Texte intégral
Croquis d'Europe, par Bernard Kouchner
Grand oral
Les commissaires européens désignés par les États se sont vu attribuer leurs fonctions en un temps record. Le président Santer savait qu'on le jugerait à sa détermination. Prochaine épreuve, inspirée d'un vieux souci de sélection scolaire : chacun de ces 21 impétrants passera un ou plusieurs examens devant les commissions du Parlement qui correspondent à ses attributions. Les candidats révisent, les parlementaires fourbissent leurs questions.
La procédure de ce grand oral se précise ; on demandera au candidat de remplir une fiche détaillée ; état de services, liens éventuels avec la finance. En commission, une déclaration avec la finance. En commission, une déclaration liminaire, une sorte de profession de foi sera bienvenue. Moi j'aurais sans doute à traiter des pays du tiers monde avec Joa Pinheiro, ancien ministre des Affaires étrangères du Portugal, un homme compétent et chaleureux, avec Manuel Marin, l'Espagnol qui a fait ses preuves, et avec Emma Bonimo, radicale italienne pour l'humanitaire d'urgence. Les questions du président de des membres de la Commission tenteront de cerner la conviction, de traquer le mensonge. En somme, si, face à la Commission du développement du tiers monde, il sera recalé ! Un seul point me semble vraiment positif : l'audition, à la manière des hearings américains, sera publique. Après l'audience, le public, les ONG et les éternels groupes de pression, seront priés d'évacuer la salle. La commission rendra un verdict à huit clos : acquitté, condamné, bénéfice du doute… Chaque président de commission présentera un rapport au président du Parlement, Klaus Hensche. Et le vote définitif sur les candidatures aura lieu en séance plénière. Ainsi s'affirme le député de base, dans le doute et le questionnaire face à un commissaire qui seul contre tous aura forcément, le beau rôle.
Je connais le calibre des commissaires français, Édith Cresson, ancien Premier ministre, et Yves Thibault de Silguy. Ils n'auront pas de mal à passer l'oral. Je connais Manuel Marin, Van den Brooke et les autres, ils se sortiront mieux de cette épreuve.
Au lieu de jouer au chat et à la souris avec ces candidats, ne pourrions-nous pas évoquer les thèmes qui rendraient l'Europe plus charnelle, répondant ainsi autrement que par le mutisme au document CDU-CSU. L'axe franco-allemand existe-t-il encore ? Peut-on élargir l'Europe rapidement aux pays de l'Est sans tuer au moins la politique agricole commune et peut-être l'Union ? L'Espagne doit figurer dans le noyau dur de l'économie. Le veut-elle ? Les Anglais doivent figurer dans l'armée européenne. Est-ce possible ? Les Français se taisent. Si l'Europe va mal dans le cœur des utopistes, c'est qu'on la complique, la ramifie, la chafouine. Au lieu de s'atteler ensemble à la popularisation et à la réalisation des grands desseins de ce rassemblement d'États rétifs ; une politique extérieure des droits de l'homme, l'armée commune qui la rendrait crédible, l'Europe sociale dont on aura besoin, les lignes des protections et le tracé du chemin vers la monnaie unique…
Des observateurs au Rwanda
Le commissaire Van den Brooke, répondant à nos questions, annonce que l'Union va envoyer 52 observateurs au Rwanda. Enfin, je m'en réjouis. Hélas, les morts sont morts. Tentons d'éviter les suivants. Mes amis rwandais contestent fortement les rapports du HCR et d'Amnesty sur les meurtres attribués au FPR. Les observateurs européens sauront-ils trancher ? À Biarritz se rencontrent les chefs d'États d'Afrique francophone, on n'y a pas invité le Rwanda, dont le Premier ministre, un philosophe, parle un merveilleux français. C'est plus qu'une erreur, c'est une bêtise, dont on se repentira.
