIIème qu'à la mairie de Bordeaux. Pourrez-vous vous consacrer à une tâche aussi lourde que la mairie de Bordeaux ?

A. Juppé : J'ai une réponse tout à fait précise ; j'y serai samedi et dimanche.

A. Ardisson : Si vous faites campagne, c'est pour gagner. Et après ?

A. Juppé : Après, tout le temps qu'il faudra.

A. Ardisson : Et vous êtes prêt à renoncer à certaines de vos activités, et si oui, laquelle ?

A. Juppé : Bien sûr, je verrai le moment venu. D'abord, celles qu'on me proposera.

I. Levaï : Vous êtes le dauphin de J. Chaban-Delmas. C'est formidable, vous êtes l'ami de J. Chirac, le ministre d'E. Balladur et le dauphin de J. Chaban-Delmas.

A. Juppé : Vous me cherchez des ennemis ? Vous m'en trouverez sans doute. Cette entreprise me passionne. Je l'ai expliqué, j'ai dit que c'était un choix du cœur et c'est la vérité. Parce que, à mon âge, j'ai envie de me retrouver un peu dans mon pays. C'est une motivation profonde. Et ensuite, parce que cette ville est belle, qu'elle a des difficultés aujourd'hui mais qu'elle a des atouts considérables et qu'avec une équipe renouvelée, élargie, parce que j'espère être à Bordeaux le candidat de toutes les forces qui veulent la rénovation et le nouveau souffle, je crois qu'on peut y faire beaucoup de choses. J'ai envie de consacrer les dix ou quinze ans de ma vie qui viennent à cette tâche. J'y mettrai le temps et l'énergie nécessaire. Vous me connaissez un petit peu : lorsque je prends des responsabilités, je n'ai pas l'habitude de ne pas les assumer. Ça me conduira peut-être à des arbitrages difficiles mais faites-moi le crédit de penser que j'y ai réfléchi avant.

I. Levaï : Merci A. Juppé. On a vu que vous occupiez parfaitement de votre ministère, qui vous aviez du temps à consacrer au RPR aussi et vous regardez du côté de Bordeaux. Vous êtes un gaulliste et un radical. On a entendu des propos radicaux d'A. Juppé pendant cette heure et demie. Merci de les avoir tenus.