Déclaration de M. Philippe Séguin, président de l'Assemblée nationale, sur les valeurs républicaines, la laïcité, l'islam et l'intégrisme, à Paris le 20 janvier 1994.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Convention de l'Association "Entreprendre ensemble", Paris le 20 janvier 1994

Texte intégral

Monsieur le Président, 
Madame le Délégué général, 
Mesdames et Messieurs,

Je me félicite tout particulièrement de cette rencontre qui intervient, au terme de la première convention Entreprendre ensemble, à un moment décisif pour le processus d'intégration et le fragile équilibre de la société française. Aucun d'entre nous ne peut douter que notre Histoire est à un tournant. Aucun d'entre nous ne peut douter que la réponse aux bouleversements qui menacent d'emporter la cohésion nationale doit être collective.

C'est pourquoi je suis à la fois heureux et fier de vous recevoir dans cet hôtel Lassay qui est, par excellence, La Maison de tous les Français, la Maison de tous les citoyens.

Au-delà même du succès économique et financier de votre démarche, je tiens à saluer le témoignage que porte votre combat. Témoignage de ce que nulle fatalité ne condamne les valeurs républicaines, ni la laïcité. Témoignage de ce que l'islam n'a pas vocation à être associé à l'intégrisme. Témoignage enfin de l'enrichissement mutuel et du dialogue que doit continuer à entretenir la France avec l'ensemble des cultures, et notamment avec le monde arabe.

I. – De la République et de l'intégration

L'actuelle crise des valeurs n'est pas l'apanage de la France. L'ensemble des nations libres voient leur cohésion mise à mal par le lent mais redoutable travail de sape que représentent deux décennies de difficultés économiques, avec leur terrible cortège de chômage, d'exclusion, de destruction des territoires et des hommes.

À l'échelle du monde, la chute du mur de Berlin et la fin du soviétisme, une fois passée, l'euphorie initiale, ont libéré des haines ancestrales et des conflits ethniques, religieux, nationaux que la chape de plomb du communisme avait artificiellement contenus. C'est dire qu'au moment où s'estompent les frontières entre les problèmes internes et les relations entre États, il dépend plus que jamais de chacun d'entre nous, citoyen ou homme d'État, que cette nouvelle donne se traduise par des chances pour la paix, la prospérité et la solidarité entre les hommes, ou qu'elle nous entraîne vers un nouveau temps de troubles, un nouveau Moyen Âge pour reprendre les images réductrices des auteurs à la mode.

Mais cette crise prend en France une dimension plus profonde et ample dans la mesure où l'idée républicaine est chez nous consubstantielle à l'État et à la Nation. C'est dire aussi que la crise que nous connaissons est culturelle et morale, avant même d'être économique. Des émeutes urbaines à la désagrégation de notre système éducatif, du blocage de la protection sociale à la montée du sentiment d'insécurité, de l'éclatement des familles à la multiplication des quartiers en déshérence, nous rencontrons une même perte des valeurs. Les repères traditionnels s'effondrent sans être remplacés, livrant des pans entiers de notre société à l'anomie, c'est-à-dire la jungle, ou à la propagande, c'est-à-dire l'intégrisme.

Face à cette dérive, la République représente notre meilleure réponse. La République, c'est-à-dire la volonté d'un peuple d'agir sur son histoire, la volonté des citoyens de peser sur leur destin collectif. L'égalité des chances, la juste récompense du mérite et de la vertu, la laïcité, tels me semblent les principes qui permettront de ressouder notre société et de conjuguer les tensions sociales et communalistes qui la minent.

Le contrat social républicain est plus moderne que jamais. Il s'appuie à la fois sur la responsabilité des citoyens et sur le rôle de l'État. La République réalise l'intégration individuellement par la citoyenneté, au-delà des communautés ou des principautés. Et c'est précisément en cela que votre mouvement, qui place au centre du processus d'intégration des citoyens, est profondément républicain.

Mais les grands principes républicains, au premier rang desquels figure la laïcité, ne sont pas des momies ou des vérités révélées. Ils doivent être modernisés, adaptés aux circonstances historiques ; ils doivent surtout être portés et entretenus, par ceux qui en sont les gardiens et les détenteurs ultimes, je veux dire les citoyens. Votre convention, de ce point de vue, a fait résolument le pari d'être à l'avant-garde, en s'engageant sur ces deux questions déterminantes que sont l'intégration et la solidarité.

Avec l'École républicaine, la famille représente une institution essentielle pour l'égalité des chances et la mobilité sociale, une institution qui doit par conséquent être préservée et confortée. Il est de ce point de vue très significatif que l'éclatement de la cellule familiale et celui de l'école publique soient allés de pair, très significatif également que ce mouvement fasse ressentir ses effets les plus ravageurs dans les cités à l'abandon que nous avons laissé se constituer aux marges des grandes agglomérations. Je fais donc miens vos projets et vos propos concernant le rôle des femmes et de la famille dans la politique de la ville.