Des meurtres
Trop tard, comme toujours : il y aura sans doute une résolution au Parlement pour déplorer le meurtre par les Khmers rouges de trois jeunes gens qui représenterait bien la planète. Au Cambodge, la Communauté internationale a bougé, la diplomatie française en particulier : conférence et accords de Paris, les réfugiés rentrés chez eux, des élections libres, etc. Mais les troupes de l'ONU et l'attention du monde se sont retirées trop tôt. Il fallait aider l'armée cambodgienne à éradiquer la terreur khmère rouge. C'était une besogne de salubrité mondiale et une belle aventure pour les soldats des droits de l'homme.
Je lis le livre de Maurice Szafran consacré à Simone Veil. Ce récit d'un malheur est, si j'ose le dire, un bonheur. On voudrait en savoir plus sur la militante européenne, mais on suit un destin.
11 novembre 1994
Croquis d'Europe, par Bernard Kouchner
Impérialisme ou subsidiarité ?
Pénible, cette impression de coupure entre le Parlement et les centres de décisions de l'Europe. Les sentiments d'abandon, de lassitude, de colère alternent. Ainsi, à la Commission des affaires étrangères où, prié pour la deuxième fois de venir s'expliquer, Klaus Kinkel, ministre des Affaires étrangères de le présidence allemande, avait envoyé une doublure qui se fit huer. Ainsi, l'idée de Jacques Delors de soutenir une politique de grands travaux européens d'un emprunt conséquent s'est-elle envolée : pas d'emprunt et très peu de travaux, donc peu de créations d'emplois. Ainsi l'abandon du plan acier, ainsi le recul sur l'harmonisation de la TVA. Dans les couloirs et les salles de réunions, les députés échangent des propos amers sur la distance décidément trop imposante entre le législatif et ce Conseil des ministres inaccessible et hautain qui assène trop de coups dans l'arc-en-ciel européen. Comme cette décision française de geler l'aide budgétaire européenne au nouveau gouvernement du Rwanda. La position française, rageuse et volontariste, isole les hommes de Kigali, retarde et bientôt interdira l'hypothétique réconciliation nationale. Est-ce cela que souhaitent ensemble le Quai d'Orsay et l'Élysée : pousser les Tutsis au pire, encourager les inévitables actes de représailles et de revanche ?
Les députés admettent mal que leurs conclusions, après des voyages multiples sur place auprès des centaines de milliers de réfugiés qu'il faut assister, des dizaines de milliers d'orphelins qu'il faut protéger, soient battues en brèche par une pression française que la politique explique et que la morale réprouve. Tous les experts, les humanitaires, les parlementaires l'affirment : il faut aider le gouvernement de Kigali, envoyer des générateurs, des machines à écrire et des techniciens ; seule manière de sauver les vies des rescapés du génocide. Des solutions furent votées en ce sens à la presque-unanimité des élus de l'Europe. La voix d'un gouvernement s'élève pour protéger ses intérêts, ses rêves passés et ses erreurs présentes, et toute l'Europe se couche. On appelait cela l'impérialisme. Est-ce le nom ancien de la subsidiarité ? Oui, parfois elle est pénible cette impression d'inutilité du parlementaire. Il faudra organiser la colère.
Le quiproquo humanitaire
Devant les désastres humains récents que la politique n'a pas su éviter, qu'elle a provoqués, il est de bon ton, dans l'impuissance générale, de critiquer l'humanitaire. À ces détracteurs, dont certains sont sincères, rappelons quelques évidences, surtout à propos du Rwanda où, ayant accepté le génocide, la communauté internationale, et surtout l'Europe, a soigné le choléra. L'humanitaire arrive toujours trop tard, dans l'urgence des catastrophes. Il ne remplace pas la politique, il l'exige et devrait la contraindre comme il a finalement réussi à imposer le débat politique mondial de l'ingérence ; c'est-à-dire une intervention préventive des conflits. Pas après, avant la mort ! Ceux qui favorisent l'humanitaire comme substitut de la politique ont cent fois tort. Ceux qui condamnent l'humanitaire se trompent autant et sont plus hypocrites encore. Avant le triomphe planétaire de l'humanitaire, on ne faisait rien du tout. On laissait mourir. Depuis, les politiques n'en font pas assez, exigeons qu'ils bougent. Mais ne pénalisons pas plus les victimes en tirant aussi sur les humanitaires. L'Europe humanitaire avec ECHO est très en avance sur les politiques. Soutenons-la.
