Texte intégral
France Inter : 15 août 1994
Débarquement de Provence/débarquement de Normandie
Q. : Comment expliquez-vous que l'histoire du débarquement en Provence air été aussi peu mise en valeur. Alors certes, il n'a pas l'ampleur du débarquement en Normandie mais proportionnellement, la part qu'y prirent les soldats français fut plus grande. Ce sont des raisons historiques ou un manque de pédagogie ?
R. : Je crois qu'il y a eu plusieurs choses. D'une part, l'ampleur du débarquement en Normandie a éclipsé d'une certaine manière celui de Provence, d'autre part celui de Provence c'est vraiment le retour de la France et cela, cela n'était pas souhaité par tout le monde. Le retour de la France sur la scène stratégique, c'est un choix français en grande partie contre Churchill, par exemple ; c'est un choix militaire, c'était la volonté du général de Gaulle de faire participer les forces de l'Empire, les forces de l'ancien Empire français et c'est une volonté politique de redonner à la France un rôle dans le concert des nations. Et donc beaucoup de gens ont été gênés par cette volonté, cet acharnement du général de Gaulle et des militaires français, je pense au maréchal de Lattre de Tassigny, à exister. Il y a là quelque chose de très important à mon sens comme message pour aujourd'hui. Le débarquement en Provence, c'est le retour de la France dans la grande bataille qu'il va mener jusqu'à la perte de l'Allemagne, jusqu'à la chute du régime hitlérien.
Q. : Vous voulez dire que les Alliés avaient intérêt peut-être à étouffer un peu ces faits glorieux.
R. : Les Français gênaient. Qui doute aujourd'hui que le général de Gaulle gênait ? Et l'emprise anglo-américaine sur l'ensemble des opérations militaires était considérable. Et là, ce qui je crois peut intéresser les Français, c'est le retour d'une volonté à la fois militaire et politique qui fait que la France entend jouer son rôle et pèse sur le destin du conflit, du dernier conflit mondial.
Débarquement (symbolique)
Q. : Alors justement, vous avez souhaité faire de la pédagogie autour de la commémoration de cet événement en insistant sur le contexte non seulement de la renaissance de l'année française mais aussi de la défaire. Quel est le message que vous voulez faire passer ?
R. : D'abord, pour qu'il y ait eu libération, il fallait qu'il y ait des faits, l'occupation. Je ne dis pas que c'était nécessaire, je dis qu'il faut bien que les Français se souviennent qu'ils ont été battus en juin 1940 et que cela a été une affreuse humiliation. Un pays tout entier sur les routes, un pays déboussolé, un pays battu. Et cela il faut s'en souvenir, parce qu'un pays peut être battu. Une nation peut disparaître. Et je crois que le message pour les jeunes d'aujourd'hui, c'est qu'on pouvait être battu. Ensuite il y a des gens qui lèvent la tête, qui disent non, qui continuent à se battre et il y a des gens qui disent : « La liberté c'est plus important que la vie. » Alors je crois que cela, il faut le dire aux Français d'aujourd'hui. C'est un message formidable parce que vous avez des gens dans les maquis, dans la Résistance, dans les forces françaises à Londres puis en Afrique qui ont dit : « Nous n'acceptons pas cette défaite ». Et je crois que la symbolique de ce débarquement, c'est le refus.
Politique étrangère française
Q. : Il n'en reste pas moins, que des décennies après, l'image de l'armée était détériorée et qu'il y avait toujours cette antienne qui traînait : toujours en retard d'une guerre, etc. Est-ce que vous croyez que cela ne se dit plus aujourd'hui, est-ce que c'est vraiment effacé ?
R. : Je crois que cela ne se dit plus pour toutes sortes de raisons : d'abord, parce que les armées françaises ont su formidablement s'adapter et vous le voyez aujourd'hui, nous sommes présents dans de très nombreuses crises qui sont, je mets tous les guillemets nécessaires, des crises « modernes », des crises d'aujourd'hui hélas marquées par la faim, la pauvreté, par le désordre international. Et les Français sont là et ils sont là les premiers, ils sont là toujours. Que ce soit au Rwanda, que ce soit en Bosnie, que ce soit dans d'autres régions du monde, ils sont présents. Ils sont présents avec leur jeunesse, avec des moyens humains qui sont formidables, avec une générosité et je crois qu'on ne peut plus dire cela et d'ailleurs, plus personne ne le dit.