Dans votre action, je veux voir la preuve vivante et concrète que l'intégration peut être réussie. Je veux aussi trouver la confirmation, contre les pleureuses de toute obédience, que la politique en tant qu'ambition et volonté collectives conserve à la fois sa dignité et son efficacité pour moderniser ce pays. En matière d'intégration comme d'éducation, d'emploi comme de réforme de l'État, les idées et les moyens ne manquent pas. Seul fait défaut l'essentiel, à savoir la volonté de rompre avec une logique de déclin et de désintégration de notre société.

II. – De l'islam et de la laïcité

Parmi les valeurs républicaines, il en est une que l'on disait dépassée il y a peu et que l'on redécouvre centrale pour l'intégration, la laïcité. Une laïcité tolérante et ouverte, mais fermement ancrée dans le camp de la raison et du progrès.

Et là encore, le message que vous lancez à la société française me parait essentiel pour dissiper certains fantasmes et rétablir quelques vérités, donc cette vérité première que l'islam ne se confond pas avec l'intégrisme.

La théocratie et l'intolérance menacent toutes les religions de salut, l'islam comme le judaïsme et le christianisme, tout particulièrement dans les périodes de profond bouleversement des consciences, de cris et d'affaiblissement des États. Le judaïsme au Ve siècle avant Jésus-Christ, l'islam au XIIe siècle, la Contre-Réforme furent des périodes assez comparables de réaction théologique. Et comment oublier que c'est par Ibn Ruchd dit Averroès et par Maimonide, c'est-à-dire des penseurs arabes et juifs, que l'essentiel de la philosophie grecque fut transmis à l'Europe et que se produisit l'extraordinaire essor intellectuel du XIIIe siècle ?

Aujourd'hui de nouveau, nous assistons à des mouvements fondamentalistes qui touchent aussi bien l'islam que le judaïsme ou le catholicisme. Prenons donc garde de ne pas associer à l'une de ces grandes religions une image archaïque et théocratique.

Toutes trois ont vocation à participer de la modernité et à coexister dans les sociétés démocratiques sous deux conditions : le respect des lois de la République d'une part, la reconnaissance du principe de la laïcité d'autre part, principe de laïcité qui est beaucoup plus qu'une obligation légale, un mode d'exercice de la citoyenneté fondé sur la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel.

C'est précisément en cela que l'enjeu de la réflexion engagée par Entreprendre ensemble excède largement nos frontières. De l'Algérie aux Républiques issues de l'empire soviétique en passant par l'ex-Yougoslavie, les violences et les haines se propagent rapidement, qui exaltent les sentiments nationalistes et religieux. Oppression des minorités, guerres civiles, conflits interétatiques, l'Europe et le monde redécouvrent, en lieu et place des dividendes de la paix imprudemment promise, une histoire qui est de nouveau en marche et qui reste sanglante.

L'après-guerre froide oscille entre la dynamique de la violence et les progrès de la paix, et il dépend des hommes de notre temps que le balancier se fixe vers le chaos yougoslave ou somalien, ou bien vers les progrès de la paix, que nous voyons poindre en Afrique du Sud ou au Moyen-Orient.

Dans cette conjoncture si délicate, je crois profondément que le message universel et les valeurs dont la France est porteuse peuvent contribuer à désarmer progressivement l'explosion anarchique des peurs, des replis et des violences. La réussite de l'intégration, l'implantation de l'islam dans un État et une société laïque constituent des enjeux décisifs pour l'avenir du peuple arabe et pour son entrée dans la modernité.

De ce point de vue, ainsi qu'il m'a été donné de le dire ici même, en présence de Mme Leïla Chahid, à M. Yasser Arafat, une partie considérable se joue avec l'évolution récente de la question palestinienne. Longtemps hypothèque ou alibi pour des blocages de toute nature, la situation des Palestiniens représente aujourd'hui la meilleure chance, le meilleur moteur de la paix au Moyen-Orient et de développement du monde arabe, précisément parce que ce peuple moderne est acquis aux valeurs de la laïcité.

Des pays du Maghreb jusqu'à la Palestine en passant par la Bosnie, sans oublier l'Allemagne confrontée à la crise de son modèle de la nationalité, le retentissement de votre initiative peut donc être considérable, comme en attentent d'ailleurs le nombre et la qualité des participants à cette convention. À vous, donc, de vous montrer à la hauteur des objectifs et des ambitions que vous vous êtes donnés et qui ne sont pas minces.

Ernest Renan écrivit dans La Réforme intellectuelle et morale, que "l'on aura beau dire, le monde sans la France serait aussi défectueux qu'il le serait si la France était le monde entier. Un plat de sel n'est rien, mais un plat sans sel est bien fade". Eh bien, je compte sur vous pour continuer à être, sur le sol de France, le sel de la France.