L'Europe de Mantes-la-Jolie
J'étais l'autre soir à Mantes-la-Jolie, dans le quartier des peintres au Val-Fourré. Cet assemblage de tours difficiles à habiter défraya la chronique par la violence. Depuis, un conseil de quartier élu a pris les choses en mains, et des "grands frères" veillent sur les jeunes de la cité. Tout est calme et convivial. J'avais choisi cet endroit symbolique des valeurs de la citoyenneté et de l'intervention d'une ville à soi, pour soi, afin de lancer un mouvement, Réunir. Ce nom est un programme en ces temps de déchirures. Je parlais de l'Europe, des activités d'un député, de ce monsieur Hondt, qui fait distribuer des points à chaque groupe, etc. Je voyais la perplexité sur les visages. Ils me plaignaient. J'ai compris : c'étaient eux qui bâtissaient l'Europe que j'aime, oui, eux, ceux du Val-Fourré ! Au fait, vous savez qui est ce monsieur Hondt ? Un drôle de type. Je vous en parlerai la prochaine fois, et du livre de Jacques Delors que je reçois aujourd'hui.
11 novembre 1994
Croquis d'Europe, par Bernard Kouchner
Un appel d'air
À Strasbourg, les députés, harassés, se séparent en fonction des hôtels les plus calmes confortables, situés près du Parlement ; les autres, plus petits qui permettent aux noctambules de s'attarder dans les cafés de la "Petite France", le vieux quartier. En sortant tard du Parlement, on a envie de respirer plus largement, de boire un verre, de parler sans excès mais avec passion. Pour construire l'Europe, il faut s'y sentir bien. Et d'abord aménager son temps, apprivoiser les heures. Du calme, parlementaires, l'avenir est à vous.
Nous avons voté sur les "additifs autres que les colorants". Sans mésestimer l'importance du sujet, je vous avoue, n'étant pas spécialiste, que le débat était difficile à suivre. Nous avons voté sur une position commune concernant le "niveau sonore tolérable pour les engins de terrassement". Concept plus simple : si vous n'avez plus les oreilles cassées et la tête farcie par le marteau piqueur à l'œuvre sous vos fenêtres, vous le devez à l'Union européenne. Nous avons aussi entendu un rapport sur les énergies nouvelles et sur la biomédecine, qu'Alain Pompidou a bien défendu, annonçant un effort vers les nouvelles thérapeutiques et la prévention.
Ça va vite. Au moment des votes, les députés convergent en hâte vers l'hémicycle qui se trouve quasi plein pour ces décisions. Mais le calendrier des réunions transforme les élus en automates spasmodiques. Il arrive que deux ou trois séances soient programmées à la même heure, et parfois au même lieu. Je vous livre quelques-unes des appellations de ces amoncellements soudains : commissions, groupes politiques, séances plénières, commission des présidents, réunion des coordinateurs, urgences, questions au Conseil, question à la Commission, visites de délégations, inter-groupes, etc., etc. Vous aurez sans doute réalisé qu'un groupe peut en cacher un autre. Certains députés respirent un grand coup, disparaissent brusquement, se précipitent dans leur bureau, et ressortent en tenue de jogging, jaillissent vers l'extérieur, vers la délivrance des bords de l'Ill. J'en suis.
Arrêtons tout, respirons.