Q. : Mais ils sont parfois même un peu trop présents, un peu trop « cocorico » et presque à la limite de leurs moyens, non ?
R. : Bien sûr, si j'étais seul à le dire, je me méfierais moi-même. Mais tous les étrangers nous disent qu'aucun pays européen n'aurait été capable de faire ce que nous avons fait au Rwanda, aucun. Qui aujourd'hui continue à enterrer les morts au Rwanda ? Seuls, les Français. Plus personne, personne d'autre ne le fait. Et je crois qu'il faut bien dire cela. Ce n'est pas simplement le ministre de la défense qui dit cela, pour ces soldats, ce serait effectivement limité, ce sont les étrangers qui regardent le France et qui disent : « C'est vrai que vous êtes généreux, c'est vrai que vous êtes compétents, c'est vrai que vous savez faire un certain nombre de choses ». Et je crois qu'il faut, là aussi, le dire à nos compatriotes et à nos jeunes compatriotes. Je gère chaque année 250 000 jeunes Français et je peux vous dire qu'ils sont formidables. Il ne faut pas douter de notre jeunesse. Ceux qui sont actuellement en Bosnie, ce sont pour 40 % des jeunes appelés et ils sont formidables. Et donc, je crois que l'armée est le lieu d'une, comment dire, ... d'un regard sur la nation, qui est un beau regard et il ne faut pas du tout désespérer de la jeunesse française.
Q. : François Léotard, le Premier ministre a confirmé hier deux informations : d'une part, que nous partirions bien dimanche prochain du Rwanda et d'autre part, que si les Américains voulaient lever l'embargo sur les armes en Bosnie, eh bien les Casques bleus français n'avaient plus qu'à partir. Entre le dire et pouvoir le faire, il y a quelquefois une marge. Pensez-vous que dans l'un et l'autre cas, ce sera tout simplement possible ?
Retrait des troupes françaises (Rwanda)
R. : Vous savez, dans les opérations militaires, il est toujours plus facile d'arriver que de partir, c'est une banalité que de dire cela. Nous sommes devant cette date du 22 août au Rwanda, nous la respecterons. C'est une date internationale, je le rappelle, ce n'est pas la date de la France. C'est la date du conseil de sécurité donnant mandat à la France d'intervenir au Rwanda. Nous la respectons.
Retrait des Casques bleus français
Pour ce qui concerne la Bosnie, nous sommes une force de paix. Comment voulez-vous qu'une force de paix reste sur un terrain qui est alimenté en armes de toute part, alors qu'elle n'a pas elle-même cette force ni les outils militaires qui lui permettraient d'accomplir sa mission au milieu de belligérants décidés ou désireux de poursuivre la guerre. Et donc là aussi en Bosnie, si jamais il y avait, soit d'une façon unilatérale par les États-Unis d'Amérique, et c'est en train de se faire, soit d'une façon internationale à travers une résolution du conseil de sécurité, une levée de l'embargo sur les armes à destination des Bosniaques, eh bien les Français et je peux le dire, les autres Européens, les Britanniques, les Espagnols, par exemple, avec nous sur le terrain, partiraient. Il faut bien que cela soit clair, parce que ceux qui veulent aujourd'hui lever cet embargo, sous-estiment le risque qu'ils vont faire peser sur la FORPRONU, c'est-à-dire sur les soldats de l'ONU, et sur les conséquences qui seraient tirées par nous-mêmes de cette levée de l'embargo. Nous partirions, il faut bien qu'ils le sachent. J'irai moi-même le dire à Washington et il ne faudra pas qu'il y ait de doutes là-dessus, nous ne resterions pas dans cette hypothèse.
Q. : Cela ne fait-il pas un bout de temps que les Américains livrent des armes aux Bosniaques ?
R. : Je ne crois pas qu'on puisse le dire de cette manière.
RMC , le 15 août 1995
Débarquement de Provence/débarquement de Normandie
Q. : Nous sommes sur la base aéronavale de Hyères avec M. le ministre. Merci d'avoir répondu à notre invitation. Je voudrais vous poser d'abord une question sur ces commémorations du débarquement. On a remarqué que finalement le débarquement de Provence, qui est le débarquement français, est peut-être celui qui est le moins connu des Français, et surtout des jeunes français. Je voudrais poser cette question au ministre de la défense et à l'élu de Provence.
