Interview de M. Raymond Barre, député apparenté UDF, à TF1 le 22 janvier 1995, sur les candidatures à l'élection présidentielle de 1995, l'éventualité de sa candidature, la politique de l'emploi et la stabilité en Europe.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : TF1

Texte intégral

Mlle Prieto : Bonsoir, Monsieur Raymond Barre.

Dans cette campagne où tout semble déjà jouer, vous résignez-vous à ce constat ou pensez-vous mettre un peu plus de piment dans cette campagne ?

Mme Sinclair : Bonsoir, Monsieur Barre.

Bonsoir à tous.

M. Barre : Bonsoir, Madame.

Mme Sinclair : 22 janvier – 23 avril, cela fait trois mois, pratiquement jour pour jour, il y aura l'élection présidentielle.

M. Barre : … C'est long.

Mme Sinclair : C'est ce que vous avez envie de répondre à cette jeune fille ?

M. Barre : Non. Je voulais dire simplement que rien n'est joué. Il ne s'agit pas de mettre du piquant, il s'agit de respecter la démocratie, c'est-à-dire de ne pas considérer que nous avons une simple chronique d'une élection annoncée ou que nous allons arriver à un moment décisif de la Ve République qui est l'élection présidentielle à une République des sondages et non pas une République de l'élection.

Mme Sinclair : On reviendra peut-être sur les sondages tout à l'heure mais, à propos de piment, je dirai que vous êtes devenu un peu le poil à gratter de la classe politique. Est-ce satisfaisant ou un peu frustrant ?

M. Barre : Je dois dire que cela n'est assez indifférent. Je dis ce que je pense, c'est un peu ce qui gêne, parce que je m'efforce toujours d'être d'accord avec mes arrière-pensées.

Mme Sinclair : Ce n'est pas toujours simple.

M. Barre : Ce n'est pas simple, vous avez raison.

Mme Sinclair : Deuxième micro-trottoir.

M. Lacroix : Bonsoir, Monsieur Barre.

Cela fait quelques années que vous n'avez pas eues de pouvoir politique en France. Je voudrais savoir si vous avez encore assez de punch pour faire des propositions intéressantes aux jeunes ?

M. Barre : Je souhaite que vous ayez la même activité nationale et internationale que celle que j'ai. Peut-être votre punch qui est lié à votre jeunesse résisterait tout juste aux efforts qu'il faut fournir. Jusqu'ici, je crois l'avoir démontré.

Mme Sinclair : Cela dit, c'est une question qui revient assez souvent quand on a un homme politique qui est aux affaires ou en tout cas qui a été aux affaires il y a longtemps. Et, au fond, ce qui est un peu en cause, c'est la génération qui est la vôtre. Et la question que se posent les Français souvent, c'est : faut-il pour l'élection présidentielle un père aux Français ?

M. Barre : Madame, je ne crois pas à cette thèse du père. Ce que les Français cherchent, c'est un Président de la République qui présente certaines caractéristiques. D'abord qu'il apparaisse, comme le disait le Général de Gaulle, comme l'homme qui n'est à la personne mais qui est au service de la France et des Français. Même quand il y a des hommes qui se sont présentés à partir du soutien d'un Parti politique bien déterminé, ils ont acquis très rapidement cette stature.

Il faut aussi, et les Français le souhaitent, que le Chef de l'État soit un chef de famille, c'est-à-dire celui qui est en charge de l'avenir, celui qui tient compte des difficultés et qui sait être attentif à la fois aux joies et aux épreuves. C'est cela, je crois, qui dessine l'image que l'on appelle l'image du père.

Mme Sinclair : C'est un portrait, un autoportrait ?

M. Barre : Toutes les fois que je dis quelque chose, on me demande si c'est un autoportrait. Vous ne me voyez pas en portraitisant moi-même.

Mme Sinclair : On va parler bien entendu de la campagne et je vais d'ailleurs vous demander si vous avez décidé d'y jouer un rôle, dans un instant. Auparavant, une page de publicité.

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Mme Sinclair : 7 sur 7 en compagnie de Raymond Barre.

L'évènement marquant en France cette semaine, c'est l'accélération de la campagne électorale avec l'entrée en scène très attendue du Premier ministre.

Zoom

Mais quelle semaine riche en déclarations. À droite, c'est l'évènement mais en aucun cas une surprise. Édouard Balladur est bien candidat, c'est de son bureau à Matignon qu'il en a informé la France. À Gauche, le paysage est de plus en plus brouillé.

Mme Sinclair : Raymond Barre, nous allons d'abord parler d'Édouard Balladur. Vous l'avez regardé, comment l'avez-vous trouvé ? Ému, solennel, gaullien ?

M. Barre : Je ne l'ai pas regardé, je l'ai entendu à la radio. Il était manifeste que sa déclaration comportait une certaine émotion, et je le comprends.

Mme Sinclair : Vous avez dit assez vite : « Ce n'est pas une surprise »…

M. Barre : Ce n'est pas une surprise, oui.

Mme Sinclair : Faites-vous partie de ceux qui, dès mars 1993, vous vous êtes dit : « Édouard Balladur se présentera à l'élection présidentielle » ?

M. Barre : En voyant la composition du Gouvernement, je me suis dit qu'il y avait certainement des arrière-pensées.

Mme Sinclair : Pourquoi ?

M. Barre : Parce qu'il était fait de t elle sorte qu'il préparait en quelque sorte cette coalition de partis qui était considérée par beaucoup comme nécessaire pour l'élection présidentielle.

Mme Sinclair : Pourtant, quand vous avez dû l'entendre dire : « Je ne suis pas le candidat d'un parti », vous avez dû être satisfait. Alain Peyrefitte disait dans Le Figaro l'autre jour : « Édouard Balladur a bien assimilé l'esprit fondamental de la Ve République ».

M. Barre : Il n'est pas le candidat d'un parti. Il est normal que le Premier ministre, et le Premier Ministre qu'il est, a toutes les raisons de se présenter sans avoir référence à un parti. Il n'en reste pas moins qu'il appartient à un parti, ce qui n'est nullement condamnable, que son action a été caractérisée par le soutien des partis. N'oubliez pas que nous sommes en cohabitation et que la fonction qu'il a est une fonction qu'il tient des partis qui l'ont investi. Le Président de la République l'a nommé mais il était difficile au départ qu'il ne fut point nommé. Il s'est entouré de tous les chefs de Parti et lorsque certains ont dû s'en aller, ce sont les hiérarchiques des partis qui les ont remplacés.

J'ai entendu dire que Monsieur Balladur avait déclaré que s'il était Président de la République il n'y aurait pas de chef de parti dans le Gouvernement, ce sera une déception pour beaucoup. Mais il s'agit maintenant de voir !...