Et puis brusquement, en fin de journée mercredi : miracle. À la réunion du groupe socialiste, Maartje Van Putten, une hollandaise, que j'aime bien, lève la main et déclenche le vacarme. Plusieurs députés la soutiennent. Nous sommes dans une maison de fous. Il faut arrêter un mois et réfléchir.
On ne peut pas faire l'Europe comme ça, nous construisons un asile d'aliéné.
Promenons-nous un mois en montagne. Regardons le ciel.
Appliquons, sur les pauvres députés notre propre décision sur la protection des animaux.
C'était pire avant, dit un ancien, que les nouveaux nous fassent confiance, vous vous en remettrez.
Confiance ! Vous avez vu l'état de l'Europe ?
Ce grand déballage fut un appel d'air.
L'abandon. Pour les grandes questions : le Rwanda où la position française est de plus en plus critiquée. En Bosnie, les consignes des partis politiques tiennent mal. Devant la décision de Washington de retirer ses bateaux de l'Adriatique, la gauche s'est raidie. Bien sûr, tout le monde regrette et craint la rupture du front de contact. Mais, pendant ce temps, les Serbes assiègent Bihac. La ville va-t-elle tomber ? Les étiquettes se sont froissées dans tous les groupes. Nous avons tenté une résolution commune tiède. Il y a eu dans chaque groupe des séances houleuses. Les attachements historiques surgissaient à nouveau dans cette Union créée pour éviter les retours des grands massacres d'hier. Les déchirures atteignaient une gauche que la boussole antiaméricaine égare encore, des Verts que leur pacifisme meurtrit, une droite que la crainte de faire courir un danger supplémentaire aux Casques bleus rendait prudente. Tout le monde regrettait que la décision américaine, pourtant prévisible ait été brutale. Tous savaient qu'il s'agissait seulement d'un avertissement. Les lendemains de Bihac seront cruels. L'Europe s'étiole de la mort lente de Sarajevo. Qu'on l'accepte ou qu'on la critique, la décision américaine nous place au pied du mur. Allons-nous, plus lentement, par impuissance accepter que les Bosniaques meurent plus vite ?
9 décembre 1994
Croquis d'Europe, par Bernard Kouchner
La pantalonnade de Budapest
Jacques Delors est toujours prêt à batailler pour ses convictions, à se mettre en colère si on les attaque ou s'il croit qu'on l'agresse. Il a la conscience nette et la confiance rétive.
À Bruxelles, comme à Paris, il est devenu la référence, l'oracle et le recours. Je plains son successeur. Faudra-t-il plaindre aussi, en France, son prédécesseur ? L'Europe est fière de Delors. Il draine à ce point l'attention qu'il confère une dimension à ses adversaires. Ce fut évident lors du débat sur l'emploi.
L'Union européenne est riche en termes économiques mais elle est pauvre en emplois : notre échec est social. "Sur 10 millions d'emplois créés, 3 millions seulement ont été attribués". C'est le commissaire aux Affaires sociales, Padraig Flynn, qui s'exprime ainsi à propos du plan d'action pour l'emploi soumis au sommet d'Essen. Ken Coastes a parlé du "13e État membre : celui de l'exclusion : 7 744 000 personnes qui chôment depuis plus d'un an en Europe, autant d'habitants que le nouveau venu, l'Autriche".
Dans le débat sur l'emploi qui suivit, chacun a souhaité que soit banni le chômage de longue durée, celui des femmes et des jeunes, tous ont appelé de leurs vœux la relance du secteur public, les transports, l'énergie, les communications, tous ont souhaité la création d'un modèle social européen qui passe par la réduction du temps de travail, tout en maintenant une protection sociale qui constitue la plus forte des identifications européennes. Est-ce possible ?