R. : Oui, je regrette cette situation que vous décrivez très justement malheureusement parce que le débarquement de Normandie je crois, par son ampleur, a éclipsé celui de Provence. Il a été certainement, à travers beaucoup de films et de récits, mieux connu pour toutes sortes de raisons et c'est vrai qu'il a été décisif. Mais celui de Provence est intéressant à deux titres au moins : d'abord c'est aux trois quarts des Français qui ont débarqué, ce qui n'était pas le cas bien entendu en Normandie, et ce sont des forces qui venaient de Corse, d'Italie, de Tunisie, qui avant avaient fait des batailles considérables, très belles, très dures et qui avaient emporté la décision. Et la deuxième raison, qui fait que c'est un débarquement important, c'est l'Empire, c'est-à-dire c'est à la fois l'Afrique Noire, l'Afrique du Nord, le Pacifique, l'océan Indien, les Antilles, le Vietnam, c'est-à-dire en fait ce qui était à l'époque le territoire de la République. Et je crois qu'il y a là quelque chose de très important à souligner aujourd'hui, à la fois pour remercier ces anciens de toutes confessions, de toutes races, et en même temps pour se souvenir que les Français eux aussi ont contribué puissamment à leur liberté.
Retrait des troupes françaises (Rwanda)
Q. : Je voudrais qu'on parle un petit peu du Rwanda. Édouard Balladur a dit que la France n'avait pas l'intention de prolonger le délai au-delà du 22 août. Est-ce que cela veut dire que dès lundi prochain, il n'y aura plus aucun soldat de l'opération « Turquoise » en zone humanitaire sûre.
R. : Mais pour qu'il y en ait, il faudrait qu'il y ait un débat, puis un vote au conseil de sécurité. Nous n'y sommes que parce qu'il y a un mandat de l'Organisation des Nations Unies. Que signifierait la présence de soldats français dans un pays étranger contre l'avis et la volonté du gouvernement de ce pays et sans mandat international ? En passant, cela ne nous est jamais arrivé d'ailleurs. Donc, il faudrait que ces conditions-là fussent réunies, si nous voulions rester. Alors, nous avons fixé cette date, quand je dis nous, la communauté internationale a fixé cette date du 21 août au soir, et nous la respectons. Voilà la situation. Il n'y a pas actuellement ni mandat de l'ONU nous permettant de rester un jour de plus, ni volonté du gouvernement de Kigali de nous accepter sur son territoire, c'est le territoire d'un pays étranger avec un gouvernement.
Europe/Rwanda
Q. : Est-ce que vous partagez le sentiment d'Édouard Balladur quand il dit : « L'Europe n'a pas fait suffisamment la preuve de son existence et de son efficacité » sur ce dossier ?
R. : Je partage la déception de beaucoup d'Européens convaincus comme le Premier ministre, comme c'est le cas du Premier ministre. Car nous avons bien sûr été les premiers, vous le savez, dans un flot de critiques d'ailleurs considérable. Nous avons agi avec une rapidité qu'aucun autre pays européen n'est en mesure de démontrer, avec une projection de 8 500 hommes à plus de 8 000 kilomètres de notre territoire national. C'est donc quelque chose de très fort pour nous. Et malheureusement après, ni sur le plan politique, ni sur le plan humanitaire, ni hélas sur le plan militaire, nous n'avons été suivis. Je le regrette. Je le regrette, je crois que c'est un avertissement pour l'Europe. Si elle n'est pas en mesure demain d'assurer soit des actions de cette nature, l'humanitaire, soit des actions de maintien de la paix, soit tout simplement des actions de type militaire, si c'était son intérêt ou ses besoins, eh bien alors elle perdrait une grande part de son identité et de sa réalité. Et c'est dommage. Il faut bien que les rôles des Européens en soient conscients, il n'y a pas de continent comme le nôtre qui essaye de s'organiser sur le plan économique et politique qui ne puisse s'organiser en même temps sur le plan militaire, sinon ce serait un échec.