Mme Sinclair : Les chiraquiens crient à la trahison de leur ami de 30 ans. À votre avis, y a-t-il eu un contrat moral entre Édouard Balladur et Jacques Chirac ? Et ce contrat aurait-il un sens ?

M. Barre : Madame, je ne veux pas intervenir dans des questions de ce genre, ce sont des choses qui relèvent du comportement moral des intéressés.

Mme Sinclair : Édouard Balladur dément aujourd'hui dans « Le Journal du Dimanche ». Il n'y a pas eu pacte.

M. Barre : Je ne crois pas qu'il appartienne à qui que ce soit d'apprécier les comportements des uns et des autres, surtout quand ils relèvent de ce qui est une conception de la loyauté.

Mme Sinclair : Néanmoins, c'est une question qui s'est posée cette semaine…

M. Barre : … C'est une question qui peut se poser mais je ne tiens pas à me mêler à ce genre de question. Que le débat pour l'élection présidentielle se tienne à un autre niveau.

Mme Sinclair : Cela dit, je vous repose ma question : Est-ce que cela aurait un sens de se partager ainsi les fonctions et de dire : « Eh bien, moi, je vais à Matignon mais, vous, vous allez à l'Élysée ». Est-ce que cela vous semblerait dans la tradition…

M. Barre : … Ce n'est pas la tradition de la Ve République mais c'est un peu la République des Partis, surtout quand il y a la cohabitation.

Mme Sinclair : La SOFRES a posé la question aux Français. On va voir qu'elle intéresse les Français.

La décision d'Édouard Balladur d'être candidat à l'élection présidentielle vous paraît-elle constituer une attitude normale ou une attitude déloyale vis-à-vis de Jacques Chirac ?

Une attitude normale : 65 %
Une attitude déloyale à l'égard de Jacques Chirac : 23 %
Sans opinion : 12 %

Chez les sympathisants RPR-UDF que vous voyez dans la colonne bleue, 70 % trouvent que c'est une attitude normale, 25 % une attitude déloyale. Il y a très peu de sans opinion, si bien que cela intéresse les Français mais néanmoins ce thème de la trahison n'a pas l'air de vraiment prendre sur l'opinion. Ils estiment que Édouard Balladur a bien le droit de se présenter à la Présidence de la République, y compris d'ailleurs dans l'électorat RPR où 62 % trouvent cette candidature normale.

M. Barre : Ne croyez-vous pas que les Français sont blasés et que, pour eux, on ne peut pas facilement associer politique et morale, politique et loyauté ?

Mme Sinclair : On va revenir sur Chirac et Balladur mais terminons, si vous vous voulez bien, le paysage. On a vu les images. Le Parti socialiste se divise une fois de plus. Vous les regardez de quel œil les trois candidats socialiste qui se présentent au suffrage de leurs camarades socialistes pour l'instant ?

M. Barre : Je ne les connais pas suffisamment pour formuler une appréciation. D'ailleurs, il ne m'appartient pas de les juger. Je dirai simplement que je regrette qu'un grand parti français, qui est un parti qui a joué un grand rôle dans la vie politique française et qui est un parti du Gouvernement, offre aujourd'hui ce spectacle.

Mme Sinclair : C'est-à-dire que les primaires à l'intérieur du parti socialiste vous trouvez cela malvenu ?

M. Barre : Que les primaires soient bienvenus, je n'y vois personnellement aucun inconvénient, mais il y a la façon.

Mme Sinclair : C'est la lutte aux couteaux.

M. Barre : Mais il y a la façon de faire les primaires.

Mme Sinclair : On va parler de vous, si vous voulez, puisque, à plusieurs reprises…

M. Barre : … Je suis à votre disposition.

Mme Sinclair : À plusieurs reprises, vous avez dit : « Je n'exclus rien ». À trois mois de l'élection, on a envie de vous demander : « Vous devez aujourd'hui savoir où vous en êtes » ou si cela vous plaît un peu d'amuser le tapis ?

M. Barre : N'utilisez pas l'expression « amuser le tapis », ce n'est pas mon caractère. IL s'agit d'une chose trop sérieuse pour que j'amuse le tapis.

Mme Sinclair : Alors, je retire mon expression.

M. Barre : Non, non, mais vous avez eu raison de la poser. On m'a posé cette question et je réponds : « C'est une affaire sérieuse ». Pour moi, l'élection à la Présidence de la République ne suscite pas la candidature pour le plaisir d'être candidat. Il peut y avoir d'autres plaisirs dans la vie. On peut envisager sa candidature lorsque, d'une part, on pense que l'on peut rendre service à son pays car, pour moi, l'élection à la Présidence de la République, ce n'est pas la conquête du Pouvoir suprême, c'est l'exercice du Pouvoir au service de la France et des Français.

Mme Sinclair : C'était un peu le discours de Jacques Delors. N'avez-vous pas le sentiment que c'est un peu risqué aujourd'hui de prendre le chemin que Jacques Delors où l'attente des Français a été un peu déçue ?

M. Barre : En politique, chacun prend ses risques. Moi, je les ai pris. Je les ai toujours pris et je considère que la preuve de la démocratie, c'est que l'on accepte d'être battu. Mais il faut dire ce que l'on pense et agir comme l'on croit devoir agir et, pour moi, ce qui compte, c'est de savoir si les Français peuvent aujourd'hui manifester leur intérêt pour une action qui corresponde à une ambition nationale, non pas en termes généraux mais sur un certain nombre d'objectifs très précis et à partir de principes bien déterminés.

Je m'interroge, je m'informe, je ne vais pas du jour au lendemain me déterminer, mais vous m'attendrez pas trop longtemps, il y a encore trois mois. Dans la deuxième semaine de février, je vous dirai quelles sont les conclusions auxquelles je suis arrivé.

Mme Sinclair : Qu'est-ce qui vous empêche d'arriver à ces conclusions ? Vous connaissez les candidats, vous connaissez les programmes, vous connaissez la situation de la France.

M. Barre : Je connais les candidats. Bien sûr, je ne vois aucune raison que ceux qui sont portés candidats ne se portent pas candidats. Ce qui m'étonne, c'est que certains veuillent demander à ceux qui sont déjà candidats de se désister ou que d'autres appellent ceux qui pourraient être candidats à ne pas se présenter.

Mme Sinclair : Vous pensez par exemple à vos amis du CDS qui, aujourd'hui, disent : « Monsieur Barre ne pourrait se présenter – ce que disait Monsieur Bayrou, aujourd'hui – que si l'essentiel était en jeu.