Tous les visages se tournaient, lors du débat, vers Jacques Delors, comme vers le prophète de cette nouvelle croyance. La densité de cette attente ne semblait pas lui tourner la tête, pas plus, semble-t-il, que la présidentielle française ! Va-t-il nous trahir et se dérober ? S'il renonce, lui qui connait la France vue de l'extérieur, lui qui sait la réalité des autres pays, c'est qu‘il juge impossibles les réformes nécessaires. Puissance des réseaux et des lobbies. En ces temps de corruption et de doute sur la politique, il est pourtant capable de tirer le débat vers le haut. S'il ne se présente pas, ce ne sera pas seulement un désastre pour la gauche, mais une catastrophe pour la France, qui sombrera dans le marasme, quelles que soit la valeur des candidats restants.
C'est un militant : un vrai gentil, mais un faux calme. Pourquoi se tait-on lorsqu'il parle ? Parce qu'il croit à ce qu'il dit, lorsqu'il décrit le "chômage massif qui brise le lien social et détruit la cohésion". Saluant la compétitivité comme le facteur essentiel de la création d'emplois, Jacques Delors affirme qu'il présentera à Essen des propositions fermes pour renforcer la dynamique des 12 millions de PME, et le démarrage des grands travaux.
"L'Europe devait apporter à l'avenir des éléments essentiels : la lutte contre l'exclusion et la défense des droits de l'homme. Nous avons échoué devant la purification en Bosnie et cela nous sera compté. L'Europe au moins doit exister pour la création d'emplois". C'est encore Delors qui parle.
Le spectacle du déshonneur se prolonge. Personne, même parmi les plus critiques, n'aurait imaginé la pantalonnade que fut cette réunion de la CSE à Budapest. On peut certes se "consoler" en rappelant que personne ne connaît cette organisation, ni la signification de son sigle. Sachez qu'elle est censée assurer la sécurité en Europe !
Le président Izetbegovic lança un appel désespéré. On lui répondit par un silence gêné. La France s'estima vexée Le chancelier Kohl prononça quelques mots qui lui seront comptés.
Que peut-on faire ? Doit-on se contenter de dénoncer, de hurler, de s'indigner sachant que la communauté internationale n'en bougera certainement pas pour autant et qu'on ne protégera pas les victimes ? Une telle agitation nous donne bonne conscience à nous qui ne risquons rien : ce sont les Bosniaques qui meurent. Doit-on, pour la suite des temps, pour le principe, prolonger leur agonie de notre résistance verbale ? Ou bien toute honte bue et conscients de notre indignité, doit-on souhaiter une mauvaise paix afin que les Musulmans d'Europe ne meurent plus et qu'à partir de cette halte on puisse rebondir ? C'est l'enjeu, c'est le cruel choix auquel je ne me résous pas.
Mercredi après-midi à 18 heures, à Strasbourg, les députés européens de notre intergroupe, qui s'appelle Forum européen pour la prévention active des conflits, écouterons Marek Edelman, le commandant de la révolte du ghetto de Varsovie. Il viendra dire son indignation. Eux aussi, ils appelaient et personne n'est venu.
16 décembre 1994
Croquis d'Europe, par Bernard Kouchner
La dernière séance
Kohl et Delors : deux styles différents pour une admiration mutuelle. Le chancelier Kohl est assis au banc du conseil, face au président Delors, au pupitre de la commission. Peut-on imaginer hommes plus dissemblables ? Lorsque l'un parle, l'autre écoute avec plus que de l'attention : un respect, une connivence.
Kohl passerait pour obèse s'il n'était pas géant : près de deux mètres, mais pas une pyramide, un baril. À ses côtés, tout rapetisse. Il est venu saluer le Parlement européen à la fin des six mois de présidence allemande, une période qui n'aura pas laissé un grand souvenir : plan social réduit, échec reconnu en Bosnie.
Avant l'arrivée du chancelier d'Allemagne, nous avions distribué des petites pancartes : Sarajevo – 1 000 jours de honte. Nous les brandîmes, debout au moment du beau texte de Klaus Hansche qu'il vint lire à la tribune du Parlement. Si certains se levèrent dans toutes les travées, d'autres restèrent ostensiblement assis.