M. Barre : Il ne s'agit pas de savoir si l'essentiel est en jeu ou n'est pas en jeu, l'essentiel est de savoir vers quoi l'on va ? Nous pourrons revenir sur cette question si vous le désirez : il y a des problèmes d'objectifs, enfin de principes, des problèmes d'objectifs, des problèmes de méthodes. Je saurais que plus tard, il me faut encore quelque temps, pour être ou ne pas être certain mais avoir le sentiment que l'on peut avoir une réponse chez les Français.

Peut-être Monsieur Delors a-t-il porté un jugement rapide…

Mme Sinclair : … Oui, parce que lui a dit : « Je ne serai pas en mesure de gouverner comme je le souhaite ».

M. Barre : Peut-être est-il plus pessimiste qu'on devrait l'être ? Mais je ne sais pas, je respecte sa décision, comme je prendrai la mienne en toute indépendance, qu'on l'approuve ou qu'on ne l'approuve pas.

Mme Sinclair : Courant février, avez-vous dit.

M. Barre : J'ai dit : « deuxième quinzaine de février ». Vous savez, c'est long, je vous le disais tout à l'heure. Il faut avoir fait une campagne, j'en ai fait une, j'ai une certaine expérience, c'est très long. Et puis il ne s'agit pas maintenant de faire une campagne qui se traduise par une sorte de matraquage du citoyen, à la fois, par les médias ou par une présence répétée partout. Nous avons aujourd'hui le devoir de dire aux Français des choses simples.

Mme Sinclair : Cela se passerait comment ? Aujourd'hui, pardon de vous rappeler cela, mais c'est vrai que vous n'êtes pas l'homme d'un parti…

M. Barre : … Exactement.

Mme Sinclair : Vous n'avez pas de troupes. Le CDS aujourd'hui se rallie à Édouard Balladur. Raymond Barre, comment ferez-vous une campagne ?

M. Barre : Je vais vous répondre. D'abord, je n'ai pas de parti, tant mieux ! J'ai toujours veillé à ne pas non seulement être l'homme d'un parti mais à m'encombrer d'un parti. Deuxièmement, vous me dites : « Avez-vous comme le soulignent les commentateurs, un électorat ? », eh bien, je vais vous dire : « Quelqu'un qui dit : je n'exclus rien » et qui constate dans les sondages auxquels on attache tant d'importance, dans le mois qui suit, qu'il prend 15 % points favorables dans l'un et 17 % points favorables dans l'autre, cela signifie tout de même quelque chose.

Mme Sinclair : Je vois tout de même que vous vous intéressez aux sondages.

M. Barre : Non, non, je réponds à ceux qui ne parlent que de sondages. Aujourd'hui, nous vivons comme si, avec les sondages, tout était réglé. Comme je vous le disais tout à l'heure : « Ce n'est pas l'élection par les Français, c'est l'élection par les sondages ». Nous sommes en démocratie, alors, je regarde, je fais comme les autres. Pourquoi est-ce que je ne regarderais pas les sondages des autres et que je ne regarderais pas ceux qui me concernent ?

Bien sûr, les Français n'aiment pas se décider lorsqu'ils ne savent pas s'ils ont affaire à un candidat ou non, mais il y a tout de même ce qu'on appelle un préjugé que je ne qualifierai pas de favorable, – je n'oserai pas aller jusque là en ce qui me concerne –, un préjugé intéressé.

Et puis les gens qui vous soutiennent, il y en a, Madame, il y en a. Vous me donnez ce soir une occasion, je fais rarement cela, mais je voudrais profiter de cette émission pour remercier toutes celles et tous ceux qui, depuis un mois, m'écrivent en me demandant pour reprendre une formule qui m'a été dite, « cessez de ne penser qu'à la baie des fourmis que vous voyez de votre maison du Cap Ferrat et essayez de regarder un peu la France ». Eh bien, tout ce qui m'est dit est très touchant. Il se peut que cela n'aboutisse à rien, il se peut que le conditionnement médiatique ou toutes sortes d'autres procédés conduisent à faire en sorte que les suffrages ne suivent pas, mais il y a tout de même tous ces éléments et c'est ce que je veux vérifier.

Mme Sinclair : Puis-je vous poser une question personnelle : Avez-vous envie, Monsieur Barre, de vous présenter à la Présidence de la République ? Aimeriez-vous être Président de la République ou ce n'est pas votre problème ?

M. Barre : Je n'ai jamais eu le goût du pouvoir pour le pouvoir. Je vous le disais tout à l'heure : « Pour moi, le pouvoir est un service ».On peut avoir le désir d'être responsable de son pays pour le conduire à une grande ambition nationale mais, je l'ai dit aussi souvent, j'ai exercé pendant 5 ans les fonctions de Premier ministre, – Dieu sait s'il y en a qui désirent l'être –, je peux vous dire que le pouvoir est triste. Napoléon avait raison là-dessus. Le pouvoir est triste parce qu'on aurait envie de dire « oui » tout le temps et gouverner, c'est souvent dire « non » alors qu'on aurait envie de dire « oui ». C'est cela qui est la chose la plus pénible.

Je ne vous dirai pas que l'on n'a pas envie de remplir une fonction qui est une fonction exaltante mais on peut se dire dans certains cas : « Ma foi, on a déjà une vie intéressante, pourquoi aller chercher ailleurs ? ».

Mme Sinclair : Vous me direz que je saute les étapes très vite puisque vous n'avez pas lancé votre candidature et que vous n'avez pas encore gagné la Présidence de la République…

M. Barre : … Il y a beaucoup de chose, voyez-vous. C'est pour cela que je prends du temps.

Mme Sinclair : Mais on disait tout à l'heure : « Pas de troupes, pas de partis pour être candidat », j'allais dire la même chose : « Pas de troupes, pas de partis pour gouverner ». Imaginez que vous soyez élu, vous gouverneriez avec qui ? Puisque vous n'aimez guère gouverner avec les partis.

M. Barre : Quand on est élu, il y a brusquement un intérêt massif qui se porte autour de vous. Je vous dirais que s'il fallait que je gouverne, eh bien je suis sûr de trouver des hommes compétents, à qui je ne demanderai pas leur étiquette, auxquels je ne ferai pas appel parce qu'ils sont les petits marquis du microcosme mais qui soient des hommes compétents dans lesquels les Français puissent avoir confiance et qui assurent l'intégrité de l'État et l'impartialité de l'État au service de tous les Français.

Mme Sinclair : Vous voulez dire « au-delà du clivage gauche-droite », c'est-à-dire que vous trouveriez normal qu'au Gouvernement de la France cohabitent des gens étiquetés de gauche et des gens étiquetés de droite.

M. Barre : Je crois que le clivage gauche-droite est un clivage qui existe en France. C'est plus exactement la distinction entre le courant du mouvement qui porte vers la réforme et du courant de la tradition, de l'ordre qui porte vers le respect des traditions. C'est cela qu'il faut conjuguer en France. Mais il est nécessaire de surmonter les rubriques et les étiquettes et que des hommes qui sont d'accord sur les mêmes objectifs et qui sont convaincus des mêmes principes puissent travailler ensemble.

Mme Sinclair : Dans un contrat de Gouvernement ?

M. Barre : Autour d'un Président de la République dont les objectifs ont été clairement approuvés par le pays.

Mme Sinclair : Quelques mots rapides : la dissolution, c'est un sujet qui revient à l'ordre du jour. Edouard Balladur a dit qu'il n'y était pas favorable. Un certain nombre d'hommes politiques qui le soutiennent, je pense notamment à François Léotard, ont dit le contraire. Vous, êtes-vous favorable ?

M. Barre : Je crois qu'un Président ne doit jamais se lier les mains et surtout, quand il est candidat, qu'il ne se lie pas les mains. Mais, dans ce cas-là, moi, je me lierai les mains, en ce sens que je suis partisan d'une dissolution, pour deux raisons :

La première, c'est que je crois que l'Assemblée élue en 1993 ne représente pas correctement les forces politiques en France. Il y a eu une vague en 1993 qui a fait que la composition de l'Assemblée ne me paraît pas reflétée la situation politique de la France.

La deuxième, c'est que, avec une dissolution, il est possible au Président de la République et à son Gouvernement de demander une majorité au pays et de pouvoir gouverner dans la sécurité, avec un temps suffisant pour accomplir les réformes profondes qui sont indispensables et non pas pour accomplir des réformes au fil du temps. Les réformes au fil du temps, ce sont des réformes au fil de l'eau alors qu'il faut réformer.

Mme Sinclair : Nous y reviendrons tout à l'heure sur les réformes.

Jean-Marie Le Pen a jeté le trouble dans la majorité en semblant dire une préférence pour Édouard Balladur par rapport à Jacques Chirac. Avez-vous une réaction là-dessus ?

M. Barre : Monsieur Le Pen a le droit d'avoir les préférences qu'il veut. En ce qui me concerne, les propos que Monsieur Le Pen a tenus récemment me paraissent contraires à la démocratie et à la République.

Mme Sinclair : Charles Million qui est un de vos amis souhaite que l'UDF ait un candidat, il est prêt à être candidat si vous ou Valéry Giscard d'Estaing ne vous déclarez pas. Il vient de publier un livre qui s'appelle « La tentation du conservatisme » chez Belfond qui sont des réflexions sur la France de ce début de 1995 et où Charles Million part en guerre contre le conformisme bourgeois d'une société qui a peur. Il appelle implicitement à une candidature de l'UDF, êtes-vous d'accord avec lui que l'UDF devrait aujourd'hui avoir un candidat ?

M. Barre : Je ne crois pas à une candidature de l'UDF, parce qu'il n'y a pas de candidature du RPR ou une candidature de l'UDF. Le Premier ministre a raison de dire qu'un candidat ne peut pas être le candidat d'un parti, il doit garder son indépendance à l'égard des partis. Ce que Monsieur Millon veut dire, – j'ai lu son livre qui est très intéressant –, c'est que, dans l'état politique actuel, le conformisme est tel, le concert des intérêts est si assourdissant, l'action médiatique est si subtile et si bien organisée que la famille de pensées à laquelle il appartient doit se faire entendre si elle veut survivre. Alors, là, je le comprends.

Mme Sinclair : Peut-être une dernière question sur le profil politique que vous représentez en France. Vous avez longtemps incarné la sagesse…

M. Barre : … Je suis atypique, Madame.

Mme Sinclair : Oui, la sagesse, la raison, la compétence. Aujourd'hui, ce profil-là n'est-il pas incarné par Édouard Balladur ? Et, deuxième question un peu identique, sur la méthode Balladur qui est « réformer sans fracture, ni rupture », en quoi êtes-vous fondamentalement différent de ce discours-là ?

M. Barre : Madame, je vous dirai tout d'abord que, lorsque j'ai eu à exercer les fonctions de Premier ministre, on ne se rappelle peut-être pas cette période, les conséquences du premier choc pétrolier, plus le deuxième choc pétrolier, je crois avoir fait preuve non seulement de sagesse mais j'ai fait surtout preuve de détermination et il en fallait ! Et j'ai pris un certain nombre de décisions et conduit une politique avec la parfaite approbation du Président de la République, Monsieur Giscard d'Estaing, en prenant des risques, vous vous en souvenez, et je n'ai pas cédé quand il ne fallait pas céder. Alors, il ne s'agit pas simplement d'apparaître comme compétent, sage et raisonnable, il faut savoir à un certain moment décider et prendre des risques.

Mme Sinclair : Décider, avec une opinion qui suit ou quelquefois et forçant l'opinion ?

M. Barre : On n'a jamais vu, surtout dans un pays comme la France où il y a autant de sujets de mécontentement qu'il y a de citoyens, avoir un consensus absolu. Il s'agit d'expliquer aux Français les réformes qui sont indispensables. Il s'agit d'oser, il s'agit de décider et puis ensuite je crois que les Français finissent par comprendre. Cela bouge de temps à autre mais enfin la vie politique ne serait pas intéressante si elle n'était qu'un long fleuve tranquille.

Mme Sinclair : On va venir tout à l'heure au fond des choses et on va surtout venir aux images de la semaine, dans une minute, avec notamment le Japon.

À tout de suite.

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Mme Sinclair : Les images de la semaine, ce sont des immeubles éventrés, des ponts écroulés, une région dévastée, c'est Kobe, au Japon, après le terrible tremblement de terre.

Panoramique

Séisme : Soudain, la terre a tremblé. 40 secondes épouvantables, et puis le chaos. Il est 5 h 45 au Japon, dans la région d'Osaka, à Kobe, 2e port du pays et, jusque-là, l'une des 10 villes les plus riches du monde. Aujourd'hui il ne reste que ruines et désolation.

Affaires : l'affaire de la Française des Jeux rebondit et met en cause l'entourage du Président Mitterrand.

Nazis : il y a 50 ans, les alliés découvraient l'horreur en libérant les camps de la mort nazis.

Europe : M. Mitterrand : « Le nationalisme, c'est la guerre ». Il faut vaincre notre Histoire, la construction de l'Europe est le seul antidote aux nationalismes ». C'est par un message de foi en l'avenir de l'union que François Mitterrand a fait ses adieux au Parlement européen réuni à Strasbourg.