Kohl lit un texte banal, dans lequel il se félicite du sommet d'Essen et trouve que l'élargissement de l'Europe s'annonce bien. C'est barbant. On devrait interdire la lecture des textes. Les députés s'ennuient ou s'endorment. Couplet final pour saluer l'œuvre de Jacques Delors après dix ans d'obstination. Les parlementaires se réveillent et applaudissent. Delors se lève. Il n'a pas de texte. Il improvise, résume Essen, ses avancées et ses insuffisances, il s'enflamme, il parle Europe, il a du cœur. Il est l'Europe. Quel dommage qu'il ait renoncé ! Je suis sûr qu'il aurait gagné, il aurait suscité l'élan nécessaire, indispensable. La France n'attend que le signal pour se bouger. Après tant de léthargie : les membres s'ankylosent, il faut se remuer. Je vais voir Jacques Delors à son banc. Il me dit : "Je t'expliquerai. Ce n'était pas possible". Je réponds : "Mais si. Tout le monde se serait levé pour toi". La gauche a eu deux candidats qu'elle ne méritait pas. Elle les a détruits. Elle aura maintenant le candidat qu'elle mérite !
Le travail du Parlement pèche par excès. Pendant la séance plénière, il y a toujours des réunions de groupe, de travail, des rencontres. Les députés se lèvent et quittent la salle. Kohl s'en offusque. Il contourne les questions acerbes sur la présidence allemande. Il se dresse, pachydermique et mobile à la fois, il montre la salle du doigt ! "Assez avec votre europessimisme. Je me bats pour l'Europe depuis quatorze ans. Et si je suis réélu, c'est parce que j'insiste. Vous critiquez l'Europe et vous n'êtes pas un député sur cinq en séance. Votre europessimisme vient de votre absentéisme". Parlant sans notes, il est devenu vivant et drôle. Mais hélas, le fond du débat n'est pas abordé.
C'est vrai que le Parlement fonctionne mal. Dans le privé, nous serions tous virés. Il faut confier la gestion du temps à un cabinet d'audit ou à une commission de cinq parlementaires. Ils nous feront des propositions. On ne peut pas continuer comme ça. On devrait réserver les séances plénières aux débats sur les grands sujets et se donner du temps. Les intrigues nécessaires pour prendre la parole deux minutes sur la Bosnie frôlent le ridicule et laissent les députés en pleine frustration.
Silence, on tue.
"La Bosnie, c'est la revanche posthume d'Hitler". Il s'exprime clairement, Marek Edelman, le commandant de la révolte du ghetto de Varsovie. Le ton est sourd, voix de fumeur. Ce cardiologue, revenu de la mort, grille ses cigarettes l'une après l'autre.
"Nous aussi nous appelions et personne ne voulait répondre". Le vieux militant, toujours révolté, invité par notre Forum européen pour la prévention active des conflits, parlait haut et loin : "Attendez-vous au pire, l'abjection des hommes est sans limite. À la guerre, aux massacres, il faut opposer la force. Continuez votre combat, les parlementaires, contre la trahison de tous. S'il y avait plus de gens comme vous, avec vos petites pancartes brandies devant le président du Parlement, les enfants ne mourraient pas à Sarajevo…" La salle prit la parole, échanges sincères et singuliers. Un débat comme nous aimerions qu'il ait lieu en séance plénière. Questions sur la neutralité devant les massacres, sur le pacifisme devenu complicité avec les assassins, sur les positions de principe nécessaires devant un réalisme cruel et meurtrier. À propos des soldats allemands, qu'il avait tant combattus, Marek dit : "Non seulement ce serait nécessaire, mais ce serait leur honneur qu'ils s'élèvent contre la barbarie. J'ai plus confiance que vous en l'Allemagne. Les fils ne ressemblent pas aux pères".
Marek Edelman, un contemporain capital.