Mme Sinclair : Monsieur Raymond Barre, avant de dire un mot sur l'Europe, cette semaine, vous l'avez vu, c'est l'anniversaire de la libération d'Auschwitz, et je voudrais en profiter pour signaler le livre admirable de Jorge Semprun qui s'appelle « L'écriture ou la vie » publié chez Gallimard. Jorge Semprun a été déporté à Buchenwald. Il raconte les camps, la libération, le retour, l'impossibilité de raconter, de communiquer, d'expliquer, d'écrire le difficile retour vers la vie. C'est un peu la mémoire qui se déroule comme un serpentin en mêlant les souvenirs, et c'est magnifique.

À Strasbourg, François Mitterrand a prononcé un grand discours – vous avez entendu des extraits  en présentant les objectifs de la présidence française. Si je vous demandais ce que, dans cette campagne présidentielle, vous attendez comme discours sur l'Europe, que me diriez-vous ?

M. Barre : Trois choses : d'abord, ceux qui sont partisans de la construction de l'Europe, ne cherchent pas des protections, des alibis, qu'ils ne soient pas des européens honteux.

Je suis personnellement favorable à la construction de l'union européenne parce que c'est l'intérêt de la France. C'est parce que je suis non pas un nationaliste, mais un national, conscient que notre pays ne peut jouer son rôle qu'à travers l'Union européenne. S'il veut être entendu dans le monde.

En second lieu, appliquer le Traité de Maastricht. Trois objectifs fondamentaux : la monnaie unique – le plus tôt possible, en suivant le calendrier –, la politique étrangère et de sécurité – on s'en rend bien compte aujourd'hui avec la Tchétchénie – et la mise en place d'une politique de défense.

En troisième lieu, maintenir non seulement le dialogue entre la France et l'Allemagne, mais la confiance réciproque entre la France et l'Allemagne, parce que c'est la base de l'avenir de l'Europe, de la paix, du progrès et de la stabilité en Europe.

Mme Sinclair : Ça ne sera peut-être pas le thème essentiel de la campagne électorale où les Français ont plutôt les yeux fixés sur deux sujets, lourds en France, qui sont l'emploi et la protection sociale…

M. Barre : Permettez-moi de vous dire qu'il faut que les Français comprennent qu'il sont aujourd'hui à un tournant et qu'il y a deux grands problèmes qui se posent au pays : un problème national et un problème international.

Le problème national, c'est celui de la cohésion nationale liée aux problèmes de l'emploi, de l'exclusion et de la protection sociale. Et, en second lieu, le problème du rang, de la place, de l'influence de la France dans le monde du 21e siècle. Et c'est là que se présente l'action à travers la construction de l'Union européenne.

Ne soyons pas orientés simplement vers nos problèmes intérieurs. Il faut résoudre nos problèmes intérieurs pour que la France puisse jouer son rôle sur le plan international.

Mme Sinclair : Vous parliez tout à l'heure d'objectifs, Édouard Balladur, dans le domaine de l'emploi, en propose un, puisqu'il dit : « 1 million de chômeurs en moins dans les 5 ans qui viennent », est-ce un bon objectif et la politique qu'il met en œuvre pour y parvenir – et que l'on voit à l'œuvre depuis 1993 et dont il dit vous voyez aujourd'hui des résultats –, vous paraît-elle une bonne politique ?

M. Barre : Permettez-moi de vous dire tout d'abord, au moment où nous allons discuter de ces problèmes politiques, que j'ai beaucoup de considération pour l'action qu'a menée Monsieur Balladur.

J'ai soutenu la politique de son Gouvernement, et je lui suis gré d'abord d'avoir résisté aux pressions formidables qu'il a subies en faveur de l'autre politique et, en second lieu, d'avoir, en ce qui concerne le GATT pris une attitude qui a permis à la France de conserver la solidarité européenne et d'arriver à un résultat très intéressant dans les négociations internationales. Ceci est là.

Mme Sinclair : Son objectif et sa politique ?

M. Barre : En ce qui concerne l'emploi, je crois qu'il a fait un certain nombre de choses – la loi quinquennale notamment – qui méritent l'attention, mais il faut aller beaucoup plus loin.

Nous ne pouvons nous contenter des textes qui existent à l'heure actuelle. Je crois qu'il faut revoir totalement la politique de l'emploi.

Mme Sinclair : Comment pourriez-vous définir quelques pistes ?

M. Barre : En premier lieu, il faut attaquer sérieusement le problème des charges qui pèsent sur les entreprises et qui sont assises sur les salaires. Il faut les réduire. Il faut trouver le financement qui doit correspondre à cette diminution des charges.

Mme Sinclair : Ce financement, vous le voyez…

M. Barre : … Madame, on trouve toujours le financement une fois que l'on a décidé de le faire ! Il faut que les français sachent que si l'on veut que nos entreprises soient compétitives et ne soient pas dissuadées d'utiliser des travailleurs, il faut que le coût du travail baisse par rapport au coût du capital.

Le deuxième point, c'est la flexibilité : nous devons faire disparaître un certain nombre d'obstacles qui tiennent à la législation, aux conventions collectives, et qui sont un frein à l'embauche.

Si l'Angleterre aujourd'hui a de bons résultats en matière d'emploi, c'est parce qu'elle a su, au début des années 80, faire disparaître un certain nombre de rigidités.

Alors, je ne dis pas du tout qu'il faille envoyer le code du travail par-dessus les moulins, ni cesser la protection des travailleurs…

Mme Sinclair : … Elle a des bons résultats aujourd'hui en reprise d'emploi, mais quel désastre pour l'appareil industriel ?

M. Barre : … Attendez ! Nous parlons d'emploi. Une politique de l'emploi n'est jamais dissociable d'autres politiques. Ce sont peut-être les autres politiques qui n'ont pas été bonnes. Mais je parle de l'emploi.

Nous avons besoin de faire disparaître les rigidités qui pèsent sur le marché du travail, et, là, c'est très simple : nous pouvons utiliser un moyen qui nous avait été proposé par l'association « Entreprise et Progrès », c'est le contrat collectif d'entreprise. Il faut laisser les initiatives individuelles jouer. Il faut résoudre les problèmes dans le cadre des entreprises, des bassins d'emplois et ne pas se borner à croire qu'en faisant des lois, ou des décrets, ou des circulaires, on réglera le problème de l'emploi.

Mme Sinclair : Vous trouvez trop dirigiste la politique actuelle, si je vous comprends bien ?

M. Barre : C'est le dirigisme de l'emploi puisque l'on prend des mesures selon chaque catégorie de personnes à la recherche d'un emploi.

D'abord, on ne peut pas tout demander à l'entreprise – c'est un point très important – parce qu'on les fera succomber sous la charge. Il faut chercher d'autres gisements d'emploi. C'est une tâche qu'il faut mettre en œuvre et ne pas se borner à dire : nous allons rechercher d'autres emplois.

Je crois qu'il faut, par ailleurs, mettre en place les incitations à la reprise du travail. Le directeur de l'ANPE a dit quelque chose de très juste, à mon avis, lorsqu'il a suggéré que l'on puisse mettre des cadres en chômage à la disposition des petites et moyennes entreprises qui en ont besoin. Et lorsqu'il a fait observer très justement qu'il faudrait revoir le problème de l'indemnisation du chômage en distinguant ce qui relève de la solidarité, qui appartient à l'État, et ce qui relève de l'assurance, où chacun détermine les conditions dans lesquelles il souhaite faire face au chômage. C'est tout cela qu'il faut faire, et il faut faire cela vite.

Il faudrait qu'au début de 1996, dans les trois domaines que je viens d'indiquer, les charges, les rigidités et l'accroissement de la flexibilité, les incitations à la reprise du travail, des actions puissent être en place.

Mme Sinclair : Vous trouvez que la politique du Gouvernement, aujourd'hui, qui va, en gros, dans le sens de ce que vous dites, ne va pas assez vite ?

M. Barre : Je trouve qu'elle est modérée dans son intensité. Ce que j'ai eu l'occasion de dire : je crois que les orientations sont bonnes, ce n'est pas à la mesure du problème auquel on a à faire face.

Mme Sinclair : Vous ne parlez pas des salaires. Jacques Chirac met l'accent et souligne le décalage qu'il y a entre l'accroissement des revenus du patrimoine et la stagnation des revenus des salariés, en prenant pour appui le rapport du C.E.R.C., que vous avez lu, – du Centre des Revenus et des Coûts –.

Pour vous, faut-il faire un effort aujourd'hui sur les salaires ? Ou n'est-ce pas à l'ordre du jour, et il ne serait pas souhaitable qu'ils augmentent aujourd'hui ?

M. Barre : Madame, c'est l'affaire des entreprises. Regardez ce qui s'est passé en Allemagne : le Chancelier Kohl veut résoudre un certain nombre de problèmes à l'échelon national, mais les salaires, il les a laissés discuter par les entreprises, avec les personnels des entreprises.

Mon sentiment personnel est qu'il est tout à fait normal qu'il y ait désormais un effort supplémentaire pour les salaires. Nos entreprises vont enregistrer un certain nombre de résultats satisfaisants. Grâce aux efforts de restructuration qui ont été faits, que les salariés puissent bénéficier des fruits de la restructuration et de la reprise.

Ceci dit, il ne s'agit pas de faire des folies, parce que nous avons à faire face à la compétition internationale. Et je crois que si l'on diminue les charges, c'est-à-dire si l'on transfère les entreprises à la solidarité nationale, le financement social, cela donnera une marge de manœuvre aux entreprises. Mais c'est une affaire que relève des entreprises.

Quant au rapport des revenus du capital aux revenus du travail, Madame, c'est une question de fiscalité.

Les socialistes ont pris un certain nombre de mesures qui ont considérablement avantagé des revenus du capital. Remarquez que, ils avaient besoin d'argent parce qu'on était endettés. Mais cela ne peut pas durer ! Il est vrai, comme l'a dit un jour le Président de la République dans une formule qui est restée célèbre : « On peut gagner de l'argent en dormant ».

Il faut que l'on rétablisse les conditions de la fiscalité, de telle sorte que ceux qui travaillent, puissent gagner de l'argent. Alors qu'à l'heure actuelle, ceux qui travaillent, les entreprenants, sont ceux qui paient les impôts.

Mme Sinclair : Un mot, très vite, je suis désolée de vous presser mais les sujets sont nombreux : un mot de la protection sociale et un mot de la justice.

La protection sociale, aujourd'hui, c'est un vrai sujet de préoccupation. Le Premier Ministre insiste sur la maîtrise des dépenses de santé. Vous, vous avez dit l'augmentation de la C.S.G. est inévitable et nous « pend au nez », vous reconfirmez ce soir ?

M. Barre : Oui, écoutez, je crois qu'il faut être sérieux : le rythme actuel de l'évolution des dépenses n'est plus soutenable. La question de la réforme de la Sécurité Sociale, c'est : comment sauver le système, en répondant à deux questions : « Qui a droit à quoi et selon quels critères ? » et « qui paye et comment il paye ? ».

Mme Sinclair : Raymond Barre répond quoi, à qui paye, notamment ?

M. Barre : Écoutez, si vous me permettez, vous me dites 5 minutes.

Mme Sinclair : C'est vrai ! C'est exact. Même pas 5 minutes !

M. Barre : Si vous voulez un jour m'interroger en détail là-dessus, je vous le dirai.

Mme Sinclair : Confirmez-vous que la CSG, aujourd'hui, c'est indispensable de l'augmenter ? On n'y coupera pas ou pas ?

M. Barre : Je crois que nous serons obligés, quand on regarde les chiffres du déficit de la Sécurité Sociale, de recourir à des ressources supplémentaires. Que l'on commence – je l'ai toujours dit – par réduire les dépenses.

Mais vous allez voir ! Réduire les dépenses, ce n'est pas commode. C'est plus facile d'augmenter la CSG, et j'ai bien peur que l'on finisse par augmenter la CSG.

D'ailleurs, regardez les sondages ! Il faut toujours croire aux sondages, vous le savez ! Les sondages disent que les Français préfèrent cela.

Mme Sinclair : Un mot de la justice : vous avez fait un grand papier dans Le Monde, vendredi soir, pour dire que l'état de la justice était préoccupant. Et j'ai vu revenir votre thème de l'impartialité de l'État. C'était votre grand thème de 1998, vous nous le ressortez en 1995 ?

M. Barre : Oui, madame. Parce que si l'on s'en était soucié en 1988, beaucoup de choses ne se passeraient pas aujourd'hui.

Je constate qu'un certain nombre de thèmes, que je suis prêt à ressortir, sont, d'une part, des thèmes que j'ai déjà soutenus en 1988 et, d'autre part, sont des thèmes que je retrouve chez ceux qui, à l'époque, n'adoptaient pas ces vues. C'est très intéressant, voyez-vous !

Je ne suis pas comme Monsieur Hue…

Mme Sinclair : … qui était là la semaine dernière !...

M. Barre : … Il regrette d'être pillé. Je ne vous dirai pas que je souhaite demander des dividendes ou des droits d'auteur. Mais je suis heureux de voir qu'un certain nombre d'idées sortent maintenant. Comme quoi l'on doit toujours se réjouir, surtout quand on est professeur, d'avoir fait des disciples.

Mme Sinclair : Fin des images de la semaine : l'horrible guerre en Tchétchénie ; la ferveur pour Monseigneur Gaillot ; un pont futuriste et une grotte qui fait rêver.

Panoramique

Trésor : c'est une véritable galerie d'art préhistorique qui vienne d'être découverte dans une grotte de l'Ardèche, à la Combe d'Arc.

Promesse : attention, vertige, c'est une merveille technologique et, en plus, c'est une réussite esthétique : le pont de Normandie enjambe l'estuaire de la Seine entre Le Havre et Honfleur. Il est aussi long que les Champs-Élysées et aussi haut qu'un immeuble de 60 étages.

Furiani : L'émotion et l'écœurement au procès de Furiani.

Sermon : Le Vatican espérait réduire au silence Monseigneur Gaillot, c'est raté. L'Évêque d'Évreux révoqué n'a jamais été aussi présent dans les médias. Il souhaitait une simple réunion de famille, sa messe d'adieu dans la cathédrale d'Évreux a réuni cet après-midi quelques 50 000 fidèles et des centaines de journalistes.

Attentat : le terrorisme islamique frappe à nouveau Israël : 18 morts et plus de 60 blessés dans un double attentat à l'explosif ce matin au nord de Tel-Aviv.

Tchétchénie : Le drapeau russe flotte sur le Palais présidentiel de Grozny, le symbole de la résistance tchétchène est tombé. Mais il aura fallu plus de 3 semaines à l'armée russe, avec toute sa puissance de feu, pour prendre la capitale rebelle.

Mme Sinclair : Raymond Barre, il y avait un très bel article de Jean-François Deniau sur la Tchétchénie dans Le Monde, cette semaine, qui dénonçait, entre autre, le rôle joué par les Américains et qui disait : le rôle de l'Europe ne doit pas être celui-là. Et qui disait aussi : les objectifs, c'est moins tant de garder la Tchétchénie dans l'Empire russe, que d'essayer d'y garder les ressources pétrolières, pour Eltsine ?

M. Barre : L'affaire de la Tchétchénie est dramatique, elle est médiévale. Parce qu'on ne rase plus aujourd'hui les villes, comme cette malheureuse ville de Grozny est rasée. Ce n'est pas possible. Les gens ne disent rien. Les Chancelleries ne disent rien. Heureusement les Européens ont essayé de protester en disant qu'ils suspendaient la négociation de l'accord avec la Russie.

On a beaucoup parlé du droit d'ingérence. On peut être réservé sur le droit d'ingérence. Mais il y a des cas où il y a des atteintes à la conscience universelle, à ce moment-là s'il n'y a pas une réaction de tous les pays qui se réclament d'une certaine morale internationale, comment voulez-vous que l'on puisse avoir confiance en eux !

Mme Sinclair : Vous êtes encore confiant dans les réactions internationales face aux ingérences ?

M. Barre : Même si l'on ne peut ne pas agir, encore faut-il protester. Protester pour le principe, mais ne pas laisser – comme on le disait tout à l'heure – une espèce d’ambiguïté régner parce qu'il y a des ressources pétrolières ou tout simplement parce que les États-Unis veulent continuer à avoir un interlocuteur pour jouer le jeu des deux superpuissances, comme ils les ont joué naguère.

Mme Sinclair : Raymond Barre, pour terminer cette émission, j'ai invité un homme qui est à 100 000 lieux de vous et à 100 000 lieux des hommes politiques en général. Tout le monde le connaît. Il fête ses 8 ans d'Ushuaia qui passe le samedi soir sur TF1, comme tout le monde sait. Vous avez l'habitude de le voir sur les volcans, sur la banquise, au milieu des requins. Il a voulu parler de tout cela, de la planète, de la nature, dans un livre qui s'appelle « Questions de nature » publié chez Plon.

Nicolas Hulot, bonsoir.

M. Hulot : Bonsoir.

Mme Sinclair : Merci d'être à Paris et en studio, parce que c'est vrai que vous n'aimez que les grands espaces et la nature.

On vous voit toujours aux quatre coins de la planète et, dans votre livre, vous dites : « Moi j'aime autant la forêt de Rambouillet que les requins de Polynésie ». C'est vrai ou c'est une coquetterie ?

M. Hulot : Mais non, ce n'est pas une coquetterie. Je pense que la sensibilité s'élargit à mesure qu'on l'exerce, c'est-à-dire qu'il y a des choses que je ne voyais pas autrefois – peut-être, par exemple, la forêt de Rambouillet –, et le regard et les sens sont des choses qui ont tendance à s'engourdir si on ne le met pas à l'épreuve.

C'est ce que je dis dans mon livre : « Il a peut-être fallu le choc de grands espaces, comme le Kamango, l'Arctique, pour, aujourd'hui, avoir un regard plus attentif à des choses beaucoup plus proches de nous ».

Mme Sinclair : Qu'avez-vous voulue raconté dans ce livre ? Votre amour de la nature sauvage, votre refus de la ville, de la ville de cette fin de 20e siècle, que vous n'aimez guère ?

M. Hulot : Je suis plus nuancé que cela. Ce n'est pas un refus de la société. Je ne fais pas partie de ces…

Mme Sinclair : … sur la ville, vous êtes très sévère !

M. Hulot : … je suis assez sévère parce que je trouve que cet univers social n'est plus à la mesure de l'homme. Je pense que l'on est passé en presque 40 ou 50 ans du « tout rural » au « tout citadin ». Ce n'est pas sans effet.

J'essaie, avec la distance qui est la mienne et qui vaut ce qu'elle vaut, d'avoir le regard sur la vie des citadins. C'est vrai que, de temps en temps, même dans une ville comme Paris, mais avec peut-être un peu plus de sévérité sur des grandes mégalopoles, comme j'ai eu la chance peut-être d'en voir, je cite par exemple une ville comme La Paz. Je suis allé à plusieurs reprises en Bolivie, sur l'Altiplano. Autrefois, il y a quelques années, l'Altiplano était une succession de petites communautés où les gens vivaient à leur rythme, riches de leur savoir transmis d'une manière orale. Et puis il y a eu la fascination des grandes mégapoles. Et aujourd'hui elles ne peuvent plus répondre aux problèmes de société.

Je crois que, là aussi, j'ai bien conscience que j'ai une grande chance, que la distance que je peux prendre avec la ville, c'est un privilège que j'ai su peut-être saisir au bon moment…

Mme Sinclair : … quand vous dites : « Vivre au rythme et dans l'espoir du week-end est une aberration qui limite l'existence à ces deux seules journées »… J'ai envie de dire : « Il y en a qui ne peuvent pas faire autrement ! ».

M. Hulot : Oui et non : je ne suis pas convaincu qu'il faille toujours se résigner à une forme de fatalité…

Mme Sinclair : … Raymond Barre opine, là.

M. Hulot : … je parle beaucoup dans ce livre de la nécessité, de temps en temps, de se rebeller un peu. Parce que je pense qu'il y a des gens, effectivement, qui, à un moment ou à un autre, n'ont plus le choix. Mais je pense aussi que, pour beaucoup, dans notre vie, il y a un moment où l'on a encore le choix, et que la rébellion nécessite de temps en temps un petit peu de courage et beaucoup de solitude.

Mme Sinclair : Vous dites : la sagesse, l'équilibre, vous les trouvez dans la nature. À vous lire, on a l'impression que vous le trouvez davantage dans la nature que dans les hommes ?

M. Hulot : Oui, il faut faire attention aussi de ne pas donner le sentiment que d'aimer la nature, c'est ignorer les hommes. Je crois, au contraire, que c'est « de replacer l'homme à sa juste dimension ». Je pense que la nature a su m'enseigner des choses que, peut-être, j'ai eu plus de mal à discerner chez les hommes. Elle m'a rarement déçu. C'est moi qui me suis trompé en général.

Mme Sinclair : Les Japonais, cette semaine, que croyez-vous qu'ils pensent de la nature ?

M. Hulot : Je pense qu'ils ont peut-être pris un peu brutalement conscience de la dimension de l'homme sur notre planète. Je cite une petite phrase de Théodore Monod dans mon livre qui dit toujours en parlant de l'homme : « Nous, pucerons de l'univers ». Je crains que ce soubresaut tragique et dramatique replace l'homme à sa juste dimension et que, de temps en temps, il faut avoir un peu plus d'humilité, justement, ne serait-ce que par rapport aux caprices de la nature.

Mme Sinclair : Je voudrais vous faire dire un mot d'écologie parce que c'est, aujourd'hui, devenu un combat : vous sentez-vous écolo ? Et que pensez-vous des écologistes professionnels qui vont se présenter à l'élection présidentielle ? Pour l'instant, ils sont trois : Dominique Voynet, Brice Lalonde, Antoine Waechter ?

M. Hulot : Si être écologiste, c'est préférer le sort des animaux à fourrure au mieux-être de l'homme, non.

Si l'écologie, c'est une recherche d'équilibre, c'est de retrouver la nuance, d'en finir avec les outrances et les abus, et de replacer un peu d'équilibre dans les réflexions et dans les pensées, oui.

Mme Sinclair : Vous voteriez pour eux ?

M. Hulot : Non. Je ne pense pas que je voterai pour eux, parce qu'ils manquent un petit peu de maturité. Ils ont un peu ghettoïsé le discours écologiste. Ils donnent une image un petit peu triste. Moi, j'espère que l'écologie, c'est aussi un sourire sur la vie politique, et ce n'est pas toujours le cas. Il y en a qui me sont très sympathiques. Parce que, en plus, les écologistes, il faut leur reconnaître cela, ont su à des moments très difficiles forcer le regard vers des choses essentielles.

Vous savez aujourd'hui quand on relit des gens comme René Dubos ou même des gens comme Dumont qui ont fait le sourire, ils ont dit des choses extraordinaires – je voudrais juste dire une phrase de René Dubos, il a dit : « Il faut savoir penser globalement et agir localement ». Je pense que c'est une phrase d'actualité.

Mme Sinclair : Raymond Barre, vous regardez Ushuaia ?

M. Barre : Oui, je voudrais dire à Monsieur Hulot que j'aime beaucoup Ushuaia, que j'ai lu avec le plus grand intérêt son livre… « Les Balbuzards », j'ai admiré votre séquence sur…

Mme Sinclair : … pour ceux qui n'ont pas regardé, c'est le numéro d'Ushuaia.

M. Barre : Et également le requin-baleine dont vous rapportez des exploits dans votre livre.

Et puis je dois vous dire que ce qui m'a aussi beaucoup touché, c'est que vous êtes Baudelairien, et que sur ce point j'ai noté les deux vers qui vous caractérisent au mieux et qui sont de Baudelaire : « Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse s'élancer vers les champs lumineux et sereins »… croyez-moi, quand on est en politique on aspire aux champs lumineux et sereins.

Mme Sinclair : Vous avez écouté Raymond Barre, vous tenez-vous informé sur la vie politique ? Vous n'êtes jamais là, mais vous connaissez quand même les enjeux, vous savez qui occupe le champ politique, comment faites-vous votre jugement sur les hommes politiques ?

M. Hulot : À notre niveau, on ne connaît pas tout. Je ne fais pas partie des gens qui disent : les hommes politiques sont tous des pourris. J'essaie quand même d'avoir des jugements plus nuancés – d'abord je pense que cela ne ferait pas avancer les choses – … il se trouve qu'individuellement, notamment dans les activités que je mène en faveur de l'environnement et de la Fondation que j'ai créée, j'ai rencontré des hommes politiques dont certains m'ont paru des gens assez passionnants.

J'ai plus de suspicion à l'égard des partis, préférant – comme dit Victor Hugo – la conscience à la consigne. Mais dans la Fondation – je ne veux pas avoir l'air de soutenir qui que ce soit –, il y a des gens qui agissent et il y a un homme, par exemple Jacques Chirac qui est un homme qui nous a beaucoup aidés.

Au niveau des hommes, à gauche comme à droite, j'ai rencontré des gens fascinants.

Au niveau des partis, je pense qu'il y a un grand coup de karcher à donner.

Mme Sinclair : Raymond Barre, voilà le point d'orgue donné sur les partis politiques…

M. Barre : Non, non. Je ne veux pas profiter des propos de Monsieur Hulot.

Mme Sinclair : Nicolas Hulot, merci, Raymond Barre, merci d'être venus ce soir, et nous attendrons février pour connaître vos intentions définitives en ce qui concerne la Présidentielle.

François Léotard sera mon invité dimanche prochain au lendemain du soutien que le PR apportera sans doute à Édouard Balladur.

Dans un instant, le journal de 20 heures de Claire Chazal qui reçoit le Père di Falco et qui reçoit aussi Lionel Jospin qui est candidat à la candidature au Parti Socialiste.

Merci à tous. Bonsoir.